Si le pays est entré dans une séquence de soulèvements populaires depuis janvier 2018, marqués par un refus catégorique de toute concession avec le régime des mollahs, celui auquel nous assistons encore aujourd’hui est particulièrement long et déterminé. Le mouvement de Jina, du nom kurde de la jeune fille dont le meurtre par la police des mœurs déclencha la contestation, a commencé il y a maintenant presque six mois. Cet épisode quasi révolutionnaire met principalement en branle la jeunesse populaire et les femmes, et sa réussite incontestable, malgré les dangers qui le guettent, est d’avoir affirmé haut et fort que l’émancipation de tous passe par celle des femmes. La fin de leur oppression est devenue une revendication générale, incontournable d’une période révolutionnaire loin d’être terminée.
Un bref rappel des faits
Le 16 septembre 2022, Mahsa Jina Amini, 22 ans, meurt sous les coups de la police pour avoir mal mis son voile. Sa région natale, le Kurdistan iranien, connu pour sa résistance historique, s’embrase. Le lendemain, le pays entier sort dans la rue, y décroche les portraits du guide suprême de la République islamique, affronte la police aux cris de « Femme, vie, liberté ». L’oppression des femmes cristallise toute la violence politique et économique de ce régime, dont la chute est exigée en retour. Elle a absorbé toutes les colères liées aux oppressions sexistes mais aussi à la paupérisation : l’inflation atteint 50 % en décembre 2022, et même 70 % pour la nourriture.
L’émancipation en acte
Les femmes imposent leur présence, leur tête nue, leur révolte face à la misogynie, aux côtés des hommes qui les soutiennent. Dans un slogan interpellant les autorités et largement repris, les hommes dénoncent : « C’est toi le pervers, c’est toi le convoiteur », et les femmes renchérissent : « C’est moi la femme libre ! » Elles se regroupent dans les quartiers et défient le pouvoir, y compris sous les balles des bassidjis, les miliciens du régime.
Rapidement, même le Baloutchistan, une région au sud-est de l’Iran, très pauvre et au carrefour de plusieurs formes de patriarcat, à la fois fondamentaliste et communautaire, reprend les mêmes slogans féministes. La contagion de ces idées contestataires donne réalité à ce qui paraissait impensable. Au Baloutchistan, zone tampon entre le Pakistan et l’Afghanistan, il arrive qu’une femme violée soit tuée par sa propre famille pour sauver « l’honneur ».
Des formes de contre-pouvoir, là où les lois de la République islamique n’avaient plus cours, ont pu apparaître. À l’université, pendant des mois, les étudiants et les étudiantes ont détruit les murs qui séparaient les filles et les garçons. La nuit, pendant que les mosquées occupées faisaient résonner des chants révolutionnaires, les femmes sortaient sans voile. Malgré le reflux du mouvement aujourd’hui, les femmes le portent moins qu’à l’ordinaire, jusque dans les entreprises, malgré les menaces de licenciement qu’elles subissent. Encore mieux, dans les collèges et les lycées, de très jeunes filles ont bravé l’autorité des adultes en faisant virevolter le leur. Un affront insupportable pour les réactionnaires, à tel point qu’à Qom puis dans d’autres régions du pays, plusieurs centaines d’écolières ont été et sont toujours empoisonnées au gaz ! Une lâche barbarie pour leur faire payer leur soif de liberté. Les familles dénoncent le régime en manifestant tandis que des organisations politiques pointent précisément du doigt des groupes fondamentalistes proches du guide suprême, mais rien n’est encore avéré.
Ces six derniers mois, des collectifs féministes se sont renforcés, y compris dans les zones rurales, en parallèle des autres formes d’organisations que sont les coordinations de travailleurs et travailleuses, les comités de quartier et d’étudiants. Les premières correspondent aux syndicats clandestins des bastions industriels, qui ont parfois des liens entre eux, ou à la coordination des enseignants, très active dans le mouvement. Les appels aux grèves contre le régime et à sortir dans la rue émanent des comités de quartiers populaires, des collectifs féministes, des comités étudiants et de la coordination enseignante. Les grosses usines, elles, font grève avant tout contre les salaires impayés et l’inflation, sans trop se mêler explicitement au mouvement de masse. On peut toutefois mentionner le cas intéressant de la grève fin novembre de l’usine Crouse, sous-traitant de l’automobile, menée sur les salaires et les conditions de travail mais majoritairement par des femmes. En réalité, la coordination entre ces différentes structures ne peut se faire que sur des bases politiques communes, ce qui n’est pas toujours clarifié. Le mouvement ouvrier traditionnel1 semble ne pas vouloir se sacrifier pour un changement de régime incertain avec une bourgeoisie au pouvoir toujours aussi rapace ; les collectifs féministes tiennent à mettre en avant l’oppression spécifique des femmes et préfèrent souvent se structurer en non-mixité. Mais certains d’entre eux ont clairement adopté un contenu de classe et une ligne révolutionnaire qui ne s’en tient pas au reversement de la République islamique. Au Baloutchistan par exemple, le collectif « La voix des femmes baloutches »2 dénonce le pillage des ressources (cuivre, or, manganèse) par les autorités locales comme nationales mais aussi la privatisation de toute l’économie, laquelle donne lieu à nombre de licenciements. Entre chômage, trafics en tout genre dont elles sont exclues, clans plus ou moins mafieux, les femmes sont les premières victimes de la complicité entre les capitalistes et les autorités religieuses. Sans parler des pénuries d’eau, en raison des infrastructures insuffisantes et des sécheresses, qui les touchent en priorité, car ce sont les femmes et les filles qui gèrent l’approvisionnement, et doivent ainsi parcourir des distances de plus en plus longues, plusieurs fois par jour, avec des charges lourdes et parfois sous 50 °C. Pour se donner des perspectives émancipatrices, il faudrait sans doute que tous ces collectifs, sans renoncer à leurs luttes spécifiques et au contraire pour les faire valoir, s’inscrivent dans une politique anticapitaliste commune avec les comités populaires et les coordinations de travailleurs et travailleuses.
Les royalistes aux aguets : une perspective anti-féministe
Un des grands dangers qui accompagne le reflux du mouvement de rue et de sa structuration est qu’une relève réactionnaire se prépare à plus ou moins bas bruit. Une petite musique, grinçante, monte : celle du retour du shah. D’un monarque en d’autres termes. Alors que le dernier a été détrôné en 1979 par une révolution populaire confisquée par l’ayatollah Khomeini. les médias et politiciens occidentaux font la part belle à son fiston. Le père était en effet la marionnette des impérialistes dans la région. Face à une situation économique et sociale qui empire de jour en jour, avec une dévaluation de la monnaie iranienne (toman) inédite, d’autres soulèvements, encore plus massifs, ne manqueront pas de surgir, qui pourraient à nouveau isoler les royalistes voire les balayer complètement. Raison pour laquelle ils se précipitent, qui au Parlement européen, qui au Congrès américain. C’est loin d’être une perspective avantageuse pour les femmes, malgré la cruauté du régime actuel. Les manifestations royalistes en Europe et aux États-Unis défilent au son d’un slogan absurde : « femme, vie, liberté [ils sont obligés de le reprendre], homme, patrie, prospérité ». Les royalistes établissent une complémentarité là où précisément nous voyons une opposition. Le shah affirmait d’ailleurs sans complexe que les femmes étaient moins intelligentes et moins talentueuses que les hommes. Alors que les sénateurs français ont reçu le fils en grande pompe fin février (c’était la deuxième fois qu’ils recevaient la famille Pahlavi depuis le début du mouvement), on a vu au même moment dans la manifestation à Bruxelles des portraits de Parviz Sabeti, un célèbre tortionnaire de la Savak, la police politique du shah, qui fit emprisonner, et assassiner des milliers d’opposants de gauche. Quand ce n’est pas lui-même qui manifestait tranquillement, comme à Los Angeles le 11 février. Des drapeaux de la Savak ont aussi été aperçus. Les déclarations du fils sont claires : il est prêt à régner, à garder si besoin du personnel déjà en place, et à continuer la politique pro-patronale de la République islamique.
« La voix des femmes baloutches » est la meilleure réponse qu’on puisse leur opposer. Elles ont en effet publié fin janvier un communiqué dans lequel elles mettent en garde contre des alliances possibles entre la droite, les sociaux-démocrates et le fils du shah. Un jeu de chaises musicales pour éviter une issue trop progressiste en somme. Il ne s’agirait pas de faire aveuglément confiance à ceux qui se disent opposants à la République islamique : « À bas l’oppresseur, qu’il soit shah ou mollah ». La « droite », disent-elles, fait comme si l’oppression des Baloutches et des femmes n’était qu’un produit de la République islamique. Mais elle est en réalité la défenseuse de l’oppression patriarcale et de l’exploitation patronale, ainsi que de l’oppression des minorités ethniques. On assiste à l’international à un réel dévoiement de la lutte des femmes, comme en témoigne le cas de l’opportuniste Masih Alinejad, journaliste proche de Trump et de Pompeo et reçue par Macron comme la représentante des femmes iraniennes en lutte. Même une relève comme celle, très médiatisée en Occident, de la marionnette sociale-démocrate Hamed Esmaeilion ne serait guère plus reluisante, charriant avec elle de nombreuses illusions sur la démocratie bourgeoise. Ainsi, si le renversement de la République islamique est une condition nécessaire à une révolution féministe en Iran, les femmes, et surtout celles des classes populaires, devront affronter bien des pièges pour offrir une réalité à leur slogan « femme, vie, liberté ».
Barbara Kazan
1 Les syndicats clandestins des bastions industriels de la sidérurgie, de la métallurgie et des raffineries.
2 Collectif présent dans toute la région, et pas seulement dans les zones urbaines. Il regroupe en grande majorité des femmes des classes populaires. Au Baloutchistan, encore plus que dans le reste de l’Iran, la petite bourgeoisie s’appauvrit beaucoup et est réduite à peau de chagrin. La bourgeoisie rentière de la région est organiquement liée aux autorités politiques et religieuses, locales et nationales. Sa nature n’admet donc pas ce genre de revendications.
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