Malgré la répression continue du gouvernement, la mobilisation étudiante entamée il y a un mois a pris une ampleur immense, entrainant successivement derrière elle des pans entiers de la population, des professeurs de facs1 aux ouvriers du textile2 jusqu’à obtenir la démission du gouvernement Hasina lundi 5 août. L’armée s’est vite proposée pour prendre la suite des affaires et former un gouvernement provisoire. La « dame de fer » n’est plus là, mais la bourgeoisie entend bien garder la main.
La chute spectaculaire du gouvernement Hasina
Derrière les appels confiants de dimanche à « briser les saboteurs avec une main de fer », l’assurance de la Première ministre a disparu face à l’ampleur de la « marche nationale vers Dacca » ce lundi, appelée par les coordinateurs étudiants dans l’intention de faire tomber la Première ministre. Alors que des centaines de milliers de personnes manifestaient et ont occupé successivement le palais de la Première ministre et le Parlement, Sheikh Hasina a fui pour l’Inde (et bientôt pour le Royaume-Uni !) sous protection de l’armée après avoir démissionné et annoncé qu’elle était « très déçue malgré tout son travail »… Malgré une nouvelle coupure d’internet, des « vacances générales » imposées dimanche 4 août par le gouvernement pour trois jours (pour la fonction publique, suivie par les banques puis par le patronat du textile, par peur d’une expansion du mouvement dans les usines), les mesures répressives et l’emploi de la police et de l’armée pour tenter de mater la contestation, la mobilisation populaire a finalement fait tomber le régime.
L’armée tente de diriger la transition… hors des mains des classes populaires
L’armée, par l’intermédiaire du général en chef Waker-uz-Zaman, a annoncé former rapidement un gouvernement provisoire en contactant les partis d’opposition tout en affirmant vouloir se mettre en lien avec les étudiants. En effet, ces derniers jours ont été marqués par un soutien grandissant à la mobilisation au sein des troupes et des officiers se reconnaissant dans les étudiants. Par peur de perdre la main, l’état-major a d’abord décidé de refuser de tirer sur les manifestants, laissant le sale boulot à la police, garde-frontières et milices du parti au pouvoir, avant de prendre clairement position pour un changement de gouvernement. Une déclaration d’officiers vétérans et d’un ancien chef de l’état-major (sous Hasina) démontre bien la volonté de l’armée de maintenir l’intégrité de l’État tout en agitant le péril « étranger » tandis que des soldats fraternisaient avec les manifestants et ouvraient le feu sur les milices de la Chhatra League3 : « Notre frontière à l’heure actuelle n’est pas protégée. Les garde-frontières ont été retirés en grand nombre pour écraser le mouvement étudiant. La frontière est donc évidemment ouverte à toutes celles et ceux qui souhaitent exploiter notre crise interne pour traverser. […] C’est le bon moment pour renvoyer les soldats aux casernes afin de nous préparer à toute éventualité. »4 Ces préoccupations font écho aux réflexions de l’état-major et des officiers qui cherchent à légitimer leur participation initiale à la répression par « l’ingérence étrangère » tout en cherchant à se distancer du gouvernement5.
En refusant de réprimer une mobilisation qui risquait peut-être de disloquer l’armée (et d’ouvrir sur une révolution), l’état-Major a cherché à protéger l’image de l’armée afin de gérer la transition, tout en gardant la possibilité de rétablir l’état d’urgence « si nécessaire ».
On prend (presque) les mêmes et on recommence ?
Ainsi, les hauts gradés ont rapidement appelé les étudiants à rester calmes et à rentrer chez eux… Le BNP (principal parti d’opposition, qui a déjà été au pouvoir) a aussi appelé au calme depuis la démission du gouvernement, sachant qu’une place à la table des négociations leur était ouverte. Mais comment faire confiance à ce futur gouvernement, qui compte en son sein des représentants très responsables de la bourgeoisie bangladaise qui, au pouvoir, ont mené une politique pour les intérêts du patronat (cela vaut aussi pour l’armée, qui a, à plusieurs reprises, dirigé le pays depuis l’indépendance). De plus, l’armée tient à s’entretenir avec le président de la République, Mohammad Shahabuddin, anciennement au conseil d’administration de la Islami Bank Bangladesh Limited et membre de la ligue Awami que les manifestants viennent de renverser ! Par ailleurs, le général en chef de l’armée, Waker-uz-Zaman, est quant à lui l’ancien officier d’état-major principal de la Première ministre Sheikh Hasina. Et pour la police, les forces frontalières, les juges et fonctionnaires qui étaient en première ligne pour réprimer le mouvement, l’armée a promis l’ouverture d’une enquête pour juger les coupables mais sans rien changer au système en place. On prend les mêmes et on recommence, même justice, même police et même armée, même si les prisonniers politiques issus de la mobilisation commencent à être libérés6…
Les étudiants et travailleurs se laisseront-ils voler leur victoire ?
Pour autant, les étudiants ne rentrent pas chez eux et le soutien à l’armée, au BNP ou au Jamaat-e-Islami (principal parti islamiste du pays) est loin d’être une réalité aujourd’hui. Asif Mahmud, un des coordinateurs de Students Against Discrimination, insiste sur le fait que les étudiants ne veulent pas d’un gouvernement militaire et appelle les étudiants et le reste de la population à s’organiser en comités afin de ne pas être désorganisés par un prochain couvre-feu7. Les étudiants se tournent vers les travailleurs, que Mahmud a appelés à manifester avec eux et à bloquer le pays. Par peur d’expansion du mouvement, la BGMEA (Medef local) a décidé de fermer les usines jusqu’à nouvel ordre dans tout le pays. Le patronat est conscient du risque immense d’une jonction entre le mouvement en cours et les travailleurs, qui remettrait directement en question son pouvoir. Les travailleurs de la banlieue de Dacca, à Gazipur8, se sont mis en grève dimanche et ont rejoint le mouvement contre la Première ministre, appelant les autres usines à se mettre en grève.
L’armée essaye de stabiliser la situation mais est encore loin d’en être capable, en témoigne le maintien de la fermeture des usines malgré le changement de gouvernement, choix fait après une réunion de crise9 en fin d’après-midi du lundi 5 août. Pour le patronat, hors de question de rouvrir les usines, les travailleurs pourraient se saisir de la révolte en cours pour se mobiliser sur leur lieu de travail, surtout dans un contexte d’inflation à plus de 10 %. La situation a totalement déstabilisé la production et entraîne des perturbations du commerce, au sein du pays mais aussi dans la région et le voisin indien10. Ajay Srivastava, fondateur du Global Trade Research Initiative (Initiative de recherche sur le commerce mondial), affirme qu’il est « essentiel pour toutes les factions politiques de protéger le textile et les usines et de garder ouvertes les lignes d’approvisionnement à la frontière afin de maintenir le commerce et l’activité économique ». Les commandes prennent du retard ou sont annulées par les acheteurs, ce qui n’arrange pas du tout le patronat local. Les appels au calme répétés de part et d’autre de l’échiquier politique témoignent de la volonté de retourner au « business-as-usual » qui permettrait de reprendre tranquillement les affaires.
Quelles perspectives pour aller jusqu’au bout ?
Face aux partis bourgeois qui essayent de sortir le patronat la tête haute de cette révolte, la solution ne peut venir que des étudiants et des travailleurs eux-mêmes. Mahmud oppose au gouvernement militaire de Waker-uz-Zaman un « gouvernement du peuple », qui suivrait la volonté de la population.
Mahmud oppose au gouvernement militaire de Waker-uz-Zaman un « gouvernement du peuple », qui suivrait la volonté de la population et il menace l’armée : « Nous n’accepterons aucun autre gouvernement que celui proposé par les étudiants et le peuple. Nous n’accepterons aucun gouvernement militaire, aucun gouvernement soutenu par l’armée ou aucun gouvernement […] formé avec les associés des fascistes. » Ainsi, les étudiants souhaitent imposer Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix et opposant au régime Hasina, qui veut « donner l’opportunité à chacun de devenir entrepreneur » et annoncent proposer une prochaine liste de noms dans les heures à venir. L’intention des leaders étudiants de lutter pour imposer à l’armée « leur » gouvernement témoigne d’un légitime manque de confiance dans les institutions et leur volonté que la mobilisation garde son mot à dire. Cependant, même un gouvernement « choisi » par la population (à quel point d’ailleurs ?) ne pourra pas améliorer les conditions matérielles des jeunes et des travailleurs du Bangladesh sauf s’il s’attaque à l’appareil d’État et s’appuie réellement sur les masses.
Certains des coordinateurs du mouvement se tournent vers les institutions internationales pour appuyer la révolte des étudiants face à la répression. Mais comment croire qu’une aide peut venir de l’ONU alors même que l’armée se permettait il y a quelques semaines d’utiliser du matériel estampillé ONU pour mater la révolte11 ? À part hausser le ton et menacer le gouvernement bangladais d’ouvrir des « enquêtes » pour sa politique répressive, l’ONU n’a aucun moyen d’améliorer quoi que ce soit dans la vie des jeunes et travailleurs bangladais (on le voit bien avec le sort des Palestiniens). Les Nations unies ne sont que le paravent des puissances impérialistes, qui n’ont aucun intérêt à mettre fin à la surexploitation qui alimente les différentes multinationales.
La situation politique au Bangladesh reste encore très instable, peut-être même jusqu’au cœur de l’État. Alors que la population célèbre sa victoire à l’issue d’un mouvement comme elle n’en avait pas connu depuis les années 1970, des mouvements de l’armée et de la police dans la capitale ont alimenté les rumeurs et fakenews toute la nuit du 5 au 6 août12.
Les classes populaires ne peuvent rien attendre d’un bout ou l’autre de l’appareil d’État ou des partis politiques bourgeois qui ne rêvent que d’un retour à l’ordre capitaliste. Les étudiants et les travailleurs ne peuvent compter que sur leur force pour éviter la mise en place d’un gouvernement militaire de « transition » (pour combien de temps ?), obtenir justice pour les manifestants assassinés et enfin déraciner définitivement le régime afin de répondre à leurs véritables intérêts. Mais comment faire ?
Depuis quelques jours, certains dirigeants étudiants appellent à constituer des « comités de lutte » non seulement dans la jeunesse mais dans toute la population, les usines et les quartiers. Si de tels comités se mettaient en place (et nous n’avons malheureusement aucune information sur leur réalité concrète13), ils pourraient devenir un précieux outil d’organisation pour maintenir la mobilisation et refuser la transition « par le haut » des classes dirigeantes.
Les dirigeants de l’état-major et le patronat bangladais craignent que les masses s’emparent de leur destinée : espérons que celles-ci leur donnent raison d’avoir peur !
6 août 2024, François Cichaud et Stefan Ino
1 https://en.prothomalo.com/bangladesh/local-news/h1ea11a6li
2 https://www.thedailystar.net/business/news/garment-factories-shut-down-indefinite-period-3669861
3 https://x.com/zulkarnainsaer/status/1820019855740813765?s=61
4 https://www.thedailystar.net/news/bangladesh/news/take-back-armed-forces-streets-retired-officers-3669471
5 https://x.com/zulkarnainsaer/status/1819706767007272974?s=61
6 https://x.com/zulkarnainsaer/status/1820500127108251861?s=46
7 https://www.bd-pratidin.com/first-page/2024/08/05/1015519
https://x.com/marxistJorge/status/1819818797181657126
8 https://x.com/marxistjorge/status/1820018853897810127?s=61
9 https://www.thedailystar.net/business/news/garment-factories-not-reopening-tomorrow-3670151
10 https://www.business-standard.com/economy/news/india-s-bilateral-trade-to-face-issues-as-bangladesh-crisis-deepens-124080501198_1.html
11 https://x.com/BirSchuelke/status/1815812883759984825
12 Certains accusaient l’Indian Raw (des policiers hindous recrutés par Hasina ces dernières années) de tuer des centaines de manifestants sur fond d’ingérence indienne alimentant l’idée que les Hindous seraient victimes de persécutions, tandis que d’autres prétendaient que la police pro-Hasina s’affronterait à l’armée. À l’heure de rédaction de l’article, la situation ne semble pas s’être éclaircie.
13 L’ICR (ex-TMI) qui possède une organisation au Pakistan, cherche à populariser ces « comités » et à les coordonner afin d’en faire des organes capables d’agir en « contre-pouvoir ». Nous ne savons pas si ces camarades disposent des liens nécessaires au Bangladesh pour mener cette lutte politique ou si ces déclarations se cantonnent (faute de moyens) à de la propagande générale.