La révolte de la jeunesse qui n’a pas de place dans ce monde a secoué le Népal, Madagascar, l’Indonésie, le Pérou. Elle exprime et révèle un accroissement des contradictions politiques aboutissant parfois au renversement de gouvernements. Cette configuration internationale mêle une contestation démocratique et des aspirations sociales dans des sociétés incapables de les satisfaire. Comme toutes les révoltes sociales à leur naissance, ces mobilisations sont traversées par beaucoup d’hésitations et de limites. Mais elles recèlent aussi un grand potentiel à dépasser le cadre bourgeois.
Le Maroc a été traversé par cette vague, et même si, depuis un mois, l’agitation a marqué le pas, la fermentation politique se poursuit. Le régime monarchique allié à la grande bourgeoisie marocaine et aux puissances impérialistes est parvenu, jusqu’à présent, à maintenir une stabilité politique permettant la réalisation de très importants profits, sur fond d’endettement massif de l’État pour subventionner les entreprises et construire des infrastructures qui ne profitent qu’aux capitalistes marocains et étrangers et à une minorité de privilégiés.
La construction de stades et d’infrastructures de transport gigantesques pour la Coupe du monde de football en 2030 a ainsi nourri la colère des classes populaires : le décalage entre le délabrement des hôpitaux et le gigantisme des stades, des rocades autoroutières et des lignes de train à grande vitesse a été un des facteurs déclencheurs de la révolte. D’autant que la situation des classes populaires ne cesse de se dégrader et que la sécheresse menace les conditions même d’existence dans les régions méridionales du royaume. Symptôme tragique : l’effondrement d’un immeuble dans l’ancienne médina de Casablanca le 22 octobre dernier, occasionnant deux morts et deux blessés, a suscité une forte colère qui illustre la permanence de l’hostilité à un régime corrompu, incapable même de reloger les victimes d’un drame évitable (les habitants alertent depuis des années de la vétusté des bâtiments de ce quartier ancien et insalubre).
Cet entretien est une fenêtre sur le point de vue de camarades d’Al Mounadila, une organisation liée au Comité international de la IVe Internationale (anciennement Secrétariat unifié de la IVe Internationale). Les camarades d’Al Mounadila publient depuis 2004 un journal du même nom en ligne, qui documente les luttes sociales et popularise les idées marxistes révolutionnaires au Maroc et au Maghreb.

Le Maroc a connu en octobre une mobilisation inédite d’une partie de la jeunesse qui s’est auto-désignée « Gen Z 212 »1. Peux-tu nous dire d’où vient cette mobilisation et quelles sont les fractions de la jeunesse marocaine qui se sont mobilisées ?
Les manifestations du mouvement « Gen Z 212 » ont commencé dans la rue le 27 septembre 2025 avec des marches organisées dans les grandes villes, dans un contexte marqué par la montée de la colère populaire face à la détérioration des services de santé publique due à l’austérité et à l’accélération de la privatisation du secteur. L’été 2025 avait été marqué par une série de manifestations populaires dans les régions montagneuses et des petites villes, où la santé figurait en tête des revendications. La manifestation massive devant l’hôpital régional d’Agadir a été un puissant catalyseur pour le lancement du mouvement.
Les jeunes se sont préparés à descendre dans la rue en discutant intensément et en se mobilisant sur un serveur de la plateforme Discord2. Le nombre d’inscrits y a atteint 200 000. Il faut savoir que la tranche d’âge correspondant à cette génération Z au Maroc compte 9,6 millions de personnes, soit 26 % de la population. Mais elle est diverse, socialement. Les jeunes qui ont pris l’initiative sont une catégorie éduquée, active sur les réseaux sociaux et donc ouverte sur le monde. Le taux de chômage de cette génération est très élevé au Maroc : pour les jeunes entre 15 et 24 ans, il atteint 35,8 %, et culmine à 47 % dans les zones urbaines. La précarité de l’emploi est également très répandue parmi eux depuis l’introduction d’une très forte flexibilité dans le droit du travail il y a deux décennies. Une autre catégorie de jeunes issus des quartiers les plus pauvres des villes, victimes d’un système éducatif public en faillite, s’est jointe aux manifestations. Ce sont ces jeunes pauvres et sans emploi, victimes de la violence du capitalisme, qui ont réagi avec violence contre les véhicules et les bâtiments de l’appareil policier du régime et ont été confrontés à la répression la plus féroce (trois morts par balle devant la gendarmerie de Qliâa, non loin d’Agadir).
Comment les jeunes se sont-ils organisés ? Quel était le contenu des discussions politiques parmi les jeunes mobilisés ?
C’est donc sur Discord que les discussions et les premières mobilisations ont eu lieu. Mais les jeunes se sont surtout retrouvés dans la rue pour organiser des manifestations, qui ont été violemment réprimées par la police et ont donné lieu à des arrestations dès le premier jour. Le mouvement ne s’est toutefois doté d’aucune structure organisationnelle sur le terrain, telle que des comités ou des coordinations de quartier. L’expérience est embryonnaire et les jeunes n’ont sans doute pas encore pris conscience de la nécessité de structurer leur organisation.
Quant au débat politique, il a porté sur la corruption, sur les mécanismes inefficaces et inopérants de gestion des affaires publiques, et sur le fait que les besoins de la majorité de la population, notamment en matière d’éducation et de santé, ne soient pas considérés comme prioritaires par le régime. Dès le début, les initiateurs du mouvement ont cherché à définir un cadre précis pour les débats. Dans son communiqué du 18 septembre, jour du lancement de la plateforme, le groupe a ainsi clairement affirmé sa position vis-à-vis de la monarchie : le mouvement « n’est ni contre la monarchie ni contre le roi » et considère la monarchie comme un élément essentiel à la stabilité et à la pérennité du Maroc ; ses revendications visent à « une réforme radicale et un changement positif au sein de l’État et de ses institutions », en mettant l’accent sur les questions d’éducation, de santé, d’emploi et de lutte contre la corruption.
Le débat s’est orienté vers la demande de démission du gouvernement du milliardaire Aziz Akhannouch3, bien que celui-ci n’ait pas le pouvoir réel, concentré entre les mains du roi Mohammed VI et de son entourage. En résumé, le débat a été dominé par une perspective réformiste modérée. Mais il a évolué vers une ouverture à des acteurs politique critiques vis-à-vis du rôle de la monarchie, dont Omar Balafrej, un ancien parlementaire du Parti de la fédération de la gauche démocratique, partisan de la destitution du roi de ses pouvoirs quasi absolus par la mise en place d’une monarchie parlementaire.
Comment comprendre ces déclarations de loyauté à l’égard du roi ? S’agissait-il de s’affronter avec le pouvoir, ou bien y vois-tu au contraire une volonté d’intégration d’une partie des jeunes qui se sont portés à la tête du mouvement ? Et comment le mouvement a-t-il articulé les revendications sociales à l’origine de la révolte aux revendications politiques adressées au régime ?
Après la première semaine de protestation, le mouvement a précisé ses revendications adressées directement au roi : la destitution du gouvernement d’Akhannouch ; le lancement de procès contre les élites corrompues ; la dissolution des partis politiques impliqués dans la corruption ; la mise en œuvre du principe d’égalité et de non-discrimination, en garantissant des chances égales aux jeunes en matière de santé, d’éducation et d’emploi, loin du népotisme ; le renforcement de la liberté d’expression et du droit de manifester ; la libération de tous les prisonniers des manifestations pacifiques ; la libération de tous les prisonniers d’opinion, des participants aux soulèvements populaires et aux mouvements étudiants ; l’organisation d’une séance nationale publique de reddition de comptes publics sous la supervision du roi.
Un document publié le 10 octobre par les animateurs du mouvement, intitulé « Dossier des revendications de la jeunesse marocaine : pour l’activation du contrat constitutionnel et la réalisation des ambitions du nouveau modèle de développement » donne un aperçu des difficultés du mouvement à articuler un même niveau de radicalité sociale et politique. En effet, la Constitution actuelle, qui avait été modifiée sous la pression du mouvement du 20 février 20114, parallèlement au processus révolutionnaire des « Printemps arabes » de la Syrie à l’Algérie, avait été rejetée par toutes les organisations de la gauche marocaine, dans le sillage des insurgés du 20 février. En revendiquant un « contrat constitutionnel », les rédacteurs de ce document placent le mouvement Gen Z 212 à un niveau politique inférieur. Quant au « nouveau modèle » auquel ils font référence, il s’agit d’un document officiel totalement inspiré de l’approche néolibérale5. C’est ainsi que la revendication sociale s’est articulée avec la revendication politique, c’est-à-dire la recherche de réformes sociales et politiques qui ne remettent pas en cause la logique autoritaire et néolibérale du régime.
L’opinion dominante au sein du mouvement n’était pas favorable à un affrontement avec la monarchie. Chacun sait que le prix à payer est très élevé et les jeunes doutaient sans doute de leur capacité à mener le combat. De plus, la violence de la contre-révolution dans tous les pays touchés par la vague de révolutions de 2011, jusqu’à la guerre civile notamment en Syrie, a sans doute contribué à désamorcer le potentiel révolutionnaire du mouvement. En ce sens, les expressions de loyauté envers le roi ne sont pas une simple tactique : elles reflètent plutôt l’état d’esprit politique actuel des jeunes et des populations opprimées du Maroc.
Les vagues promesses du gouvernement et surtout la répression semblent avoir désamorcé la mobilisation, mais on voit bien que les problèmes restent entiers et que la colère couve sans doute toujours. Quelles sont les suites possibles à ce mouvement ?
Le mouvement a commencé à s’essouffler sous l’effet de l’intense répression qui a suivi les incendies et les actes de vandalisme dans plusieurs villes, notamment à Qliâa et à Aït Amira dans le Souss, et de la mise en place accélérée de procès contre les personnes interpelées. Le nombre de personnes répondant aux appels à descendre dans la rue a baissé de façon continue. C’est là le facteur principal. D’un côté, le roi est resté inflexible en maintenant Akhannouch au pouvoir. Et d’un autre, le gouvernement a promis une augmentation de certains budgets, pour le système de santé notamment. Mais ces promesses ont eu peu d’effet car, malgré la forte campagne médiatique officielle, elles sont très clairement vues comme dérisoires. Le projet de budget de l’État pour 2026 montre que les mêmes choix socialement destructeurs se poursuivent. Le mouvement s’est pratiquement arrêté et a été contraint, le 1er novembre 2025, d’annoncer la fin de ce qu’il a appelé le premier chapitre de ses protestations. Il considère la période à venir comme une période « de réorganisation, de réflexion collective, d’autocritique constructive et de préparation au lancement du deuxième chapitre du mouvement ».
Bien sûr, la possibilité d’une résurgence du mouvement, sous une forme ou une autre, reste réelle tant que le mouvement n’aura pas atteint ses objectifs et que les politiques capitalistes et répressives se poursuivront. Mais ce qui manque à la perspective du mouvement, et qui continuera à limiter son action, c’est la coordination avec les luttes en cours, ouvrières et populaires.
Quelles perspectives des organisations révolutionnaires, malgré leur faiblesse, pourraient-elles donner à un tel mouvement, s’il devait renaître ?
Le rôle des révolutionnaires, dès à présent et dans la perspective d’une renaissance de la lutte des jeunes, est de poursuivre le débat politique afin qu’il se concentre sur le cœur des problèmes du pays et sur les moyens de lutter pour une alternative sociale et démocratique. Il serait donc très utile que la plateforme Discord continue d’être un espace de réflexion collective et d’autocritique, comme l’indique le communiqué annonçant la suspension du mouvement. En cas de relance du mouvement, les révolutionnaires devront œuvrer pour relier le mouvement de la jeunesse aux luttes ouvrières et populaires, car l’indifférence des directions syndicales vis-à-vis des jeunes révoltés a fortement handicapé la possibilité de son développement. Il faudra veiller et réunir les jeunes et les travailleurs au sein d’un front de lutte pour mettre fin à l’offensive des capitalistes au Maroc.
Une autre tâche des révolutionnaires vis-à-vis du mouvement des jeunes consiste à s’efforcer de construire une auto-organisation des jeunes dans les lieux d’étude et de travail et dans les quartiers populaires. Les militants radicaux et révolutionnaires sont actuellement répartis entre plusieurs structures, telles que le Parti de la voie démocratique travailliste, le courant Almounadila, d’autres petits groupes révolutionnaires, ainsi que des personnes à la base des partis de gauche, la Fédération de la gauche démocratique et le Parti socialiste unifié. Il leur incombe de cimenter l’unité des luttes afin que l’opposition au régime retrouve sa crédibilité face à la tendance des jeunes à rejeter les partis, y compris ceux de la gauche radicale et des organisations révolutionnaires qui partagent leurs objectifs et sont à leurs côtés dans la lutte.
La semaine dernière, l’ONU a adopté le plan marocain sur le Sahara occidental. Alors que le régime a célébré en grande pompe, le 6 novembre, le cinquantième anniversaire de la « Marche verte », la question du Sahara donne corps à l’unité nationale et légitime le pouvoir. Peux-tu nous expliquer les différentes positions des organisations révolutionnaires, et la vôtre, sur le sujet de l’autodétermination du peuple sahraoui ?
Depuis l’émergence de la question du Sahara occidental en 1975, la plupart des forces de gauche se sont rangées du côté de la position dite de « marocanité » du Sahara occidental. Que ce soit la gauche réformiste issue du mouvement national bourgeois (Union socialiste des forces populaires), celle qui s’est inscrite dans la continuité du Parti communiste marocain (Parti du progrès et du socialisme) ou une partie de la gauche révolutionnaire (aile de l’organisation du 23 mars6). Cette dernière se distinguait de la position de la gauche réformiste par ce qu’elle appelait la position nationale révolutionnaire, c’est-à-dire la reconnaissance de la marocanité du Sahara, mais pas dans le cadre du système en place, qui devait être changé par une révolution nationale démocratique. Seule l’organisation marxiste-léniniste Ila Al Amame (influencée par le maoïsme) a défendu et a continué de défendre le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination. Cette position est aujourd’hui reprise par ce qui représente la continuité de l’organisation Ila Al Amame, à savoir le Parti de la voie démocratique travailliste. La répression menée la monarchie contre cette position s’est de nouveau manifestée dans l’attaque médiatique virulente dont a fait l’objet Aziz Ghali, ancien président de l’Association marocaine des droits de l’homme, membre du Parti de la voie démocratique, lorsqu’il a défendu, en tant que défenseur des droits de l’homme, le principe de l’autodétermination, conformément aux conventions internationales.
Pour notre part, nous pensons que la question du Sahara ne trouvera de solution que par l’unification de la région. Ce projet, qui était porté par les forces de libération nationale à l’époque de la lutte contre le colonialisme mais qui n’a pas abouti, doit être repris dans une perspective socialiste libératrice. Cela, bien sûr, en permettant aux Sahraouis d’exprimer leur volonté et de décider de la forme de leur autodétermination, ce qui est l’essence même de la démocratie.
1 212 est l’indicatif international de téléphone du Maroc.
2 Discord est initialement un forum de jeu, mais ses serveurs permettent aussi des échanges au sein de groupes contestataires de par le monde.
3 Homme d’affaires le plus riche du Maroc… après le roi, avec une fortune provenant de diverses entreprises mêlant hôtellerie, presse, télécoms avec ex-Méditelecom aujourd’hui Orange Maroc, ainsi que le géant de distribution de carburants Afriquia.
4 Ce mouvement a réuni des manifestations ont eu lieu dans 53 préfectures le dimanche 20 février 2011, pour exiger des réformes politiques, la limitation des pouvoirs du roi, la fin des injustices et de l’affairisme, y compris au palais royal.
5 Ce document de dix pages avec sa préface, Appel d’une génération pour l’avenir, est un appel à une réforme légale du régime. Il est centré sur l’extension de l’article 31 de la Constitution (qui garantit en principe l’accès à l’éducation, la santé et la protection sociale). Il réclame la « dignité des citoyens », une transparence de la gestion financière, une répartition plus juste du budget consacré au développement sur l’ensemble du pays.
6 Organisation d’inspiration marxiste léniniste dans les années 70 qui s’est peu à peu tourné vers une expression légale et de plus en plus intégrée.