
Le NPA-Révolutionnaires a été invité à la dernière édition de la conférence marxiste organisée par les camarades de Socialist Alternative, en Australie. Une occasion d’échanger fraternellement entre organisations communistes révolutionnaires de traditions différentes. Dans cette interview, Corey Oakley (membre de l’exécutif national de Socialist Alternative, et secrétaire du front électoral Victorian Socialists) et Jasmine Duff (organisatrice de l’intervention dans la jeunesse et candidate de Victorian Socialists) reviennent rapidement sur l’histoire de leur courant et leurs tentatives en Australie.
Pourriez-vous parler un peu de Socialist Alternative, son histoire et ce que vous tentez de faire en Australie ?
Corey Oakley
Nous sommes une organisation révolutionnaire issue de la tradition Cliffiste et du SWP en Grande-Bretagne1. Suite à notre exclusion en 1995, nous nous sommes d’abord établis à Melbourne et développés, jusqu’à avoir aujourd’hui une existence nationale. Nous nous considérons clairement comme une organisation socialiste révolutionnaire et nous avons essayé d’intégrer des personnes issues de différentes traditions révolutionnaires au cours des dernières années, en particulier lors de la fusion qui a eu lieu il y a une dizaine d’années [avec le Revolutionnary Socialist Party en 2013].
Jasmine Duff
Nous sommes anti-staliniens. Nous sommes organisés dans presque toutes les grandes villes d’Australie, où de nombreux jeunes nous rejoignent sur les campus universitaires. Ces jeunes jouent un rôle important, en expliquant notre politique aux autres, en menant des campagnes politiques, mais aussi en entrant sur le marché du travail, ce qui nous permet de nous développer hors des campus. Ainsi, à Melbourne, la principale ville où nous sommes basés, le groupe est composé pour moitié de salariés et pour moitié d’étudiants. Je pense que cela reflète une chose très positive, d’une part, pour notre croissance à long terme et le développement de cadres de nos projets, comme Victorian Socialists, et d’autre part, le fait d’avoir un flux constant de jeunes qui rejoignent le groupe. Mais rien de tout cela n’est automatique. Nous faisons beaucoup d’efforts pour convaincre les gens de notre politique, trouver des individus, les convaincre, les intégrer dans le groupe, leur apprendre à être des militants capables de défendre notre orientation.
L’Australie apparaît en quelque sorte comme la dernière démocratie bourgeoise occidentale où l’extrême droite n’est pas prête à prendre le pouvoir. Comment diriez-vous que la situation politique à l’échelle internationale impacte ici la vie politique et les conditions de vie des travailleurs ?
C.O.
Je pense que la situation actuelle à l’international et la montée de l’extrême droite populiste trouvent leurs racines, en grande partie, dans la crise financière de 2008. Je dirais qu’à bien des égards, aux États-Unis en particulier, l’Australie a été un peu à l’abri. Les effets de la crise économique n’ont pas été aussi graves ici, elle ne s’est pas répercutée en termes de baisse du niveau de vie comme dans d’autres régions du monde. Mais cela a vraiment changé au cours des dernières années : le Covid, la généralisation de l’inflation ont particulièrement frappé Australie et le gouvernement travailliste, tout en participant à l’émergence de toute une galaxie de petits partis d’extrême droite ou populistes. Les deux principaux partis électoralement, ont décliné, passant de 85 % des voix il y 20 ans à seulement 66 % aujourd’hui. C’est assez significatif. Au fur et à mesure que le Parti travailliste décline dans ses régions ouvrières, il y a un réel danger qu’il se crée une sorte de droite trumpiste, alors que nous avons une histoire de formation de partis anti-immigration qui ont déjà réussi à s’implanter il y a 30 ans. Notre projet électoral se concentre donc sur la création d’une alternative socialiste vers laquelle la désillusion des travailleurs à l’égard du Labor Party se dirige vers la gauche socialiste plutôt que vers la droite populiste.
J.D.
L’Australie est également l’un des pays les plus stables depuis la crise financière mondiale, par rapport à de nombreux pays européens ou aux États-Unis. Mais nous commençons aussi à subir des changements. Nous sommes actuellement en pleine crise du logement et du coût de la vie, et c’est l’une des grandes questions politiques dont parlent les médias et qui influencent la conscience des jeunes. C’est une crise beaucoup moins importante que celle que connaît une grande partie du reste du monde. Mais en même temps, cela a déjà commencé à attirer les gens vers la gauche, et nous le sentons, notamment avec l’augmentation des voix que les Victorian Socialists peuvent obtenir. Il existe un petit espace de gauche qui s’ouvre et qui pourrait s’approfondir à l’avenir à mesure que la crise se développe.
Au moment où on parle, ce sont les élections fédérales en Australie. Vous avez parlé de la crise du logement, quelle est la réponse des principaux partis, travaillistes et libéraux, à ce sujet ? Pouvez-vous en dire un peu plus sur ce que vous essayez de faire à travers Victorian Socialists ?
C.O.
Il n’y a aucune différenciation politique entre les deux principaux partis, ils maintiennent l’orientation qu’ils ont depuis des années. Nous avons donc un gouvernement travailliste depuis trois ans, un gouvernement de droite qui ne fait rien et qui n’a pas vraiment développé de politique pour répondre à la crise massive du logement ou du coût de la vie. Aucun parti ne présente de politique pour y faire face, et ils ne présentent pas non plus de politique pour faire face à ce qui se passe au niveau international, en particulier avec l’administration Trump. Celle-ci constitue un problème pour la société australienne, tant parce que celui-ci participe à développer l’extrême droite partout dans le monde, mais aussi sur le plan géostratégique, car l’alliance avec les États-Unis constitue la pierre angulaire de la politique étrangère australienne depuis 70 ans. L’arrivée de Trump soulève une crise pour la classe dirigeante, mais personne n’en parle pendant les élections. Concernant Victorian Socialists, nous faisons campagne sur le coût de la vie, l’imposition des riches. Nous cherchons à offrir une alternative de classe à ce qui se passe, en tentant de rejeter la faute sur les riches, sur les grands partis de droite, et d’empêcher l’extrême droite d’utiliser les migrants et étrangers comme boucs émissaires.
J.D.
Aucun des partis en lice ne s’attaque sérieusement aux véritables atrocités auxquelles sont confrontées les classes populaires. Là où je me présente – Fraser, un quartier très ouvrier de l’une des principales banlieues – un jeune homme noir sans domicile fixe a été abattu par la police il y a quelques jours. C’est une zone où le taux de sans-abris est très élevé, non seulement par rapport à l’État, mais aussi par rapport au pays, et où les salaires des travailleurs stagnent. Nous sommes pratiquement revenus au niveau où nous étions il y a dix ans en termes de niveau de vie en Australie. Historiquement, nous avions des logements sociaux en Australie. Ceux-ci sont en train d’être massivement vendus dans l’État de Victoria, alors que 61 000 personnes sont inscrites sur la liste d’attente des logements sociaux. Aucun de ces problèmes n’est abordé par les principaux partis. Au lieu de cela, ils se contentent de dire que les migrants sont responsables de la crise du logement. Il existe également un parti progressiste plus proche de la classe moyenne en Australie, le Green Party, qui est historiquement le parti pour lequel les gens de gauche progressistes votent. Mais il a également montré qu’il n’avait pas grand-chose à offrir, si ce n’est des compromis avec le Parti travailliste lorsqu’il est au pouvoir. Par exemple, le Green Party explique : « Oui, nous pensons que les accords spécifiques avec les États-Unis sont mauvais, mais ce que nous voulons, c’est 4 milliards de dollars en nouveaux missiles et en drones pour défendre l’Australie. »
Vous vous présentez en tant que candidats de Victorian Socialists, une forme de front électoral socialiste. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la façon dont il a été créé, sur ce qu’il représente, sur son impact sur les élections et sur la façon dont il s’est développé au cours des dernières années ?
J.D.
Socialist Alternative a lancé Victorian Socialists en 2018 aux côtés d’autres individus et groupes de gauche, et nous sommes de plus en plus devenus l’une des forces centrales de ce mouvement. Plus de 1000 personnes se sont engagées bien au-delà de nos rangs à faire vivre la campagne. Ainsi, dans l’Ouest, où je me trouve, nous avons organisé des réunions auxquelles assistent constamment de nouvelles personnes désireuses de s’impliquer, par exemple en faisant du porte-à-porte. Tout ce travail de rayonnement est essentiel pour montrer que nous existons, car nous sommes encore peu connus. On doit donc aller à la rencontre de la population pour exposer notre programme, essayer de se constituer une base d’électeurs au fil du temps. Lors des dernières élections sérieuses auxquelles nous nous sommes présentés [en 2024], nous avons obtenu 67 000 voix, ce qui est presque du jamais vu pour une formation socialiste en Australie et démontre un peu l’espace dont nous disposons en ce moment afin présenter les arguments socialistes à une couche beaucoup plus large de travailleurs. Nous souhaitons donc développer nationalement Victorian Socialists. Mais en même temps, il est important pour Socialist Alternative de rester enraciné dans les principes révolutionnaires et de garder une orientation équilibrée entre la construction du projet électoral et la construction de notre parti en lien avec celui-ci.
C.O.
La quasi-totalité du vote de la classe ouvrière s’est historiquement portée sur le Labor Party pendant des décennies. Et même s’il y a eu parfois une gauche forte à travers le Parti communiste ou d’autres groupes socialiste en Australie ainsi qu’un mouvement syndical fort, ceux-ci n’ont pas eu d’impact électoral, historiquement parlant. C’est pourquoi, même si nous sommes un petit groupe à la base, Victorian Socialists compte environ 1 200 membres, ce qui est assez peu par rapport à ce qui s’est fait dans le passé. Mais malgré cela, nous avons réussi à obtenir un vote important. Si le Parti travailliste reste, en termes de votes, un parti de masse qui n’a pas connu le même déclin que les autres partis sociaux-démocrates européens, il s’est néanmoins érodé en termes de base d’adhérents. Les syndicats sont historiquement faibles, ce qui crée une opportunité pour un défi électoral de gauche d’une manière qui n’a jamais vraiment existé en Australie auparavant.
Nous réalisons cette interview lors de la conférence marxiste 2025, pour laquelle plus de 1 600 billets ont été vendus au cours des derniers mois. Il semble que ce soit la plus grande conférence marxiste que vous ayez jamais organisée, ce qui témoigne d’une petite dynamique de recrutement dans vos rangs. Quelles sont vos perspectives, à la fois en Australie et au niveau international, dans la séquence politique qui s’annonce ?
C.O.
Au cours des dernières années, nous nous sommes consolidés et devenus le principal groupe socialiste en Australie, ce qui est vraiment positif, mais nous sommes une organisation minuscule à l’échelle nationale, on a donc encore beaucoup de boulot. Le projet électoral en fait partie et constitue un vecteur de croissance pour nous. Mais ce n’est pas le seul. Nous sommes aussi engagés dans la campagne en soutien à Palestine au cours des 18 derniers mois. Elle a diminué en Australie, mais nous avons toujours des manifestations hebdomadaires de plusieurs milliers de personnes. Il est donc très important de se placer au centre de ces événements pour envisager l’avenir. Nous ne savons pas ce qui nous attend en termes de lutte des classes, mais nous savons qu’il existe une désillusion croissante à l’égard du système, qui ne se traduit pas encore par un niveau de lutte sur le terrain ou d’organisation. Le mouvement syndical est en déclin depuis 40 ans et il n’y a plus, depuis des générations, de grèves ou épisodes de lutte de classe significatifs. Cela va changer à un moment donné, mais nous ne savons pas où nous en sommes.
J.D.
Notre groupe s’est développé régulièrement au fil des ans, et il y a souvent des moments comme le mouvement palestinien, où la campagne électorale fédérale, où cela s’accélère un peu. Nous devons essayer de saisir ces opportunités pour convaincre les gens de s’engager politiquement à nos côtés. Le mouvement palestinien de ces deux dernières années a été important parce que nous ne voulons pas simplement exister et recruter des gens pour la beauté des idées et laisser toute la situation se dérouler autour de nous. Nous voulons intervenir politiquement. Dans le cadre du mouvement palestinien, par exemple, nos membres ont fait partie du comité qui a organisé ces manifestations hebdomadaires, nous avons mis en place et organisé onze campements universitaires sur des campus à travers le pays, inspirés par les États-Unis. Nous avons défendu notre orientation socialiste, contre les politiques « identitaires », contre l’hostilité envers travailleurs dans les campements. Il s’agissait d’argumenter sur l’organisation de réunions démocratiques, d’inviter des personnes à participer aux camps qui n’étaient peut-être pas d’accord avec le programme complet des personnes qui les dirigeaient, etc., nous avons aussi polémiqué contre ceux qui manifestaient de l’hostilité aux idées socialistes. Nous prenons aussi part à l’agitation contre l’extrême droite. L’extrême droite australienne est minuscule, mais pour chacun de ces petits groupes fascistes qui ont émergé dans la rue, nous avons participé aux campagnes visant à les écraser, à s’organiser dans la rue, à les affronter et à attirer un grand nombre de personnes dans ces rassemblements afin d’en faire – dans la mesure du possible – des rassemblements de masse.
Avez-vous quelque chose à ajouter ?
C.O.
Nous cherchons à développer une organisation de cadres, ce qui est toujours important partout dans le monde, mais particulièrement dans un contexte australien de faible niveau de politisation de la population. Des générations entières ne se souviennent pas des dernières grandes luttes qui ont eu lieu ou ne connaissent pas grand-chose de l’histoire du mouvement socialiste. Il y a beaucoup d’hostilité, y compris « anticapitaliste », au système, mais très peu de conscience des traditions marxistes, de la théorie et de la politique marxiste. Nous mettons beaucoup l’accent sur la formation au marxisme et sur l’intégration dans notre organisation. Nous voulons être en relation avec le monde extérieur, mais je pense qu’une grande partie de la raison pour laquelle nous avons été capables de nous développer dans une situation difficile est une attention très détaillée à la formation de nos sympathisants en militants révolutionnaires qui comprennent l’histoire, qui comprennent le monde qui les entoure dans une situation où rien de naturel dans la société ne permet que cela se produise.
J.D.
Je pense que c’est la tâche à accomplir partout. Pas se concentrer uniquement sur le Parlement ou sur les mouvements sociaux. Nous espérons construire des partis ouvriers révolutionnaires de masse. Mais tout cela découle d’un travail détaillé et systématique pour gagner les gens à la politique socialiste, et il n’y a pas de raccourcis. Nous devons construire des organisations de cadres socialistes révolutionnaires partout dans le monde, en jetant les bases de ce qui pourrait se développer à l’avenir. En Australie, il y eut des débats par le passé où des groupes se demandaient s’ils devaient modérer leur politique pour se développer, par exemple en laissant tomber les questions de l’insurrection et de la révolution. Il est peut-être plus facile de gagner les gens à une vague forme de socialisme, mais nous pensons qu’il est important de garder ces raisonnements au cœur des organisations qui se construisent, de construire sur des principes clairs qui sont anti staliniens et défendent la nécessité de l’insurrection et la révolution. Il ne faut pas s’attendre à ce que les gens viennent automatiquement à nous, mais bien d’aller les chercher pour les gagner à nos idées.
1 Tony Cliff, mort en 2000, fut le fondateur en 1977 du SWP en Angleterre, parti issu du trotskisme. Mais Cliff a rejeté au cours de son parcours militant l’analyse de Trotski sur la nature de classe de l’URSS, voyant en celle-ci non plus un État ouvrier dégénéré, produit de la dégénérescence stalinienne de la Révolution russe, mais un capitalisme d’État.