Il ne fait pas bon être journaliste d’investigation dans le monde, on le savait déjà, mais la semaine dernière, la France a accumulé les mauvais points. D’un côté, Fabrice Arfi de Mediapart a été menacé de mort par un mafieux qui organisait de sa prison son assassinat. De l’autre, l’État français met en « audition libre » à Lille trois journalistes de Libération, Ismaël Halissat, Fabien Leboucq et Antoine Schirer enquêtant sur une mort suspecte suite à des violences policières, et – cerise sur le gâteau – protège ses secrets d’État en piétinant les règles élémentaires du droit. La garde à vue et la perquisition subies par la journaliste Ariane Lavrilleux, du média Disclose, exposent au grand jour les méthodes du pouvoir quand il s’agit de réduire au silence le journalisme d’investigation. La saisie de son travail d’enquête, validée par un juge, réduit à rien le secret des sources. Ce que révélait le travail de cette journaliste n’était ni plus ni moins le détournement du renseignement humain et matériel de l’État français à la dictature égyptienne pour procéder à des exécutions extra-judiciaires d’opposants politiques au maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Le gouvernement français, quelle que soit sa couleur politique d’ailleurs, a toujours été un zélé défenseur des intérêts militaires, commerciaux et économiques de la bourgeoisie. La nouveauté vient du fait qu’en principe ces histoires sortent peu ou bien des années après, et que jusqu’ici les pressions sur les journalistes s’arrêtaient officiellement au seuil du secret des sources. Bousculée au Sahel, la Françafrique ne compte pas se laisser faire et tous les mauvais coups sont bons. Ironie du calendrier, mardi 3 octobre se tiennent, sous l’égide de la présidence, les États généraux de l’information. Un moment où la contestation sera visible lors de rassemblements comme à Marseille et où l’on entendra des voix discordantes pour défendre la liberté de l’information. Révolutionnaires a interviewé Ariane pour revenir sur quelques enjeux importants de cette affaire d’État.
Ariane Lavrilleux, journaliste perquisitionnée : « depuis mon arrestation, beaucoup de sources ont peur de parler »
L’affaire que tu as dévoilée en novembre 2021, étayée de preuves, est une affaire d’État. Pourquoi ressort-elle aujourd’hui ?
Disons que la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) lui a donné un gros coup de pub en me plaçant en garde à vue pendant 39 heures et en perquisitionnant mon domicile les 19 et 20 septembre dernier ! Cette attaque inédite en France contre une journaliste a déclenché une mobilisation très importante de la presse, et les médias généralistes ont été obligés de résumer notre enquête et ses principales conclusions, alors qu’au moment de la sortie de l’enquête en 2021, l’écho était resté limité.
Dans cette affaire, Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de la Défense et des Affaires étrangères sous Hollande et Macron, apparaît comme le fil rouge. À quel point illustre-t-il la politique internationale de la France en Égypte ?
Il a beaucoup œuvré à la diplomatie économique, il est le VRP de l’armement français. Il se dit ami du maréchal Al-Sissi, le dictateur à la tête de l’Égypte depuis juillet 2013, qui mène la pire répression jamais menée au pays contre toute forme d’opposition ou de critique. Toute sa carrière est liée à l’industrie de l’armement. Il a été élu local à Lorient, une base militaire où une partie de l’activité économique est tournée vers la construction navale militaire.
Jean-Yves Le Drian incarne l’idée gaulliste que la souveraineté française et son influence dans le monde sont liées à la capacité de fabriquer ses propres armes. Comme une partie de partie de l’État français, il estime qu’il faut vendre à tout prix des armes pour conserver l’indépendance nationale. In fine, cela devient contradictoire, car la France devient dépendante de quelques clients… principalement des dictatures. C’est ce que montrent Aymeric Elluin et Sébastien Fontenelle dans leur ouvrage Ventes d’armes, une honte française (2021) et les recherches d’Emma Soubrier. Comme l’écrit la source de Disclose dans Egypt Papers : il faut vendre pour maintenir notre industrie, tenir notre « format d’armée », sans que les Français ou leurs représentants aient leur mot à dire sur ce format et ses ambitions.
La décision judiciaire de placer des pièces dans le dossier, en brisant le secret des sources, met en danger le travail de tous les journalistes. Peux-tu préciser en quoi pour nos lecteurs ?
Notre article est public depuis 2021, il n’y avait pas besoin de me perquisitionner pour prouver que j’ai compromis le secret de la défense nationale. L’unique objectif de la perquisition vise à trouver les sources qui ont informé Disclose et Complément d’enquête et qui ont révélé l’opération secrète Sirli en Égypte. L’atteinte à la protection des sources n’est pas une question corporatiste : si les sources des journalistes ne sont plus protégées, que leur identité peut être dévoilée à l’État et au public, alors plus personne n’osera dénoncer des scandales ou des injustices que leurs supérieurs aimeraient garder secrets. Le secret des sources est un bouclier contre l’impunité. Et on le voit, depuis mon arrestation, le ministère des Armées se ferme comme une huître. Des journalistes me rapportent que nombre de leurs sources refusent de leur parler de sujets anodins, pourtant non confidentiels, parce qu’un climat de peur s’est installé. À terme, on risque d’avoir une information ultra contrôlée, avec des communiqués de presse à la place d’informations indépendantes et vérifiées.
Ton avenir judiciaire est incertain et plusieurs indices montrent que tu peux servir d’exemple pour dissuader les prochains journalistes zélés. Comment peut-on soutenir ta liberté d’expression face à la volonté de l’État français de faire taire le journalisme d’investigation ?
À court terme, on peut soutenir financièrement Disclose qui a dû mettre en standby des enquêtes pour assurer ma défense et organiser la mobilisation. S’abonner à la newsletter de Disclose, gratuite, partager notre enquête à vos proches comptent aussi. Également, un débat s’ouvre mardi 3 octobre au Parlement européen sur le « Media Freedom Act », une loi qui entérine la possibilité de surveiller tous les journalistes au moyen de logiciels espions au nom de la « sécurité nationale ». Il faut absolument se mobiliser pour empêcher cette loi de passer, en participant par exemple aux rassemblements partout en France pour défendre la liberté d’informer. (Voir les liens suivants : https://www.rue89strasbourg.com/manifestation-liberte-presse-respect-sources-280084, https://twitter.com/PressePapiers13/status/1707690082449109182)
La perquisition de dix heures a révélé une surveillance électronique poussée qui compromet la protection numérique de ton enquête et de tes dossiers. Comme militants révolutionnaires dans les entreprises ou en soutien aux migrants, par exemple, nous sommes aussi confrontés à un travail de dénonciation, clandestin en grande partie. En quoi la confidentialité des échanges privés est mise en danger ?
Militants et journalistes ont appris à se protéger : nous utilisons Signal qui ne conserve aucun message et chiffre les conversations (préféré à Telegram dont les serveurs sont en Russie, et qui n’a pas de fonction chat chiffré automatique – il faut créer un canal spécial), des VPN pour masquer l’adresse IP, ou, tout simplement, nous écartons nos téléphones lors de conversations sensibles. Néanmoins, nous ne pouvons pas lutter face aux moyens d’un service de renseignement étatique qui déploie plusieurs agents et des outils du cybersurveillance pouvant craquer des iPhone, copier des gigas de données en quelques minutes et les analyser à l’aide de mots-clés. Il faut ainsi redoubler de vigilance, se former en permanence aux outils de cybersécurité (comme le renseigne gijn.org), changer les noms des personnes à protéger dans vos répertoires.