Nos vies valent plus que leurs profits

États-Unis – Russie : « Je t’aime, moi non plus ! »

Interview de Poutine, le 17 février dernier, par l’ex-présentateur de Fox News, Tucker Carlson. Un réchauffement à venir entre les États-Unis et la Russie sur le dos des Ukrainiens ?

Depuis décembre dernier, les 60 milliards de dollars d’aide à l’Ukraine prévus par l’administration Biden restent bloqués par la Chambre des représentants à majorité républicaine et dont le speaker, Mike Johnson, est un fidèle de Trump, lui-même à l’origine de ce gel qui paralyse les exportations d’armes américaines vers l’Ukraine.

À l’heure où les cartes sont rebattues

Trump, en pleine campagne électorale pour les primaires républicaines en vue de la Présidentielle de novembre prochain, a pris de court les dirigeants européens en rappelant à tous que l’Otan n’existe que par la présence américaine et que celle-ci n’est pas garantie. Dans son style habituel de bateleur, il a fait mine de restituer une conversation avec un chef d’État « d’un gros pays » : « J’ai dit : « Vous n’avez pas payé ? Vous êtes des mauvais payeurs ? […] Non, je ne vous protégerai pas. En fait, j’encouragerai [les Russes] à faire ce que bon leur semble ». »

Il ne s’agit pas seulement d’un de ces propos démagogiques de meeting dont Trump est coutumier. C’est une position qu’il défend depuis longtemps. Alors que durant la dernière décennie du XXe siècle, la guerre faisait rage entre les pays de l’ex-Yougoslavie, il écrivait en 2000 : « Leurs conflits ne valent pas des vies américaines. Se retirer d’Europe permettrait [aux États-Unis] d’économiser des millions de dollars par an. » En réalité, les relations étroites entre les États-Unis et les pays européens – l’Union européenne est le premier partenaire commercial des États-Unis, devant le Mexique, le Canada et la Chine – ont constitué un choix qui remonte à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ce choix pourrait tout à fait être remis en cause, pas nécessairement du fait d’une certaine « tentation isolationniste » chez les Républicains comme l’analysent à la va-vite de nombreux journalistes depuis le précédent mandat de Trump, mais pour se tourner vers d’autres marchés. En Asie bien sûr mais sur le continent africain aussi. Ce qui n’enlève rien à l’intérêt qu’ils conservent pour l’Europe – pour preuve leur politique depuis deux ans de prétendues aides à l’Ukraine pour gagner sur le continent des parts de marchés contre la Russie, et pour cela renforcer l’Otan, leur production d’armement et une militarisation qui renforce leur rôle de gendarme mondial. Mais Trump comme Biden (en réalité, on n’a pas vu de si grande différence entre la politique de l’un et de l’autre ces dernières années !) entendent apparemment, au terme de deux ans de guerre en Ukraine, faire partager les frais à leurs alliés et vassaux européens, d’autant que les dépenses militaires de ces derniers nourrissent aussi les marchands de canons US. Les déclarations de Trump rappellent à tous que, l’impérialisme américain étant toujours la première puissance mondiale, il reste maître du choix de ses priorités et de ses sous-traitances en matière de marchés et maintien de l’ordre à un moment où les fissures de la mondialisation rebattent les cartes à l’échelle mondiale.

Aide militaire et retour sur investissement

Cela dit, la réalité des interventions américaines est bien plus complexe que ne peuvent le laisser croire les déclarations à l’emporte-pièce de Trump. La résistance de l’armée ukrainienne à l’offensive russe n’aurait évidemment jamais été possible sans l’aide massive apportée par les États-Unis : 110 milliards de dollars depuis le début de la guerre en 2022. Mais les États-Unis ont bénéficié d’un retour sur investissement certain ! En obligeant par exemple les pays européens, en particulier l’Allemagne, à cesser de s’approvisionner en gaz auprès de la Russie, les États-Unis ont imposé leur gaz de schiste sur les marchés européens : en 2023, ils sont devenus le premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié (GNL), supplantant le Qatar et l’Australie. De plus, alors que, depuis la chute de l’URSS, les dépenses militaires de nombreux pays, en particulier européens, avaient baissé, elles sont reparties de plus belle. Les centaines de milliards supplémentaires que l’Allemagne, la France et les autres pays d’Europe consacrent aux dépenses militaires profitent avant tout aux États-Unis, premier producteur et exportateur d’armes au monde !

La Russie reste pour l’impérialisme occidental un pilier essentiel de l’ordre mondial

D’autre part, voir la Russie affaiblie par l’installation dans une guerre longue et coûteuse économiquement et en vies humaines n’est pas pour déplaire à la diplomatie américaine. Ne serait-ce que pour limiter les ambitions russes dans la reconfiguration des rapports de force mondiaux qui se profile à l’horizon impérialiste. Mais il n’est pas question non plus pour l’impérialisme occidental de se passer de la Russie qui tient sa place dans le maintien de l’ordre. Ainsi les États-Unis avaient spectaculairement laissé la Russie appuyer Bachar el-Assad1 dans la longue guerre que celui-ci a menée contre la population syrienne après les révoltes du Printemps arabe. Plus récemment, l’armée russe a appuyé la répression contre les soulèvements populaires en Biélorussie ou au Kazakhstan. Si la Russie a réussi sans trop de peine à contourner les « sanctions » prises contre elle par les pays impérialistes occidentaux, c’est aussi parce que ces derniers ont continué à pratiquer des échanges, dans les domaines qu’ils estimaient vitaux pour eux, et laissé faire les pays utilisés comme intermédiaires, les circuits étant par ailleurs parfaitement identifiés.

Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères et proche de Mitterrand, a résumé tout cela le 17 février dernier sur France-Info : « Il faut rester dans la stratégie fixée par Biden depuis le début, c’est-à-dire empêcher Poutine de gagner en Ukraine sans se laisser entraîner dans l’engrenage de la guerre à la Russie. »2 On voit bien que les phrases assassines d’un Biden envers Poutine ou celles plus amicales d’un Trump recouvrent des politiques qui ne sont pas si différentes.

Jean-Jacques Franquier

 


Dossier : Deux ans de guerre en Ukraine

 

Sommaire

 

 


 

 

1  Rappelons l’annulation le 30 août 2013 par Barack Obama de l’intervention militaire américaine en Syrie prévue conjointement avec la France et décidée suite aux preuves apportées de l’utilisation par le régime syrien d’armes chimiques contre sa propre population.

2  Le 14 février dernier, l’interview de Poutine par l’ex-présentateur vedette de Fox News proche de Trump, Tucker Carlson, a étonné le président russe parce qu’il n’avait pas été l’objet de questions plus agressives. À défaut d’un réchauffement immédiat des relations entre les États-Unis et la Russie, on voit qu’un rapprochement demain est loin d’être exclu. Après avoir utilisé les Ukrainiens comme chair à canon pour entretenir une guerre soigneusement limitée à l’Ukraine, les États-Unis pourraient bien les abandonner à leur sort du jour au lendemain.