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Feu le Haut-Karabakh : le bal des hypocrites

Le nombre d’habitants du Haut-Karabakh qui quittent cette enclave (qui s’était autoproclamée autonome en 1991, au moment de la chute de l’URSS, peuplée d’Arméniens mais située sur le territoire de l’Azerbaïdjan) aurait déjà atteint 68 000 le 28 septembre1 sur une population de 120 000 personnes. Un exode dans la panique et le désespoir, de personnes et familles partis pour beaucoup sans rien. Une immense file de véhicules s’allonge depuis bientôt dix jours (certains sont restés six jours dans leur voiture) sur cette unique route dite du « corridor de Latchine » qui relie le Haut-Karabakh et sa capitale Stepanakert à la ville de Goris en Arménie. Là, les arrivants sont « triés » : ceux qui ont des proches en Arménie qui peuvent les accueillir, ceux qui sont orientés vers des campements de fortune.

Pour ne rien arranger, l’explosion d’un dépôt de carburant sur la route (quelle est son origine ?) a fait plus de deux cents morts ou blessés. À coup sûr, c’est la phase terminale de ce Haut-Karabakh (ou Artsakh selon l’appellation arménienne) en tant que territoire autonome, avec ses institutions dites « autoproclamées » car jamais reconnues internationalement, même pas par l’Arménie. Situation on ne peut plus précaire depuis plus de trente ans.

Après une offensive militaire éclair de l’armée azerbaïdjanaise, les 18 et 19 septembre derniers, qui a fait quelques centaines de morts et blessés arméniens, les dirigeants de l’enclave séparatiste ont officialisé leur capitulation. Dès le 20 septembre, ils ont signé avec les autorités azerbaïdjanaises un accord de cessez-le-feu et de dépôt des armes, à voir encore sous quelles modalités et quel contrôle. De son côté, le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, accusé d’avoir trahi l’Artsakh par quelques milliers de manifestants rassemblés à deux reprises devant le siège du gouvernement à Erevan, s’en défend en rejetant la responsabilité sur les dirigeants de l’enclave. Le jeudi 28 septembre, le président de la République autoproclamée, Samvel Shahramanian, signait un décret de dissolution de « toutes les institutions et organisations étatiques » de la République (d’ici le 1er janvier 2024). Le même décret évoque également l’accord conclu entre les forces militaires russes dite de « maintien de la paix » et le gouvernement azerbaïdjanais, pour assurer aux habitants du Haut-Karabakh « un passage libre, volontaire et sans entrave »… Le dictateur d’Azerbaïdjan, après avoir déclaré en 2020 qu’il chasserait les Arméniens « comme des chiens », s’engage aujourd’hui à réintégrer pacifiquement « les habitants du Haut-Karabakh, quelle que soit leur ethnie [qui] sont des citoyens de l’Azerbaïdjan ». Ceux qui fuient ne semblent pas en être convaincus.

Encore une fois, une question nationale se règle sur le mode propre au système capitaliste et aux rivalités ou complicités qu’il nourrit entre grandes puissances : par le nettoyage ethnique, par le déracinement brutal de populations sous pression guerrière et par des cessez-le-feu qui n’éteignent pas les problèmes, mais sont au contraire le cadre de nouveaux drames. Mourir pour le Karabakh ou l’Artsakh ? Même si ce n’est jamais eux qui en meurent, ni l’UE (dont Macron, bien qu’il s’égosille en défense des Arméniens), ni les USA, ni la Russie n’en ont eu la moindre intention. Pour la circonstance, tous convergent vers le même déni des intérêts d’un petit peuple, au nom de leurs propres intérêts supérieurs.

Le bal des hypocrites, dirigeants de l’UE en tête

C’est en réalité le bal des hypocrites, à commencer par les dirigeants de l’UE. Que ne feraient-ils pas pour des barils de pétrole ! Toutes et tous ont eu, en direction des dirigeants arméniens, leurs petites phrases de condoléances sur feu l’Artsakh-Karabakh, et ont gentiment demandé à Aliev, le dirigeant azerbaïdjanais, d’être respectueux des intérêts des habitants de l’enclave. « Le gouvernement de Bakou doit immédiatement mettre fin aux attaques et revenir à la diplomatie pour trouver une solution pacifique », a twitté Olaf Scholz. Macron a téléphoné dans le même sens à Pachinian. Ce sont pourtant eux, ces dirigeants de l’UE, qui dès l’été 2022 ont donné à leur façon et en toute conscience le coup de grâce à l’enclave séparatiste arménienne – déjà bien affaiblie par la défaite de 2020 qui l’avait amputée d’une partie de son territoire et, surtout, de sept districts limitrophes de l’Azerbaïdjan que l’Arménie avait occupés à la suite de la victoire de 1994… en les vidant à l’époque du gros de leur population azérie.

Le 18 juillet 2022, cinq mois après le déclenchement de la guerre en Ukraine et la pénurie d’hydrocarbures russes pour l’Europe induite par les sanctions, la dirigeante de la commission européenne, Ursula von der Leyen, faisait un voyage à Bakou qui se concluait par la signature, entre l’UE et l’Azerbaïdjan d’un « nouvel accord global » visant à « renforcer la coopération dans un large éventail de domaines, notamment la diversification économique, les investissements et le commerce ». Une petite mention était faite de « l’importance des droits de l’homme et de l’état de droit »… dont tout ce beau monde savait combien ils étaient piétinés dans l’Azerbaïdjan d’Aliev – contre sa propre population et pas seulement contre la République autoproclamée d’Artsakh ! Un voyage ressemblant étrangement à ceux de Biden comme de Macron (dans le même temps et pour les mêmes raisons) auprès du dictateur d’Arabie saoudite, un assassin de journaliste ré-adoubé du fait de son pouvoir de jouer sur les quantités et les prix du pétrole et du gaz !

Aucun de ces responsables européens ne pouvait ignorer qu’il en allait du sort du Haut-Karabakh, dans le contexte de son affaiblissement au sortir de la guerre de 2020. Une tribune était publiée dans Le Monde, le 29 juillet 2022, signée par une cinquantaine d’élus PS, PC, LFI, Verts et LR, qui dénonçait le fait qu’un accord avec Bakou n’aurait pas pour seul effet de substituer à la dépendance au gaz russe celle au gaz azerbaïdjanais, mais renforcerait le régime dictatorial d’Ilham Aliev… On pouvait y lire :

« …Outre que cette initiative poursuit la course effrénée vers l’exploitation des ressources de notre planète, cet acte place l’Union européenne en situation d’une nouvelle dépendance envers un État aux aspirations belliqueuses. C’est peu dire que cette annonce glace d’effroi quiconque connaît l’utilisation faite par la dictature à la tête de l’Azerbaïdjan des produits de la rente gazière. Elle entretient non seulement la même caste depuis plus de trente ans à la tête d’un régime qui s’adonne à toutes les exactions possibles et imaginables en matière de droits humains, mais participe également à la course frénétique pour les financements en matière d’armements qui exterminent les Arméniens dans le Haut-Karabakh ou dans la république d’Arménie. »

Ces notables de partis institutionnels voyaient très bien le coup de grâce porté au Karabakh (pour avoir cautionné eux-mêmes des coups tordus de la diplomatie française !). Oui, l’UE participait très consciemment à l’enterrement de l’enclave du Haut-Karabakh.

Quelques mois après, en décembre 2022, c’était le début du blocus de neuf mois du corridor de Latchine (seule voie terrestre reliant le Haut-Karabakh à l’Arménie) ; puis le 19 septembre 2023, la toute dernière offensive guerrière éclair de l’Azerbaïdjan. Et maintenant, pour les habitants de feu l’enclave, la valise ou le cercueil !

Complicité entre « ennemis » sur le dos d’un peuple

Poutine et la Turquie (elle, membre de l’Otan) s’étaient en réalité et de leur côté mis d’accord pour mettre un terme en 2020 à la deuxième guerre meurtrière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabakh, par un cessez-le-feu défavorable à l’Arménie, correspondant au rapport de force sur le terrain. Depuis la première guerre de 1988-1994, dans la foulée de la chute de l’URSS et des proclamations d’indépendance de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, qui avait vu l’Arménie élargir sa zone d’influence sur sept districts autour du Haut-Karabakh, le rapport de force avait changé. Non seulement du fait des évolutions des deux pays, l’un comptant en 2020 trois millions d’habitants (en baisse, du fait d’une forte émigration liée à la misère), l’autre en comptant dix millions ; peu de richesses d’un côté, une manne pétrolière de l’autre ; une armée faible d’un côté, bien plus nombreuse et moderne de l’autre. La différence venait aussi à l’époque du net soutien de la Russie à l’Arménie, face à l’interventionnisme turc dans la région. Mais le vent international aussi avait changé. En 2020, une nouvelle alliance s’est nouée entre la Russie et la Turquie, avec ses hauts et ses bas, ses « je t’aime, moi non plus » entre Poutine et Erdoğan, deux dictateurs à prétention commune de décider du sort des peuples de la vaste région du Caucase, depuis longtemps soumise aux relents d’hydrocarbures. À prétention commune aussi (renforcée depuis l’invasion russe de l’Ukraine) d’apparaître comme champions de l’anti-impérialisme occidental (dont américain), et de s’imposer comme puissances régionales voire mondiales en direction de la Chine, l’Inde ou des États d’Afrique. La relation capricieuse entre la Russie et la Turquie s’est largement nourrie du contexte de la guerre en Ukraine. Quant aux USA, eux aussi tentent de placer quelques pions en Arménie. Ils y ont leurs antennes depuis longtemps – de même qu’en Azerbaïdjan – et louvoient avec les intérêts quelque peu opposés de la Turquie pourtant avec eux dans l’Otan. Eux comme la Russie, agissent en « parrains » de peuples dont l’intérêt est le cadet de leurs soucis. Sans omettre que tous les dirigeants des grandes puissances occidentales, surtout à la veille d’élections, tiennent à flatter les diasporas arméniennes.

En 2020, à la suite d’une guerre meurtrière de quarante jours dans le Haut-Karabakh qui a fait des dizaines de milliers de morts, les deux prétendants à la domination de la zone, Russie et Turquie, ont dansé un genre de pas de deux… La Turquie s’était imposée par son soutien militaire à l’Azerbaïdjan (à l’aide de drones mais aussi de miliciens recrutés en Syrie). La Russie était réputée défendre le camp arménien mais non sans afficher de bonnes relations avec l’Azerbaïdjan auquel elle vendait aussi des armes, et elle s’était posée en faiseuse de paix. Poutine artisan du cessez-le-feu du 9 novembre 2020. Mais à quel prix ? En faveur de qui ? La Russie obtenait de grossir ses effectifs militaires aux marges du Karabakh (près de 2000 soldats russes censés « surveiller » les bonnes relations entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie). Les termes du cessez-le-feu illustraient de fait la connivence des protagonistes russes et turcs. Deux gendarmes pour une même région. Toutes les faveurs de la Russie n’allaient pas à cette petite Arménie, enclavée et sans richesse à monnayer si ce n’est sa main-d’œuvre émigrée en Russie, dont le nouveau président, Nikol Pachinian (chassant son prédécesseur « pro-russe »), était arrivé au pouvoir en 2018 sur une de ces « révolutions de couleur » détestées par Poutine. Par ce cessez-le-feu de 2020, la Russie sauvait l’Arménie d’une débâcle militaire, mais la soutenait comme la corde soutient le pendu. L’armée russe, présente entre autres le long du corridor de Latchine et chargée d’y veiller à la bonne circulation, n’a pas levé le petit doigt ces derniers mois pour lever le blocus et porter secours à une population littéralement affamée (ne l’ont pas fait non plus la quarantaine d’observateurs de l’UE dépêchés sur place depuis la fin de 2022, même pas pour permettre, comme le demandaient des humanitaires, que soient acheminées des denrées alimentaires et médicales basiques).

Pourquoi cet apparent lâchage russe ? Ce ne sont probablement pas les quelques déclarations récentes du dirigeant arménien Nikol Pachinian en direction des USA, leur prêtant allégeance par une soudaine posture de soutien à l’Ukraine, ou l’organisation par le ministère arménien de la défense de manœuvres militaires impliquant quelques dizaines de militaires américains (exercices auxquels des Arméniens ont déjà participé avec les USA et l’Otan), qui motivent la politique de Poutine. Bien hasardeux de dire, d’ailleurs, que la Russie lâcherait l’Arménie : des déclarations récentes du porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, indiquent le contraire. Les pro-russes ont une certaine influence politique en Arménie. Ils comptent parmi les opposants à Pachinian et critiquer ce dernier est une façon pour Poutine de masquer ses propres responsabilités dans le drame que vit la population arménienne. Il y a tout à parier que le régime de Poutine va chercher à garder les meilleures relations possibles, aussi bien avec l’Arménie qu’avec l’Azerbaïdjan. Proximité géographique, long passé commun, place de puissance régionale et intérêts présents obligent ! Invoquer par ailleurs la prétendue faiblesse de la Russie, du fait de son difficile engagement militaire en Ukraine, est discutable. Son invasion guerrière de l’Ukraine ne se solde pas par un fiasco. Sa ténacité face aux USA et à l’UE qui arment l’Ukraine (arment surtout les profits de leurs marchands de canon et de gaz) vaut à Poutine quelque réputation usurpée d’anti-impérialiste sur la scène politique mondiale. Il en est de même de sa politique dans l’affaire du Karabakh : une certaine entente existe, dans cette partie du monde, entre Russie, Turquie voire Iran qui s’est distanciée aussi de l’Arménie. Poutine tient certainement à préserver cet attelage opportuniste et précaire… peu importe à ces dictateurs le sort des populations de la région sur lesquelles ils règnent en sauvages.

Quelle solution pour les travailleurs et les peuples de ces régions ?

La vaste région du Caucase nord et sud, de la Turquie et de l’Iran sont de ces creusets de peuples aux histoires millénaires – aussi fantastiques que dramatiques. Mélanges détonants… auxquels se sont ajoutées à partir du XIXe siècle les rivalités entre impérialismes rivaux qui ont cherché à se retailler ces régions à l’aune de leurs rapports de force économiques et militaires. C’était le « grand jeu » où l’empire britannique, entre autres, a brillé ! Les découpages auxquels les bolcheviks eux-mêmes ont été contraints de souscrire, sous la pression de forces ennemies intérieures et extérieures puissantes entre 1917 et 1921, aux marges de l’ancien empire tsariste renversé (exemple de ces enclaves : arménienne du Haut-Karabakh laissée à l’Azerbaïdjan, ou majoritairement azérie du Nakhitchevan totalement séparée de l’Azerbaïdjan), laissaient en suspens bien des problèmes non résolus, sources d’éventuels nouveaux conflits, si l’ambitieuse entreprise des révolutionnaires russes, de faire basculer le monde vers une fédération de républiques soviétiques socialistes, échouait. La dictature de fer de Staline a étouffé les problèmes nationaux sans les résoudre. Bien au contraire, elle a fait à nouveau de ces régions périphériques de l’ancien empire tsariste une prison des peuples. D’où les explosions nationales à la chute de l’URSS, dont une partie des notables, ex-bureaucrates déjà au pouvoir ou proches de lui, ont profité pour tailler leurs fiefs. Ce fut le cas de Gaidar Aliev, ex-chef du KGB d’Azerbaïdjan, devenu président du pays en 1993, et dont le fils, président actuel, Ilham Aliev n’a fait que prendre la succession.

Et pourtant des populations de la planète, qui ont la chance d’habiter des régions où se mêlent une multitude de minorités d’origines, de langues, de cultures diverses, sont-elles condamnées aux guerres et aux « nettoyages ethniques » ? Cette diversité ne serait-elle pas une richesse ? Si, bien évidemment, mais l’exploitation capitaliste, la misère qu’elle engendre, les oppressions – dont les oppressions nationales – qu’elle encourage et renforce, font de cette richesse une malédiction. Décidément, urgence révolution !

Michelle Verdier, 29 septembre 2023


 

1 Décompte établi le 28 septembre, information de Nazéli Baghdasaryan, la porte-parole du Premier ministre arménien qu’on peut lire sur un site officiel arménien : https://www.armenews.com/spip.php?page=article&id_article=108281.


 

Pincé à la sortie !

L’Arménie proteste contre l’arrestation par les autorités d’Azerbaïdjan, au check-point de sortie du corridor de Latchine, et l’emprisonnement pour quatre mois de Ruben Vardanyan. C’est l’homme, né à Erevan en Arménie, qui a dirigé le gouvernement séparatiste de l’enclave du Haut-Karabakh entre novembre 2022 et février 2023, où il a démissionné sans cesser d’être présent. Homme politique mais surtout homme d’affaires dont la fortune personnelle s’élève à 1,2 milliard de dollars selon le classement Forbes 2023. Après des études d’économie à Moscou, il a travaillé pour une banque de Turin, puis pour Merrill Lynch à New-York au début des années 1990, puis pour l’Insead de Fontainebleau (Institut européen d’administration des affaires) en 2000, puis pour la Harvard Business School et quelques autres universités américaines, à partir de 2001. L’enclave du Haut-Karabakh était petite et pauvre, mais un de ses dirigeants était riche ! Ceci explique peut-être cela… Ce qui ne justifie pas son arrestation par des autorités azerbaïdjanaises aussi peu reluisantes.