L’arche de Poséidon, l’opération militaire menée par la coalition internationale dirigée par les États-Unis, se poursuit au Yémen. De nouvelles frappes aériennes ont détruit une partie des installations militaires houthistes lundi et mercredi. Alors que le dispositif militaire américain redéployé dans la région visait à dissuader les voisins d’Israël d’intervenir d’une façon ou d’une autre dans la guerre d’anéantissement menée par Israël à Gaza, cela n’a pas suffi à intimider les rebelles houthistes, un mouvement religieux chiite, arrivé au pouvoir dans la capitale du Yémen, Sanaa, et toute la région nord-ouest du pays à la suite d’une guerre de près de dix ans contre l’ancien pouvoir central soutenu par l’Arabie saoudite. Profitant d’une position militaire stratégique donnant sur le détroit de Bab-el-Mandeb à l’entrée de la mer Rouge, ils ont choisi de cibler des navires marchands remontant vers le canal de Suez en direction d’Israël et de pirater un navire propriété israélienne. Une démagogie pour ce régime qui contrôle une moitié du pays, à destination d’une population qui se sent solidaire du peuple palestinien. Les États-Unis et la coalition militaire qu’ils ont mise en place depuis décembre, avec la Grande-Bretagne, la France l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis notamment, pour protéger la circulation des navires marchands ont une autre religion : le commerce. Ça vaut bien à leurs yeux quelques bombardements et des morts.
Le commerce tangue !
La mer Rouge est une voie maritime décisive depuis le percement du canal de Suez en 1869. Son importance s’est encore accrue ces dernières années. Le gaz et le pétrole que la Russie ne vend plus directement à l’Europe par ses pipelines revient dans le Vieux Continent par des cargos transportant du gaz liquéfié ou du pétrole. Au total, 12 % du commerce mondial est acheminé par cette voie. Les armateurs, ravis de cette nouvelle perturbation, profitent de ces incidents (qui n’ont pourtant tué ni même blessé personne) pour renchérir les prix au nom du surcoût occasionné par le contournement de l’Afrique. Ce changement de barre augmente de cinq jours les délais de livraison. Quatre cents porte-conteneurs parcouraient journellement le canal de Suez lors des deux premières semaines de l’année dernière, ils ne sont plus que 150 actuellement. Les industriels rencontrent, ou prétextent, des problèmes : Tesla et PSA ont mis leurs ouvriers en chômage technique en raison du défaut de ravitaillement (l’économie mondiale avait, déjà lors de la reprise de l’activité après le Covid, connu les joies du juste-à-temps).
Ces perturbations sont moins graves que celles occasionnées par la fermeture du canal de Suez après un accident maritime en 2021. Mais elle coûte des sous, que l’impérialisme américain, numéro un du commerce mondial et maître sur les eaux internationales, veut épargner à ses capitalistes.
L’impérialisme craint davantage la révolte populaire que les Houthistes
La prise de pouvoir des Houthistes dans l’ancienne capitale de la République yéménite, Sanaa, et sur une aire représentant 30 % de son territoire le plus peuplé, est l’expression de la décomposition d’un régime que l’Arabie saoudite et les États-Unis ont soutenu militairement jusqu’en 2021. Un pays qui a certes beaucoup souffert des luttes des clans régionaux ou religieux, mais qui a aussi connu des révoltes populaires.
Le Yémen, depuis sa réunification dans les années 1990, est un pays pauvre dans lequel jamais l’État centralisé n’est parvenu à imposer une véritable unité. De nombreux clans tribaux au nord constituent des États dans l’État, dont les dirigeants profitent de prébendes et sont intégrés via l’armée et ses postes lucratifs. Mais l’une de ces tribus, celle des Al-Houthi, conteste cet État depuis sa formation. En 2004 l’assassinat du leader religieux Hussein al-Houthi par le pouvoir qui se méfie de cette ethnie zaïdite (l’un des rites chiites), suscite une insurrection contre le pouvoir central. Dès lors, la critique des dirigeants du Yémen au pouvoir se double d’une dénonciation de l’impérialisme américain, mais de nature obscurantiste : « Dieu est le plus grand ! Mort à l’Amérique ! Mort à Israël, malédiction sur les Juifs et victoire de l’islam » pouvait-on lire à Sanaa.
En 2011, le Yémen fut lui aussi entrainé par l’élan des révoltes du monde arabe. De puissantes manifestations ébranlèrent la dictature du président Ali Abdallah Saleh. Un temps soutenu par les régimes voisins des pays du Golfe, Arabie saoudite en tête, le président Saleh sera néanmoins contraint d’abandonner le pouvoir quelques mois plus tard, remplacé, sous l’égide de l’Arabie saoudite, par son vice-président Abdrabbo Mansour Hadi. Un peu comme en Syrie, faute d’évolution révolutionnaire, le printemps arabe a fait place à un affrontement de clans religieux et ethniques. L’ex-président Saleh rejoignit un temps ses ennemis jurés de la veille, les Houthistes, avant d’être éliminé par eux lorsqu’il voudra de nouveau changer son fusil d’épaule.. Mais à la différence de la Syrie, le pouvoir central va perdre contre les rebelles.
Qui sont ces Houthistes ?
Les Houthistes ont pris la capitale, Sanaa, en 2014, et lorsqu’ils marchèrent vers Aden, le grand port au sud du pays en 2015, une coalition, entérinée par la suite par l’ONU, composée de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis notamment, est entrée en guerre, dans une certaine mesure à l’instigation des États-Unis et financée par eux. Le bilan total de huit ans de conflit, estimé à 400 000 morts (d’après l’ONU) et des millions de déplacés, est terrible. Ce n’est qu’en septembre 2022 que les hostilités cessèrent, après que Biden, changeant de politique, cessa de financer l’armement des ennemis des Houthistes (parmi lesquels Al-Qaïda) et engagea l’Arabie saoudite à chercher un compromis.
Aujourd’hui, le Yémen est balkanisé entre trois pouvoirs séparés et la zone la plus riche est contrôlée par les Houthistes. Mais gérer un pays en paix peut se révéler plus périlleux que de le conduire en situation de guerre où la haine contre l’opposant commun joue un rôle fédérateur. Les populations qui ont subi tant d’atrocités pendant les huit ans de conflit, avec un blocus qui a condamné à la famine des millions de Yéménites, doivent dorénavant subir la main de fer des religieux qui, en plus de faire peser le lourd fardeau de l’État sur la population, imposent un ordre « moral » strict. L’esprit de révolte du printemps arabe reprend peut-être un peu ses droits. La crainte en tout cas des nouveaux maîtres de Sanaa, si on en juge par le témoignage d’un avocat yéménite que cite le journal Le Monde : « En septembre [2023], [les Houthistes] étaient fébriles. Ils déployaient leurs forces de sécurité aux abords de certaines mosquées, de peur que les gens ne sortent manifester dans les rues après la prière du vendredi. » En décembre 2023, la peine de mort a ainsi été requise à l’encontre de la militante des droits de l’homme Fatima Saleh al-Arwali, pour « intelligence avec l’ennemi ».
En réactivant, au nom du soutien aux Palestiniens, la fibre anti-impérialiste, le régime houthiste peut espérer à nouveau regrouper derrière lui et faire taire toute contestation, voire fédérer à nouveau les tribus qu’il avait unies derrière lui lors de la guerre contre l’État central et qui, depuis sa victoire, ont pris leurs distances ou l’ont combattu. Calculs de dirigeants dont nous ne connaissons pas tous les ressorts et tous les retournements possibles. Et qui se traduisent par ces petits coups d’éclats du régime des Houthis en mer Rouge.
Mais les sentiments des centaines de milliers de manifestants qui ont envahi à plusieurs reprises le centre de Sanaa répondant à l’appel à soutenir les Palestiniens de Gaza sont, eux, clairs : la solidarité de populations voisines, qui connaissent la même misère et des années de guerre.
Le Moyen-Orient, une bombe à fragmentation
Derrière les attaques des Houthistes contre des navires à destination d’Israël, y aurait-t-il l’Iran ? Le schéma est bien commode pour justifier la coalition militaire qui s’est constituée derrière les USA pour contrôler la mer Rouge, et ses bombardements sur Sanaa. Les rapports entre grandes puissances impérialistes, leurs alliés d’Arabie saoudite ou des émirats pétroliers, et le « camp d’en face » que serait l’Iran, oscillent entre concurrence et une certaine complicité d’intérêts pour contrôler les pauvres de la région.
De ses alliés dans la région (Hezbollah, Hamas, troupes en Irak), les Houthistes sont peut-être la force que les gardiens de la révolution contrôlent le moins. Aucun cadre de l’armée iranienne n’a été identifié au Yémen et le zaïdisme est très éloigné du chiisme de la république islamique. Cela n’empêche le régime des ayatollahs de soutenir les ennemis de ses ennemis. « En l’espace de quelques années seulement, les rebelles houthistes du Yémen se sont dotés d’un arsenal remarquablement diversifié d’armes anti navires, comprenant à la fois des missiles de croisière et des missiles balistiques », écrit une étude de l’International Institute for Strategic Studies, un arsenal alimenté par l’Iran, quoique ce soutien est bien moindre que celui des États-Unis envers Israël. Mais fournir des armes n’est pas commander.
L’Arabie saoudite, conseillée par les États-Unis, a fini par négocier le partage du pays avec les Houthistes. Cela n’a pas empêché ces derniers de finir par se retourner contre eux. Comme le Hamas, que les dirigeants israéliens avaient un temps soutenu pour faire pièce à l’OLP, l’a fait contre Israël.
Afin de gérer le monde entier, les fins stratèges de la diplomatie cherchent à abattre les forces qu’ils ont tantôt combattues tantôt reconnues. Les houthistes en sont un bon exemple : sortis de la liste des formations terroristes lorsqu’en 2021 les États-Unis décidèrent de composer avec eux, ils viennent d’y être réintégrés. Car toucher aux voies commerciales est à leurs yeux le crime le plus impardonnable.
Dans cette poudrière qu’est le Moyen-Orient, si riche en pétrole, et pourtant plongée pour l’essentiel dans la misère, la guerre déclenchée par Israël à Gaza est en train de faire des petits. Il ne s’agit pas tant pour les grandes puissances coalisées du problème des Houthistes, ni même de la concurrence avec la dictature iranienne : ils ont maintes fois composé avec elle, en Irak par exemple, afin d’y rétablir l’ordre. Pour les États-Unis, il faut bien gérer le chaos que les guerres du Golfe y ont créé. Car il faut de l’ordre pour exploiter les richesses de cet espace, et peu importe au fond celui qui l’assure. À condition qu’il ne se retourne pas contre ses parrains impérialistes… comme ce qui arrive finalement au Yémen.
Jusqu’où risque de monter l’incendie, combien de temps encore dureront les massacres à Gaza et les crimes des bombardements au Yémen ? Seule la révolte des peuples et des travailleurs de la région pourra changer leur sort.
Louis Dracon