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À l’hôpital, les directions font la chasse aux calots : une opération arbitraire et discriminatoire

Mardi 23 décembre, à 10 heures, se tiendra l’audience en référé de Majdouline B., infirmière de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP) à Paris, qui conteste sa révocation pour port d’un calot à l’hôpital. Son cas est loin d’être isolé. Prenant prétexte de la laïcité, de plus en plus de directions hospitalières se livrent à une véritable chasse aux couvre-chefs – bonnets, bandeaux, calots et charlottes médicales… – qui n’ont pourtant rien de signes religieux ostentatoires, encore moins prosélytes. Alors pourquoi s’en prendre à ces collègues en particulier ? La consonance d’un nom, la couleur de peau, la religion supposée ? Le constat est clair : les directions hospitalières ciblent des collègues en fonction de critères racistes, présumant qu’elles sont de confession musulmane, pour mieux les sanctionner. C’est la porte ouverte à un arbitraire patronal total. Pour mieux diviser et affaiblir des collectifs qui se battent au quotidien contre des coupes budgétaires sans précédent dans les hôpitaux. Et les soignants ne s’y trompent pas : l’affaire a suscité une vague de soutien massive sur les réseaux sociaux, portée par des collègues révoltées par ces procédures arbitraires et discriminatoires.

Humiliations, harcèlement, sanctions disciplinaires

Pendant des mois, Majdouline B. et plusieurs de ses collègues auront subi des vexations répétées pour le simple fait de porter un calot, une charlotte ou un bandeau. Certaines ont cédé. D’autres ont quitté l’hôpital, sous la pression. C’est dire le poids et la violence des pressions subies : des cadres débarquent dans un service en vociférant qu’il faut « enlever tout ça » ; une directrice hurle sur une soignante au self devant tout le monde ; une collègue se voit refuser un CDI et son CDD n’a pas été renouvelé parce qu’elle portait un couvre-chef pour une alopécie attestée par certificat médical ; dans un service, les aides-soignantes sont convoquées cinq fois, et le cadre leur explique qu’il leur fait un « cadeau » en les autorisant à porter un bandeau de « cinq centimètres maximum » ; dans un autre, un chef suggère aux collègues noires de « porter une perruque, si vous voulez cacher vos cheveux »…

Dans de nombreux hôpitaux, des soignants rapportent des pressions et procédures disciplinaires similaires – et qui s’intensifient : Rennes, Marseille, Lyon, ainsi qu’en région parisienne… Le tout s’inscrit dans une ambiance pesante qui tend à légitimer ces attaques. Ici, on brandit une « charte de la laïcité » que l’on fait signer à tour de bras, comme à l’AP-HP depuis 2019 ; là, on impose des formations obligatoires sur la laïcité ; ailleurs, on interdit le port de couvre-chefs dans les Ifsi ou au self, alors même que, contrairement aux services hospitaliers, l’interdiction du voile ne s’y applique pas.

Majdouline B. aura tenu bon, avec le soutien de ses collègues et du syndicat. « Ce n’est pas un combat religieux, je ne me bats pas pour ça, je me bats contre l’arbitraire de la direction », explique-t-elle. « Ça fait sept ans que je travaille ici, on ne m’a jamais rien dit, ils n’ont pas à m’imposer de ne pas porter de calot, pourquoi moi ? C’est une question de principe. »

Rien à voir avec la laïcité, mais tout avec l’arbitraire patronal

Rapports, entretiens disciplinaires, blâme… Après des mois de procédure, et en dépit du soutien de ses collègues – ayant organisé tracts, pétition et rassemblement – la direction de l’hôpital franchit le pas : Majdouline est révoquée. Non pour violation du principe de laïcité, mais parce que le port d’un calot serait « contraire aux règles d’hygiène » et pour refus d’obéissance.

Car c’est précisément là que le bât blesse. Rien, en droit, ne permet aux directions hospitalières de sanctionner des soignants au motif de port d’un couvre-chef. La laïcité ne prohibe que le port de signes religieux, afin d’empêcher toute forme de prosélytisme à l’égard des usagers – et une charlotte ou un calot, de toute évidence, n’en fait pas partie. La direction de l’AP-HP en a parfaitement conscience : son directeur général, Nicolas Revel, l’a lui-même reconnu lors du CSE central du 19 juin 2024, comme en atteste le procès-verbal de séance : « Il est impossible d’établir une mesure d’interdiction générale [des couvre-chefs] à l’échelle de l’AP-HP. » Ce qui est confirmé en séance par la directrice des affaires juridiques, rappelant que « cela n’est pas possible en l’état actuel de la loi ou de la jurisprudence ». Obstinée, la direction cherche donc, dès cette réunion, les moyens de contourner cet obstacle. « Une telle interdiction », avance-t-elle, nécessiterait de démontrer « que le port de toute coiffe serait une suspicion du port d’un signe religieux », une gageure. Dès lors, mieux vaudrait se rabattre, selon elle, sur « des enjeux d’hygiène et de sécurité » – un prétexte tout trouvé ! Même si, là aussi, elle reconnait elle-même que ce serait « particulièrement compliqué à mettre en œuvre d’un point de vue juridique ».

La direction peut certes trouver recours parmi les plus réactionnaires des tribunaux administratifs. Certains juges, faisant œuvre de divination, ont conçu, contre toute logique, qu’un attribut vestimentaire puisse être considéré comme un « signe religieux par destination ». Le Conseil d’État a toutefois rappelé à l’ordre ces apprentis devins en 2020, en signalant que de tels éléments sont, en l’absence d’autres circonstances, « par eux-mêmes insuffisants pour caractériser la manifestation de convictions religieuses dans le cadre du service public ». Et quand bien même ils le seraient, rappelons que la laïcité se borne à prohiber toute forme de prosélytisme – ce dont ne peut être tenu responsable un calot – et non à mener une inquisition des consciences ! Encore moins de servir de supplétif patronal pour une police de la pensée ! La Défenseure des droits, quant à elle, a rappelé à de multiples reprises que l’interdiction du port de tout couvre-chef dans des règlements intérieurs constituait une discrimination indirecte.

Fragile sur le plan juridique, la direction n’a cessé, pendant toute la procédure, de tergiverser quant au grief à formuler. Après avoir accusé Majdouline, à l’oral comme à l’écrit, de violation du principe de laïcité, elle s’est enlisée lors de l’entretien disciplinaire. D’un côté, elle invoquait « les règles relatives à la laïcité » ; de l’autre, elle niait toute sanction fondée sur ce motif. Le prétexte évoluait au fil des échanges : « C’est une question d’hygiène » – « Non, puisque le port du calot n’est pas interdit par le règlement et les règles d’hygiène » – « Certes, mais Mme B. n’a pas donné les raisons pour lesquelles elle portait un couvre-chef. Elle doit l’enlever. Rappelons les règles de la laïcité… » – « Ah, donc c’est bien ça le problème ? Pour quelle raison supposez-vous que la collègue a des raisons religieuses ? Parce qu’elle a un nom à consonance arabe ? » – « Non, non, c’est un problème d’hygiène ».

Acculée sur le terrain de la pseudo-laïcité, elle a donc dû se rabattre sur le prétexte de l’hygiène – non sans une certaine ironie, à propos d’un équipement visant précisément à la garantir. Quant à la réticence à assumer ouvertement le terrain de la laïcité, elle vaut aveu – s’il en était besoin – de l’inconsistance de cet argumentaire.

L’hypocrisie de la laïcité brandie par les patrons et l’État français

Utiliser la laïcité comme prétexte à ces procédures arbitraires est d’autant plus révoltant que la laïcité de l’État français est à sens unique. Elle ne s’applique qu’aux personnes de confession musulmane, ou présumées telles. Un « deux poids, deux mesures » criant, quand on sait que près de la moitié des membres du gouvernement ont participé aux « Manifs pour tous », mobilisation catholique intégriste contre le mariage homosexuel. Autre exemple, l’État consacre 14 milliards d’euros par an au financement des écoles catholiques. C’est près d’un quart du budget des hôpitaux publics ! Tout récemment encore, l’inauguration du nouveau téléphérique du Val-de-Marne a consisté en sa « bénédiction » par un prêtre chrétien. Sans parler des drapeaux français mis en berne sur tout le territoire à la mort du pape. Et les hôpitaux ne sont pas en reste : c’est littéralement dans la chapelle Saint-Louis que la Pitié-Salpêtrière a tenu sa dernière journée de sensibilisation… contre les violences faites aux femmes !

Brandie par les patrons, à l’hôpital comme ailleurs, la laïcité est un outil managérial et politique contre les travailleurs. À la RATP, a été engagée cet été une campagne de « laïcité » pour aider managers et salariés à déceler tous les comportements ou signes religieux, mais surtout quand il s’agit de l’islam… parmi les signes, « parler français » par exemple : rien à voir avec la laïcité, mais bien plutôt avec la xénophobie ! De manière générale, la laïcité avait déjà servi de justification, lors de la loi Travail en 2016, pour introduire dans le Code du travail la possibilité pour les entreprises d’inscrire une « clause de neutralité » dans leur règlement intérieur, afin de restreindre « la manifestation des convictions des salariés » – une formulation pouvant aussi viser, au passage, les convictions politiques que le patronat cherche à faire taire dans les entreprises. À ce titre, la répression des soutiens du peuple palestinien n’est que le dernier exemple en date.

La lutte contre les obscurantismes, et donc contre toutes les extrêmes droites, religieuses ou non, n’est pas un combat que l’on peut remettre dans les mains de nos patrons ou du gouvernement. La laïcité de ceux-là n’est que le masque de leur racisme dirigé contre les musulmans (ou assignés comme tels), partie intégrante de l’offensive contre tous les travailleurs, quelles que soient leurs origines ou religions supposées. Car pendant qu’on fait la chasse aux calots à l’hôpital ou aux « radicalisés » à la RATP, on continue d’organiser le sous-effectif, les coupes budgétaires et les bas salaires.

Résister à l’arbitraire patronal et raciste

Cette chasse aux calots n’a donc rien à voir avec la laïcité, et tout avec l’arbitraire patronal. Les directions hospitalières qui s’en prennent aux soignantes musulmanes ou perçues comme telles exploitent un climat médiatique saturé de discours anti-immigrés, racistes et islamophobes, dont de nombreux responsables politiques ont fait leur fonds de commerce. Cette offensive vise d’abord à humilier. Elle cherche surtout à faire admettre que la direction puisse s’immiscer jusque dans la manière de s’habiller des agents, qu’elle puisse les sanctionner sur la base de suppositions quant à ce qu’ils pensent. Et, en dernier ressort, à contraindre manu militari celles qui refuseraient d’obtempérer. Si refuser cet arbitraire expose à la révocation pour « refus d’obéissance », alors c’est l’arbitraire total et les pleins pouvoirs accordés au patron. Y résister n’est ni un combat pour le port du voile, ni une concession aux intégrismes religieux – qu’ils soient catholiques ou musulmans –, c’est une lutte contre l’arbitraire patronal.

Car vouloir soumettre et casser les collectifs de travail, c’est aussi une manière de mettre la pression à tous les agents, de les forcer à accepter les conditions de travail insupportables. Et c’est chercher à faire diversion, pour mieux détourner l’attention des vrais problèmes : le sous-effectif, le manque de matériel, les fermetures de lits, l’état désastreux de l’hôpital public…

Face à la pénurie organisée de soignants, une politique criminelle

En cela, cette chasse aux couvre-chefs n’est pas seulement absurde : elle est criminelle. À l’heure où les hospitaliers essuient les pires attaques, aggravées par le budget profondément austéritaire qui vient d’être voté : une saignée de plus d’un milliard d’euros pour les hôpitaux publics, soit plus de 20 000 postes en moins, l’équivalent de trois fois un hôpital comme la Pitié-Salpêtrière ! À l’heure où le manque de soignants est déjà criant, où, faute d’embauche et de moyens, les conditions de travail sont insupportables et les salaires bien trop bas… Ces directions choisissent de harceler, de faire fuir voire de révoquer des aides-soignantes et infirmières. Avec des conséquences désastreuses. Les services ne tenant déjà qu’à un fil, c’est faire le choix de provoquer parfois jusqu’à la fermeture, comme tout récemment dans ce secteur pédiatrique d’un grand hôpital parisien. Pendant ce temps, les patients, eux, se soucient bien peu de ce qu’elles portent sur la tête : ils ont avant tout besoin d’être soignés.

C’est sans doute ce qui explique la vague de soutien qu’a suscité l’affaire de Majdouline B., notamment chez les soignantes. La laïcité, brandie par les directions hospitalières, apparait pour ce qu’elle est : un prétexte pour cibler toute une partie des travailleurs, de confession musulmane supposée, et diviser la classe ouvrière. C’est l’une des facettes de l’offensive raciste actuelle – qui est aussi une réponse, ces dernières années, pour contrer le pas en avant dans la conscience, la colère et l’injustice qu’inspirent les poussées de l’impérialisme, notamment en Palestine. Ne laissons pas une seule d’entre nous en faire les frais !

Hélène Arnaud