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Tchad : amnistie contre portefeuille ministériel, l’alliance du dictateur en place et de son opposant



Le référendum constitutionnel au Tchad aurait été un succès : le oui l’emporte avec 86 % selon les résultats officiellement proclamés le 28 décembre dernier. Un référendum, c’est fait pour ça ! Les bureaux de vote étaient vides selon de nombreux témoignages, mais la participation officiellement annoncée est de 64 %. La Françafrique c’est comme ça ! Et même si cette Françafrique ne connait que des déboires depuis quelques années, au Mali et au Niger notamment, le Tchad de la dictature des Déby de père en fils reste fidèle à la tradition.

Plus étonnante en apparence est, dès le 1er janvier, la nomination par le dictateur en place, Mahamat Idriss Déby, de Succès Masra comme Premier ministre, alors que celui était présenté comme son principal opposant. La biographie de ce dernier éclaire en partie le mystère : Succès Masra ne sort pas des quartiers pauvres de N’Djamena, mais de la Banque africaine de développement, dont il était l’économiste en chef. Lorsqu’il a quitté ses fonctions pour fonder son parti, Les Transformateurs, en avril 2018, le journal Jeune Afrique écrivait de lui : « Ne dites pas à Succès Masra que certaines attitudes et ambitions vous rappellent chez lui un certain Emmanuel Macron. » Il préfère, poursuit le journal, se comparer à Nelson Mandela. Les 30 ans de prison en moins, les cossus bureaux de la banque à la place.

Les Déby, dictateurs de père en fils adoubés par Macron

En quittant la banque pour la politique, Succès Masra ambitionnait de se présenter à l’élection présidentielle de 2021. Mais patatras ! Un changement constitutionnel de dernière minute, concocté par Idriss Déby (le père) président depuis son coup d’État 30 ans plus tôt, autorisait le sortant à se représenter pour un sixième mandat et relevait l’âge minimum d’un candidat, au-dessus de l’âge de Masra à l’époque. La mort d’Idriss Déby, le 20 avril 2021, dix jours après sa réélection, changeait la donne : le général Mahamat Idriss Déby, fils du dictateur défunt, s’arrogeait tous les pouvoirs, à la tête d’un Comité militaire de transition (le CMT), et Macron se précipitait à N’Djamena pour enterrer le père et adouber le coup d’État du fils, alors que dans les quartiers populaires de la capitale tchadienne et d’autres villes, se succédaient les manifestations dénonçant le coup de force et conspuant le soutien de Macron et la mainmise de la France sur une partie des richesses du pays.

Ces manifestations rassemblaient la jeunesse des quartiers pauvres et tous ceux qui avaient participé à la vague de grève qu’avait connu le Tchad en 2017-2018. Même si le front d’opposition qui y appelait, nommé Wakit Tama (qu’on peut traduire par « l’heure est venue ») allait de la confédération syndicale UST (Union des syndicats du Tchad) et la Ligue tchadienne des droits de l’homme aux politiciens désireux d’assurer la relève d’un pouvoir impopulaire. Les Transformateurs de Succès Masra dans le lot. La répression de ces manifestants du printemps 2021 avait fait une dizaine de morts et des centaines d’arrestations.

Adoubé par Macron, le Comité militaire de transition s’engageait à redonner le pouvoir aux civils dans les 18 mois, et Mahamat Déby promettait de ne pas se présenter à la présidence. En octobre 2022 cette promesse passait aux oubliettes, en même temps que la période de transition prévue pour 18 mois était prolongée pour deux ans de plus par décret du CMT.

L’amnistie du massacre des manifestants contre un portefeuille de Premier ministre

La manifestation du 20 octobre 2022 qui a suivi l’annonce de la prolongation pour deux ans de la transition sous l’égide des militaires a été, bien plus que celles du printemps 2021, la manifestation surtout des partisans de Succès Masra, qui venait de refuser le poste de Premier ministre que déjà le CMT lui avait proposé. Ce 20 octobre 2022 l’armée et la police, tirant à balles réelles, ont fait plus de 200 morts (près de 300 selon certaines estimations) et 1000 à 2000 manifestants arrêtés, dont plus de 600 sont allés croupir dans la prison de Koro Toro en plein désert tchadien. Le héros du jour, Succès Masra, s’exilait au Cameroun puis quelques semaines plus tard aux États-Unis d’où il multipliait ses contacts et relations diplomatiques avec le gouvernement américain et les délégations de l’ONU, sans oublier la France.

Après un an d’exil, le 31 octobre 2023, sous l’égide du président congolais, Félix Tshisekedi, qui avait été nommé « facilitateur » pour le processus de transition au Tchad par ses pairs de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC), Succès Masra signait à Kinshasa un accord avec le pouvoir militaire tchadien : la close principale en était l’amnistie totale de tous les responsables de la tuerie du 20 octobre 2022, l’amnistie de la dictature de Mahamat Déby en échange du retour de Masra au Tchad.

« Que serais-je devenu sans vous et sans Dieu ?» clamait devant ses partisans Succès Masra à son retour au pays. Sans qu’on puisse précisément savoir de quel dieu il s’agit, les USA et la France se penchant tous deux, depuis la mort d’Idriss Déby, sur le processus de transition du pouvoir et prêchant les compromis politiques. Par crainte d’une déstabilisation du pays qui d’un côté fasse perdre à la Françafrique son pilier dans la région, de l’autre perturbe l’exploitation des ressources pétrolières passées, sous le nez de la France, entre les mains des trusts pétroliers américains.

La nomination de Succès Masra au poste de Premier ministre parachève l’accord signé à Kinshasa.

Règlement de compte entre clans rivaux ou luttes sociales ?

Un État unitaire, contre l’instauration d’une république fédérale, tel était officiellement le thème du référendum constitutionnel qui vient d’avoir lieu : une simple façon pour Idris Déby de régler leur compte à une autre partie de ses concurrents, notables régionaux qui voyaient dans l’instauration d’un fédéralisme un moyen au moins de s’assurer une partie du pouvoir dans leurs régions respectives. Après être resté quelques semaines neutre entre les deux clans, Succès Masra s’était, sur ce terrain aussi, rallié à Déby.

L’électeur n’avait de toute façon pas le choix. C’était juste le projet de Déby : oui ou non. Et surtout les couches populaires n’avaient aucun intérêt à prendre parti dans cette affaire, malgré l’insistance de notables qui faisaient appel à leur communauté régionale, ethnique ou religieuse pour voter non. « 664inscrits, 56 votants : Non = 40, oui = 13, Nul = 3 ; 450 inscrits, 47 votants : Non = 10, oui = 37, Nul = 0 ; 444 inscrits, 76 votants : Non = 17, oui = 55, Nul = 4 ; etc. Tels sont quelques résultats sortis des bureaux de vote non loin du Marché central », écrit le journal N’Djamena Hebdo.

Le monde du travail a d’autres chats à fouetter. C’est sur un tout autre terrain, le sien, celui des luttes, qu’il s’est manifesté ces dernières années.

Car le Tchad, jadis essentiellement agricole, pays du coton et d’un peu d’industrie textile qui va avec, a beaucoup changé depuis la découverte et mise en exploitation, en 2003, de ressources pétrolières. La capitale a vu pousser les immeubles d’affaires, hôtels avec piscines et quelques quartiers résidentiels réservés à la riche bourgeoisie, aux hommes d’affaires ou techniciens étrangers et aux ambassades, qui contrastent avec les quartiers populaires. Mais la classe ouvrière elle aussi s’est étoffée.

Et les grèves se sont multipliées ces dernières années, à commencer par la longue grève de la fonction publique de 2017-2018 pour exiger le règlement des salaires impayés depuis des mois. Ce fut à l’époque le gouvernement français qui sauva la mise d’Idriss Déby en lui accordant un prêt permettant de verser aux fonctionnaires les payes qu’ils revendiquaient. Les fonctionnaires, enseignants ou personnel hospitalier ne sont pas les seuls : en 2021 c’étaient les ouvriers de la compagnie industrielle Coton Tchad qui faisaient grève pour les salaires et conditions de travail, puis à nouveau à l’été 2022 alors que la direction prévoyait de bloquer les salaires et supprimer les primes sous prétexte d’une baisse d’activité de la compagnie. Y compris sur le terrain directement politique, c’est pour exiger la libération de militants emprisonnés à la suite d’une manifestation contre le soutien de la France à la dictature tchadienne, en mai 2022, que les syndicats de l’UST appelaient à une journée de grève générale.

Devenu chef du gouvernement, Succès Masra vient d’annoncer, le 2 janvier, qu’il entend négocier avec le syndicat pour tenter d’arrêter la grève des enseignants en cours, en cherchant un compromis tenant en compte, promet-il, de « leurs revendications légitimes ». On verra ce qu’il en sera. Mais contre la misère dans ce pays devenu aujourd’hui riche de ses ressources pétrolières, contre la dictature, affublée ou pas d’un Premier ministre « démocrate », représentant du monde de la finance et soutenue par Macron, les travailleurs du Tchad n’ont pas fini d’en découdre.

Olivier Belin