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Anatomie d’une chute, film de Justine Triet

Une fin d’hiver encore enneigée, dans la vallée de la Maurienne, près de Grenoble. Daniel, un enfant malvoyant de 11 ans, se promène avec son chien. À son retour, il découvre le corps sans vie de son père Samuel, défenestré, au pied de son chalet de montagne, où la famille a emménagé après avoir vécu à Londres. Au vu des circonstances de la découverte du corps, les enquêteurs hésitent entre l’hypothèse du suicide et celle du meurtre. C’est bientôt la mère de famille, Sandra, présente lors du drame, qui est inculpée et interrogée lors d’un procès. Progressivement, on comprend que l’anatomie sera celle non seulement de la succession des évènements ayant conduit à la chute puis à la mort, mais aussi celle de ce couple d’écrivains dont l’histoire s’est compliquée après l’accident de leur fils et leur déménagement. Leur enfant, Daniel, présent lors du procès de sa mère, découvre avec nous la complexité de la relation entre ses parents, la réussite professionnelle de Sandra et les échecs de Samuel avivant les ressentiments de ce dernier.

Dans ce drame d’une durée de 2 h 30, qui a obtenu la Palme d’or au Festival de Cannes, Justine Triet décrit, au travers de dialogues ciselés, les relations asymétriques au sein d’un couple dont c’est la femme qui réussit, contrairement à la norme de la société patriarcale. Samuel reproche à Sandra la « charge mentale » qui lui incomberait de s’occuper de Daniel pendant que Sandra veille à préserver le temps nécessaire à l’exercice de son métier d’écrivaine. Car la chute dont on est invité à faire l’anatomie est aussi celle d’un écrivain en mal d’inspiration, qui se cherche des excuses et camoufle son incapacité à produire en rejetant la faute sur sa compagne. Indépendamment de savoir s’il s’agit d’un meurtre ou d’un suicide, le spectateur est invité à s’interroger sur les raisons profondes de la mort de Samuel – mais aussi, et c’est un tour de force, sur la relation d’un écrivain à son œuvre, sur la part de réalité qui se retrouve dans une nouvelle ou un roman : « Mon travail, c’est de brouiller les pistes pour que la fiction détruise le réel », explique Sandra dans une interview télévisée. Comme tant d’autres artistes avant elle, Justine Triet aborde la difficile question de « la » vérité, c’est-à-dire des multiples facettes qu’elle présente, et elle le fait avec brio.

Le film, à travers ses dialogues éblouissants, fait preuve d’une finesse inouïe lorsqu’il s’agit de montrer la réalité de ce couple et des épreuves qu’il traverse. Car le scénario est celui du combat de Sandra qui, sous les feux des projecteurs d’un procès médiatisé, tente désespérément de s’exprimer et de faire comprendre que leurs rapports et leurs vies respectives ne se laissent pas définir de manière manichéenne, au contraire des représentations que s’évertue à mettre en avant l’avocat général lors du procès. On se demande d’ailleurs si ce dernier cherche vraiment à évaluer la culpabilité directe de Sandra dans la mort de son mari, ou s’il la soupçonne avant tout en raison de ses choix de vie, de sa sexualité, de sa conception de la maternité. Mais le caractère simpliste, caricatural du discours de l’avocat général, qui monte en épingle des traits de personnalité et des évènements isolés pour caractériser toute une relation, ne fait que souligner la finesse de celui de Sandra qui, dans son duel de haute volée avec l’avocat général (soulignons la performance des acteurs !), ne laisse pas piller son intimité. Au rythme du suspense, Anatomie d’une chute sera le portrait par esquisses successives de la vie de Sandra, un portrait sublimé par le jeu énigmatique de Sandra Hüller. Ce jeu permet d’ailleurs de suggérer toute la confusion dans laquelle se trouve cette femme préoccupée par les répercussions du procès sur ses relations avec son fils. C’est par exemple dans la mise à nu de la confusion dans laquelle se trouve Daniel et de l’évolution de son regard sur sa mère que réside la justesse du jeu des acteurs.

Et finalement, qui est vraiment malvoyant : Daniel, ou le spectateur ? En tout cas, le suspense et les rebondissements dont le film regorge permettent d’y voir de plus en plus clair et d’en apprendre sur ce personnage énigmatique et incompris, dont la vision que nous en avons se métamorphose. La cécité symbolise notre compréhension laborieuse de l’humanité de personnages pour lesquels le jugement ne peut être fait de manière simpliste, et encore moins hâtive.

Martin Eraud