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Crise sociale, dévaluation, l’Argentine au bord du gouffre : l’extrême droite en force et les défis de la gauche révolutionnaire

La percée de l’extrême droite en Argentine, avec plus de 30 % des voix aux primaires (Paso), a provoqué un choc dans le pays et plus largement sur le continent. Au Brésil, l’extrême droite partisane de Bolsonaro possède une minorité de blocage au Parlement ; au Chili, l’Assemblée délibérative qui réécrit la Constitution est dominée par les partisans de Kast, admirateur de l’ancien dictateur Pinochet. Et si Milei, le leader d’extrême droite en Argentine, n’a pas la base de Bolsonaro dans les milieux chrétiens et dans l’armée, ni la base idéologique et sociale issue de la dictature chilienne, ce choc électoral sonne comme un avertissement pour la classe ouvrière argentine.

Un choc électoral dans un pays broyé par la crise sociale

Après une stagnation économique d’une décennie, une alternance de partis usés, 45 % de sa population sous le seuil de pauvreté, 113 % d’inflation sur un an, un dollar à 780 pesos au marché noir (deux fois au-dessus du cours officiel), l’Argentine a vécu des élections primaires (Paso) déterminantes, car, avec un système de vote en principe obligatoire, elles sont un véritable test grandeur nature des élections générales prévues le 22 octobre 2023. Les partis de gouvernement, que ce soit Massa avec les péronistes ou le ticket Bullrich-Laretta pour la droite conservatrice, ont perdu ensemble sept millions de voix par rapport à la consultation de 2019. Avec 7,1 millions de voix pour sa première candidature, Milei qui se présente comme un libertarien, a joué une partition anti-système qui lui a valu plus de 30 % des voix, d’être arrivé en tête dans 16 provinces sur 24, et deuxième dans quatre provinces. Sa campagne a été un mélange de spectacle (scène où il criait sans rire qu’il était « un lion » et « le roi dans un monde perdu »), d’insultes contre la gauche révolutionnaire et tout ce qui pouvait être associé au progrès social, et un étalage de mesures censées lutter « contre le socialisme », mêlant machisme, racisme, liberté du port d’armes, déni de la crise climatique et une haine des pauvres sans équivalent dans une histoire de l’Argentine pourtant riche d’épisodes réactionnaires. Le programme de Milei est une régression sur tous les plans : suppression de 10 ministères sur 18 (dont celui de l’Éducation) avec privatisation intégrale des services publics, privatisation des 34 compagnies d’État accusées de creuser le déficit (en fait la dette cumulée de ces entreprises pèse seulement 1 % du Produit intérieur brut national), interdiction de l’avortement et des droits des minorités LGBT, pillage programmé des milieux naturels, restriction des droits syndicaux et politiques des travailleurs. Un capitalisme intégral, puisque Milei est favorable au commerce légal des organes humains, dans un continent où ce commerce rapporte déjà des millions par an en prenant directement dans la chair des pauvres. Mais, pour l’essentiel, sa campagne a été centrée sur la dollarisation de l’économie argentine. Avec démagogie, il a soutenu un plan mis en place par un financier, Ocampo, qui, selon ses dires, allait enrichir les Argentins. Pour effectuer ce basculement complet vers la monnaie américaine, il faudrait mobiliser 32 milliards de dollars et pour cela garantir cette opération par la mise à disposition auprès des créditeurs des richesses nationales et en premier le pétrole (YPF, la compagnie pétrolière d’État).

À l’annonce des résultats, une partie significative du patronat a salué une option possible, la bourse de Buenos Aires n’a pas paniqué, loin de là, bien que Milei a annoncé que son plan d’ajustement serait pire que celui du FMI. Dans la foulée, le candidat péroniste Massa, super ministre de l’Économie et véritable chef de gouvernement, a dévalué une fois de plus le peso, cette fois de près de 20 %. Cette dévaluation annonce une hausse de l’inflation aux conséquences désastreuses pour le prolétariat d’Argentine.

Comment en est-on arrivé là ?

Le journaliste Mario Wainfeld, de Página 12, équivalent de Libération ici, a posé peut-être le problème de la façon la plus crue. Alors que la crise sociale est immense, que les partis de gouvernement sont discrédités, que le capitalisme n’apporte rien et que l’extrême gauche a des porte-paroles reconnus, avec une implantation importante parmi les mouvements de travailleurs au chômage (piqueteros), ce n’est pas elle qui a bénéficié de cette colère électorale. Pourquoi ? Ses réponses – défense à peine voilée d’un vote Massa péroniste contre Milei –, nous les partageons pas, mais on ne peut évacuer du revers de la main cette interrogation.

Plusieurs facteurs ont permis l’ascension de ce démagogue d’extrême droite. D’abord, l’échec complet du péronisme. Gangrenée par le clientélisme, sa politique appelée « progressiste » en Amérique latine, mais totalement capitaliste sur le fond, consistait à distribuer des aides, à stimuler la consommation par une émission monétaire. Cette impasse a non seulement enrichi la bourgeoisie argentine adossée au soutien étatique sur le marché intérieur et à l’exportation, mais elle a aussi contribué à augmenter le nombre de pauvres et des salaires de misère en laissant le patronat libre de toutes les exactions, avec la complicité de la bureaucratie syndicale péroniste. Ensuite, la droite a adopté le ton de Milei sur la prétendue insécurité : un de ses candidats, pourtant modéré, a appelé tout simplement « à tirer à balles réelles sur les piqueteros » lors de sa campagne. Enfin, il y a une raison plus profonde, qui tient à la réorganisation du marché mondial dans l’espace latino-américain. La polarisation sociale a été une constante depuis la formation de ces États lors du cycle des indépendances au début du 19e siècle. Elle va s’accroître au 21e dans la décennie qui vient. En effet, l’exportation de matières premières et alimentaires a été une des bases de l’économie régionale mais aussi la racine de sa dépendance au marché international. Mais la transition énergétique et l’accroissement de la population annoncent des profits faramineux dans la période à venir. L’Amérique latine possède 30 % du cuivre mondial, 60 % du lithium connu (éléments essentiels des batteries électriques), 60 % du soja, 30 % du maïs et du bœuf. L’ Argentine a le lithium, le pétrole, le soja, le bœuf, et sa bourgeoisie compte bien avoir sa part des 100 milliards de dollars prévus à l’exportation pour 2030 par le continent. Une inégalité croissante s’accommode mal d’une démocratie bourgeoise même en apparence avec ses droits et libertés formels. Milei représente, comme d’autres ailleurs, la nécessité d’un parti de l’ordre pour contrôler la violence et les révoltes que le pillage et l’exploitation rendent inéluctables.

Il est possible d’ajouter une autre raison, plus subjective. La défiance à l’égard de l’État, prégnante dans les milieux populaires, a été récupérée par Milei ; l’abstention importante malgré le vote obligatoire ne peut masquer cela. Le mouvement révolutionnaire n’a pas pu capter cette colère, il est vrai sur un terrain qui nous est rarement favorable, celui des élections.

La gauche révolutionnaire au carrefour

L’Argentine présente aujourd’hui une tendance à de futurs chocs sociaux d’ampleur, avec la particularité d’avoir des organisations révolutionnaires implantées et reconnues. Plusieurs milliers de militants dans les entreprises, les quartiers, les lieux d’étude et de formation ; à titre d’exemple les camarades du FIT-U ont mobilisé 15 000 assesseurs pour garantir la bonne tenue du scrutin. Nous laissons la parole aux militants argentins pour que les militants et les lecteurs de Révolutionnaires se fassent une opinion dans une discussion difficile. Il y a là une part importante des questions essentielles pour les militants révolutionnaires : l’unité des révolutionnaires dans un parti, le rapport à l’État, les possibilités et les limites des luttes électorales et la nécessité de préparer une crise révolutionnaire.

Tristan Katz, 22 août 2023

 


 

Dossier sur les élections primaires (Paso) en Argentine d’août 2023