Nos vies valent plus que leurs profits

À qui aura profité la guerre en Ukraine ?

Lendemains de fêtes sanglants à Kiev : alerte aérienne le 26 décembre de plus de dix heures sous le feu de 40 missiles et 500 drones russes. Des enfants ont dormi dans les couloirs du métro et de nombreux quartiers sont encore privés de chauffage et d’électricité. Une terreur exercée contre les civils, caractéristique des guerres contemporaines. Et une tactique éprouvée du régime de Poutine : rythmer les négociations en cours par des attaques aveugles. Sur le front à l’est du pays, les morts se comptent probablement par centaines chaque jour des deux côtés, même si rien ne fuite quant au nombre de pertes. Les drones dernier cri guidés par fibre optique y repoussent des assauts de cavalerie tandis que la chair à canon croupit dans des tranchées dignes de Verdun. Pendant les négociations de paix et leurs innombrables rebondissements, la guerre continue sur une ligne que l’armée russe a toutes les peines à enfoncer. Au bénéfice de qui ?

L’impérialisme américain est le grand gagnant du conflit

L’invasion à grande échelle de l’Ukraine déclenchée par Poutine en 2022 a permis à l’administration américaine de Biden d’imposer enfin une des revendications de longue date des États-Unis vis-à-vis de leurs alliés (et subordonnés) européens : le découplage économique de la Russie, surtout dans le domaine de l’énergie. Les États-Unis étaient redevenus sous Obama le premier producteur d’hydrocarbures grâce à la technique de fracturation hydraulique et ils voyaient d’un mauvais œil la concurrence du gaz russe qui arrivait par gazoduc. Le secteur du nucléaire civil était aussi l’objet de convoitises – la centrale de Zaporijjia fait partie des points bloquants dans la négociation en cours.

Après trois ans de guerre ouverte, le découplage entre la Russie et l’Europe est presque complet, même si les robinets gaziers et pétroliers ne devraient être définitivement fermés qu’en 2027 – pendant la guerre les affaires continuent !

Trump, avec son style très direct, a profité de la situation de dépendance extrême de l’Ukraine au matériel militaire américain pour négocier un accord sur les terres rares. Un véritable chantage qui impose un partage 50-50 avec les États-Unis de toutes les recettes liées à l’extraction en Ukraine (gaz, pétrole, métaux, etc.). Un « petit plus » pour le géant américain, une charge insupportable pour une Ukraine détruite, où la bourgeoisie présentera la facture aux classes populaires.

Le marché de la reconstruction fait saliver les capitalistes du monde entier, et particulièrement l’équipe de magnats du BTP qui entoure Trump. Les accès à ce marché et aux profits fantastiques qui s’en dégageront ont été au cœur de la discussion entre Trump et Zelensky dans la résidence de Floride du milliardaire le 28 décembre.

Évidemment il reste les aspects politiques du choc impérialiste entre la Russie et les Occidentaux. Depuis 2014 et l’invasion du Donbass, mais encore plus depuis le déclenchement de la guerre à grande échelle en 2022, il est clair que Poutine a lancé un défi à l’ordre impérialiste occidental. Cet ordre se prétendait « basé sur des règles » – mais ces règles s’imposaient à tous sauf à son garant, l’impérialisme américain dominant. Non seulement son proche allié Israël n’a fait que violer toutes ces « règles » et autres résolutions, mais les États-Unis eux-mêmes n’ont jamais hésité à agir sans mandat de l’ONU, voire contre, du Kosovo en 1999 à l’Irak en 2003.

Mais que la Russie prétende modifier par la force des frontières sur le continent européen, et y parvienne selon toute probabilité, porte un coup dur à cet ordre impérialiste dominé par les États-Unis. Qu’à cela ne tienne, Trump a retourné la situation et lui-même dénoncé explicitement cet ordre mondial, en contournant, dénigrant ou quittant toutes les institutions internationales pour imposer des « deals » (ou plutôt des chantages) destinés à réaffirmer et renforcer la domination américaine, quitte à la rendre plus explicitement brutale. Les récalcitrants, comme l’Iran ou le Venezuela, le payent par des agressions militaires à caractère terroriste.

Ce basculement vers un nouveau mode de la domination impérialiste américaine se fait sous la pression de l’apparition et de la croissance de concurrents régionaux, comme la Russie précisément, ou la Chine à une échelle bien plus importante. Il est en lui-même une source gigantesque de profit pour le complexe militaro-industriel américain qui reste de loin le premier exportateur d’armes dans le monde. Car dans ce contexte, l’Ukraine n’est pas le seul pays à se lancer dans une course aux armements !

Le régime de Poutine, instrument des grands capitalistes russes, s’est renforcé

Si un accord de paix était signé suivant les grandes lignes des discussions en cours, Poutine pourrait apparaître comme le vainqueur de ce qu’il a appelé l’« opération spéciale ».

La guerre de Poutine, comme toutes les guerres d’agression menées par une grande puissance en dehors de leur territoire, a été une aubaine pour les capitalistes du pays agresseur. L’économie russe a connu une croissance accélérée, au-delà de 4 % en 2023 et en 2024, même si les chiffres officiels sont toujours à nuancer. Non seulement l’économie de guerre a tiré la demande intérieure (ce que certains appellent le « keynésianisme militaire »), mais en plus les exportations de matières premières et d’armes n’ont pas subi de plein fouet les sanctions imposées par Washington et l’UE, car la Russie s’est tournée vers d’autres partenaires commerciaux, notamment la Chine. Comme toutes les périodes de croissance capitaliste, celle-ci repose sur une exploitation accrue des travailleurs de Russie et est pleine de contradictions. Les signes annonciateurs d’un retournement s’accumulent déjà.

Le fait même de couper à la Russie l’accès aux marchés interbancaires ou au dollar n’a fait qu’accélérer une tendance déjà à l’œuvre de tentative de « dédollarisation » du commerce mondial, qui s’est exprimée politiquement en grande pompe à l’occasion des sommets des Brics. Ce bloc n’a que peu de cohérence et ne bénéficie certainement pas du rapport de force économique pour supplanter la monnaie américaine, mais le fait même qu’il en affiche l’intention est une nouveauté qui est, en partie, le résultat non souhaité des sanctions occidentales.

Si Poutine a été mis au ban des rencontres internationales pendant les mois qui ont suivi la tentative d’annexion à grande échelle, il est aujourd’hui complètement réhabilité malgré le mandat d’arrêt de la CPI qui le vise (un autre point commun avec son homologue israélien Netanyahou). Cette stature internationale retrouvée renforce son régime, au grand dam de ses opposants, y compris ceux de la gauche qui sont aujourd’hui presque tous contraints à l’exil ou jetés en prison.

De paria, Poutine est désormais invité à prendre sa part dans le partage du butin de la reconstruction de l’Ukraine par le maître d’œuvre des opérations, l’impérialisme américain. Trump l’a affirmé en conférence de presse à Mar-a-Lago le 28 décembre : « La Russie souhaite la réussite de l’Ukraine. Poutine s’est montré très généreux dans sa volonté de voir la réussite de l’Ukraine, notamment en promettant de lui fournir de l’énergie, de l’électricité et d’autres produits à des prix très bas. » Zelensky, vassalisé par ses donneurs d’ordre de l’Otan, n’a pu qu’esquisser une grimace en guise de protestation.

Il serait néanmoins exagéré de prétendre que Poutine aurait atteint tous ses buts de guerre. Il semble qu’il visait, sinon une annexion de l’Ukraine (qu’il qualifie de nation artificielle dont Lénine serait « l’auteur et l’architecte »), du moins un changement de régime à Kiev. Il n’y est pas parvenu. Mais sa capacité à annexer des territoires contre l’avis des impérialistes occidentaux montre bien qu’il a fait évoluer le rapport de force en sa faveur, même si la Crimée et le Donbass ne présentent pas un intérêt stratégique ou économique décisif.

Les grandes puissances européennes marginalisées cherchent à se venger

Les perdants de ce jeu de concurrence impérialiste sur le dos du peuple ukrainien sont les puissances européennes.

Le découplage forcé des hydrocarbures russes a renchéri les prix de l’énergie, entraînant une nouvelle vague de désindustrialisation. La réhabilitation du régime de Poutine, décidée par les États-Unis, marque une défaite stratégique pour les dirigeants européens qui tentent de présenter la Russie comme une menace pour la stabilité de leurs institutions (UE et Otan). L’UE n’est même pas parvenue à saisir les 185 milliards d’euros d’avoirs russes confisqués en 2022, incapable de surmonter ses propres divisions pour faire face au refus catégorique de Trump. Les fortunes des milliardaires doivent rester intouchables !

Le désengagement progressif des États-Unis qui étaient les principaux pourvoyeurs de fonds, de renseignements et de matériel militaire pour l’armée ukrainienne oblige l’UE et le Royaume-Uni à assumer la facture – tout en diminuant de fait le soutien à Kiev. La pression ne s’arrête pas là, et que ce soit au niveau commercial ou des commandes militaires, l’UE se voit forcée d’accepter des « deals » de plus en plus favorables au parrain américain.

Dans le même temps, rien ne dit que le régime de Poutine, renforcé par une demi-victoire en Ukraine et dont l’économie est dopée à la guerre, ne cherche pas à aller au-delà de ce qu’il aurait déjà obtenu. Mais rien de matériel ne permet non plus de l’affirmer, quoi qu’en disent Macron et les dirigeants de l’UE dont l’alarmisme vise à la fois à embrigader leurs propres populations et à se monter menaçant à l’égard de la Russie. Personne ne peut prévoir les formes futures de cette confrontation entre Europe et Russie – qui pourrait connaître un engrenage guerrier ou au contraire se maintenir autour d’une forme de statu quo sur le dos des travailleurs et des peuples. Aujourd’hui elle sert en tout cas de moteur autant que de justification à la politique militariste européenne.

Face à cette mauvaise passe qui représente une vraie perte d’influence pour les impérialismes européens (et qui n’est peut-être qu’une actualisation longtemps repoussée des rapports de force économiques et militaires réels entre grandes puissances), le grand capital présente la facture aux populations d’une manière particulièrement agressive. D’un côté, des coupes claires dans les budgets sociaux, licenciements en masse, taux de pauvreté qui repartent à la hausse, destruction systématique des services publics, salaires en berne qui n’ont toujours pas rattrapé l’inflation post-Covid… Et de l’autre, des dépenses militaires en hausse accélérée, des subventions au grand patronat et un autoritarisme renforcé qui se traduit par une pénétration toujours plus importante de l’extrême droite dans les gouvernements et appareils d’État.

Il faut se méfier d’un prédateur blessé. France, Allemagne et Royaume-Uni ont certainement une revanche à prendre après des années de décrochage et ce coup de pied de l’âne que leur a mis Poutine, et que le donneur d’ordre américain, tout en œuvrant à contenir l’avancée russe, semble s’apprêter à valider. D’où la propagande guerrière qui bat son plein et présente la Russie comme la cause de tous les maux imposés aux classes populaires – et ce genre de propagande guerrière, y compris lorsqu’elle est essentiellement à visée de politique intérieure, peut tout de même enclencher des escalades vers des confrontations militaires directes. Les travailleurs seront les grands perdants s’ils s’alignent derrière leur propre bourgeoisie dans la concurrence impérialiste.

Les grands perdants de la concurrence impérialiste sont les travailleurs et les peuples

Pour la bourgeoisie, la guerre n’est que la continuation de la concurrence capitaliste par d’autres moyens. La guerre est la façon d’actualiser les rapports de force modifiés peu à peu en temps de paix par la compétition économique – compétition qui récompense les pires exploiteurs. C’est en plus une occasion de surprofits exceptionnels dans tous les domaines.

Qu’elles soient victorieuses ou vaincues, les bourgeoisies présentent toujours la facture à la classe ouvrière, à des degrés divers. Le taux de chômage bat des records aux États-Unis où le coût de la vie n’a jamais été aussi élevé. Les « salaires de la peur » versés aux soldats et aux ouvriers de l’industrie militaire en Russie pâlissent eux aussi face à une inflation galopante, pendant que tous les autres secteurs de la vie économique et sociale sont sinistrés. Quant aux Ukrainiens qui ont combattu l’invasion russe, y compris les armes à la main, parce qu’ils voulaient légitimement défendre leur droit à ne pas vivre sous un régime d’occupation militaire, ils se retrouvent face à la pire des situations de servir de population « tampon » entre des blocs impérialistes concurrents. Un pays « no man’s land » (que Trump qualifie de « zone franche », donc une jungle capitaliste), coupé en deux entre la botte de Poutine et le régime compradore de Kiev qui est réduit au rôle de courroie de transmission des intérêts des impérialistes occidentaux – avec la corruption et la brutalité typique de ce genre de régime, en témoigne la poussée de l’extrême droite nationaliste ukrainienne.

Les travailleurs et peuples d’Ukraine et de Russie semblent sur la défensive, mais ils ne se laissent pas faire. Cet été en Ukraine, des manifestations massives contre la corruption, bravant le couvre-feu imposé par la guerre, ont imposé un recul à Zelensky et montrent que la population aurait les moyens de relever la tête. En Russie, malgré la posture de général victorieux affichée par Poutine, les sondages montrent que le soutien à la guerre s’érode. Au début de l’offensive, le régime avait dû déployer tout son arsenal répressif pour faire taire la voix des opposants à la guerre, en particulier en septembre 2022 face à des manifestations massives virant à l’émeute contre la mobilisation générale, notamment dans les régions peuplées de minorités opprimées comme au Daghestan.

Ce sont bien les mobilisations, et non le jeu de libre concurrence entre les impérialistes rivaux, qui pourront mettre un coup d’arrêt à la fuite en avant militaire et guerrière. Seule l’intervention ouvrière, consciemment dirigée contre le système impérialiste dans son ensemble, pourra ouvrir d’autres perspectives.

Raphaël Preston