Marsha Niemeijer est une militante américaine qui fait partie de l’équipe dirigeante des Labor Notes, un groupe qui organise tous les deux ans une conférence réunissant des militants syndicalistes radicaux – de base comme exerçant des responsabilités – venant de tous les États-Unis, ainsi que des délégations de différents pays. Elle a accepté de nous exposer son point de vue sur la situation aux États-Unis et les problèmes auxquels, selon elle, le mouvement ouvrier doit faire face. Un point de vue dont elle tient à dire qu’il n’engage qu’elle-même.
Tu fais partie de la direction des Labor Notes aux États-Unis. Peux-tu nous expliquer ce qu’est cette organisation ?
Je vis aux États-Unis depuis 2001. J’ai travaillé pour Labor Notes pendant près de dix ans et je siège toujours au conseil d’administration.
Labor Notes est un projet de média et d’organisation, fondé en 1979, et nous nous considérons comme l’aile militante de gauche du mouvement ouvrier. Nous disons souvent que nous existons pour « remettre le mouvement dans le mouvement syndical », mais, plus largement, à travers nos livres, nos formations, nos conférences et notre magazine mensuel, nous sommes un vaste réseau de militants de base, de dirigeants syndicaux locaux et, plus généralement, de militants qui pensent que le mouvement syndical traditionnel a un fonctionnement vertical du haut vers le bas, non démocratique et est trop conciliant envers les patrons. Après Labor Notes, j’ai travaillé pour les dockers de la côte Est, qui luttaient contre la corruption et le racisme au sein de leur syndicat. Depuis maintenant quatorze ans, je travaille dans le secteur de la santé et suis formatrice syndicale. Mais je milite également au sein de la gauche socialiste depuis vingt ans.
Quelle est la situation des classes populaires aux États-Unis ?
Il y a un approfondissement barbare, dangereux et effrayant d’un capitalisme sauvage.
La vie quotidienne est difficile et le devient de plus en plus. Les loyers sont inabordables dans la plupart des villes et être propriétaire de son logement ne représente plus une garantie. Le travail est précaire, avec peu ou pas de droits du travail en dehors des 10 % de travailleurs américains syndiqués. Le salaire minimum fédéral est de 7,25 dollars (environ 6,7 euros), bien que le salaire minimum soit plus élevé dans certains États. Sans syndicat, il n’y a pas de garantie sur les heures de travail, pas de contrat, pas de congés payés.
Les frais de garde d’enfants sont comme un loyer supplémentaire, ce qui empêche de nombreux parents de travailler, surtout si leurs enfants ont des soucis de santé. Aux États-Unis, les employeurs ne sont pas tenus de payer les congés maladie.
Les voitures sont plus chères, le coût des transports en commun augmente chaque année. Les prix des produits alimentaires sont élevés. Pour vous donner une idée, le coût de la vie est 70 % plus élevé à New York qu’à Paris, les produits d’épicerie y sont 30 % plus cher. Les prix de l’électricité ont grimpé en flèche à New York, car des dirigeants politiques déconnectés permettent aux bénéfices des entreprises de l’emporter sur les besoins sociaux.
Si la couverture de l’assurance maladie s’est légèrement améliorée, les taux des assurances complémentaires restent astronomiques. Au moins 25 % des Américains n’ont pas les moyens de payer leurs médicaments ou les visites chez le médecin. Être atteint d’une maladie qu’on sait soigner peut tout de même vous tuer, ou vous mettre en faillite : 30 % des Américains ont des dettes médicales – auprès de leur médecin, ou, pire, auprès des hôpitaux. Plus de la moitié des ménages qui se déclarent en faillite (soit tout de même de l’ordre d’un demi-million par an) le font à cause de ces dettes.
Nous avons le taux d’espérance de vie le plus bas des pays développés. Les bébés noirs et leurs mères meurent plus souvent qu’ailleurs durant l’accouchement. Ma belle-mère, âgée de 97 ans, n’a pas les moyens de payer ses médicaments, encore moins les moyens de vivre dans une maison de retraite. Elle vit donc toujours seule.
Les droits reproductifs et de santé des personnes transgenres sont attaqués. Des femmes sont mortes parce qu’on leur a refusé des avortements médicalement nécessaires dus à un fœtus non viable parce que les médecins craignent de perdre leur licence et de faire l’objet de poursuites pénales. Les problèmes de santé mentale ont explosé – avec des conséquences mortelles dues à des malades violents et armés – et personne n’assume la responsabilité d’y remédier au sein du système de santé : ce n’est pas rentable.
Des villes entières sont ravagées par les inondations ou les incendies. Lorsqu’elles sont reconstruites, leurs services publics sont privatisés encore davantage. Par exemple, la Nouvelle-Orléans a été reconstruite après le passage de l’ouragan Katrina qui avait fait plus de 1 500 morts et avait inondé 80 % de la ville. Mais elle ne dispose pratiquement plus de système éducatif financé par l’État. Les métros de New York sont dangereusement inondés en cas d’orage, et des habitants d’appartements situés au niveau de la rue se sont noyés. Les personnes âgées, les travailleurs et les populations non logées meurent d’épuisement dû à la chaleur à un rythme plus élevé que jamais.
De quelle manière l’arrivée de Trump au pouvoir a-t-elle aggravé cette situation ?
Le capitalisme sans entraves se construit sur le dos des plus vulnérables. Les immigrants qui fuient la guerre, la pauvreté abjecte et la violence sont persécutés. Les immigrés servent de boucs émissaires pour maintenir la suprématie blanche. Les communautés LGBTQ sont prises pour cible, les brutalités policières sont incontrôlées et les aides sociales sont entièrement supprimées. Trump a supprimé le service de repas gratuits pour les personnes âgées, et il est probable que les repas à domicile cesseront bientôt de fonctionner.
Il est extrêmement dangereux de penser que, si Trump agit ainsi, c’est seulement parce qu’il est fou. Il l’est peut-être, mais il a un projet, il est entouré d’une classe capitaliste qui peut en tirer de grands profits et qui a donc de bonnes raisons de le soutenir, malgré son ego ou sa folie. Il est connecté à un réseau mondial de dirigeants d’extrême droite, certains au pouvoir, comme Viktor Orbán en Hongrie, d’autres espérant y parvenir bientôt. Orbán a participé à la rédaction du plan de Trump, appelé Projet 2025. Pour l’essentiel, Trump applique ce plan, et il cherche à nous faire croire qu’il est fou. Le chaos qu’il sème n’est pas seulement le résultat de son action, il fait partie du plan. Parfois, il ne va pas jusqu’au bout de ses délires, ou alors juste assez pour obtenir ce qu’il veut. Récemment, Trump a fait tweeter par la Maison-Blanche une image de lui portant une couronne avec les mots « Le Roi ».
Le cabinet de Trump est le plus riche de tous les temps. La richesse de ses membres se monte à 20 milliards de dollars, et c’est sans compter celle d’Elon Musk. Ses membres cherchent à discipliner la main-d’œuvre, en particulier les jeunes travailleurs qui souhaitent un équilibre entre vie professionnelle et vie privée et qui quittent des emplois sans avenir. Les jeunes sont si nombreux à quitter les jobs pourris que l’on parle désormais de « grande démission ». Trump veut combattre le regain de combativité dans le monde du travail. En licenciant des centaines de milliers de fonctionnaires, quitte à enfreindre la loi, il ne s’agit pas seulement, voire pas du tout, d’économies, mais de mise au pas des travailleurs, en particulier des travailleurs de couleur, fortement représentés dans le secteur public.
Trump – et la classe capitaliste avec lui – savent que ces actions ne sont pas forcément économiquement viables à long terme, mais ils pensent qu’il sera toujours temps de réajuster plus tard. Il semble que Trump cherche à soutenir la croissance des investissements des entreprises américaines, aux États-Unis et à l’étranger, afin qu’elles disposent des capitaux nécessaires pour affronter la Chine. Tout est bon – déréglementation, réductions d’impôts voire dévaluation de la monnaie – pour stimuler les exportations américaines. Il joue sur les tarifs douaniers – décrétant un jour, annulant le lendemain – pour faire plier ses alliés. Une récession pourrait même constituer un choc qui servirait à soumettre la main-d’œuvre, à subordonner les autres pays et à réduire les taux d’intérêt américains pour stimuler la compétitivité.
Sur le plan politique, ce qui est normal est redéfini chaque jour. La direction du ministère américain de la Justice ne fonctionne pas actuellement comme une branche indépendante du gouvernement. Les expulsions d’immigrés qu’il a décidées se font de manière illégale. Debut mars, un résident légal permanent, Mahmoud Khalil, Algérien d’origine palestinienne, a été arrêté sur le campus de l’université Columbia à New York, où il participait activement à des actions en faveur de la Palestine. Il n’y avait pas de mandat d’arrêt contre lui. Il n’a enfreint aucune loi. Nous n’avons pas su où il se trouvait pendant deux jours. L’administration menace de l’expulser. Sa femme est enceinte de huit mois. C’est aussi un test, afin de pouvoir répéter l’opération avec de plus en plus de gens, sans raisons valables. C’est du fascisme rampant. Jusqu’à il y a six ans, j’étais détentrice d’une carte verte comme Khalil, mais j’ai vu cela venir sous Trump 1. Il faut remonter à plusieurs décennies pour trouver des militants politiques déportés pour leur appartenance politique et leur activisme.
Peux-tu nous parler de la reprise des grèves aux États-Unis ces deux dernières années ?
Nous sommes sortis d’une longue période de recul, qui avait vraiment commencé lorsque le néolibéralisme a commencé à s’installer dans le monde entier à la fin des années 1970 et au début des années 1980. En 2012, nous avons eu le mouvement Occupy, comme les Indignados en Espagne en 2011. La plupart des jeunes nés entre 1995 et 2010, qui sont à l’origine du regain de militantisme aujourd’hui aux États-Unis, étaient trop jeunes pour jouer un rôle dans Occupy. Ce qu’Occupy a fait, c’est incarner, pour la première fois depuis longtemps, l’idée de la lutte de classe en avançant le slogan : « Nous sommes les 99 % ! »
Bernie Sanders a repris ce slogan, et ses campagnes présidentielles en 2016 et 2020 ont fourni un cadre qui a mobilisé des millions de jeunes Américains et a conduit à l’explosion du nombre de militants de l’organisation sociale-démocrate, le Democratic Socialists of America (DSA), qui comptait quelques milliers de membres en 2016 et en revendique aujourd’hui 70 000. Il était étonnant de voir des jeunes avec des autocollants sur leurs ordinateurs portables et leurs voitures, ou sur des macarons et des T-shirts, disant : « Il n’y a pas d’autre guerre que la guerre des classes ! »
Ces dernières années ont été marquées par un tourbillon d’activités au sein du mouvement syndical. L’an dernier, la conférence Labor Notes, qui a lieu tous les deux ans depuis 1982 et attire généralement environ 1 000 syndiqués de tous secteurs et syndicats, a été plafonnée à 4 500 personnes, et nous pensons qu’environ 7 000 travailleurs auraient pu y participer. La conférence de 2022 avait facilement atteint 3 500 participants, et nous disions déjà à l’époque qu’elle aurait très bien pu être l’un des plus grands rassemblements mondiaux de militants syndicaux. Les conférences deviennent plus jeunes et plus diversifiées sur le plan racial.
Les travailleurs ont fait grève pour obtenir des augmentations, davantage de temps libre, ils ont organisé des syndicats là où il n’y en avait pas, et les syndiqués se sont montrés plus exigeants vis-à-vis de leurs dirigeants syndicaux.
En 2022, les infirmières du Massachusetts ont gagné une grève de dix mois contre Tenet, une grande entreprise de soins de santé à but lucratif. En avril de la même année, les enseignants de Minneapolis ont gagné une grève axée sur l’augmentation des salaires des para-professionnels. En mai, une section locale des enseignants du Massachusetts, qui n’ont pas le droit de grève, a défié la loi et obtenu gain de cause, et d’autres sections locales du Massachusetts ont fait de même depuis. Vers la fin de l’année 2022, 48 000 universitaires de l’université de Californie se sont mis en grève pour obtenir de véritables rattrapages par rapport au coût de la vie. Cette tendance a été lancée par la vague rouge de grèves d’enseignants de 2018, inspirée par la grève massive d’enseignants à Chicago en 2012.
Cela n’a peut-être rien d’exceptionnel en France, où la grève est un outil couramment utilisé, mais, aux États-Unis, la grève est souvent illégale ou, si elle ne l’est pas, il y a de sérieux obstacles pour qu’elle puisse avoir lieu. Même à l’intérieur des syndicats. Toute vague de grèves est donc un signe d’espoir. Et il y a eu recrudescence des mouvements de grève en 2023 et 2024.
Il est clair que la pandémie de Covid-19 a changé pas mal de choses. Les travailleurs se sont révoltés contre les horaires de travail dangereux et les charges de travail insoutenables. Les cheminots ont refusé un contrat qui ne prévoyait aucun congé maladie rémunéré et qui autorisait la direction à prendre des mesures disciplinaires à l’encontre des travailleurs malades. Et ce, alors que le nombre d’accidents ferroviaires a augmenté, entraînant la mort de passagers et de travailleurs. 23 000 agents de bord de la compagnie aérienne Delta se sont organisés depuis 2019 pour obtenir une représentation syndicale dans un contexte où les horaires des compagnies aériennes sont chaotiques en raison de la pénurie de pilotes et d’équipages. Les enseignants protestent contre l’augmentation du nombre d’élèves dans les classes et l’allongement des journées de travail. Les travailleurs des mines de charbon de l’Alabama ont fait grève pendant deux ans en raison du danger représenté par la durée de leurs quarts de travail. 33 000 ouvriers de Boeing ont fait une grève massive en raison de conditions de travail qui les amenaient à construire des avions dangereux, et parce qu’il faut des salaires plus élevés pour attirer des travailleurs plus qualifiés. Ils ont obtenu des augmentations de salaire de 38 % sur quatre ans. Ils étaient tellement déterminés à se battre qu’ils ont rejeté un premier accord accepté par le syndicat, et ont tenu bon pour en obtenir d’autres. En 2023, les acteurs et les scénaristes ont déclenché la plus grande grève à Hollywood depuis les années 1960, révélant ainsi l’extrême précarité du travail aux États-Unis. Les revendications étaient axées sur la stabilité de l’emploi, afin de montrer un engagement envers les travailleurs qui ne peuvent pas vivre de contrats limités. Leur grève et leur volonté de résister pendant des mois ont permis de dresser des barrières à l’utilisation sans entrave de l’intelligence artificielle. Les travailleurs du secteur de la santé sont également plus nombreux à s’organiser, et nous avons vu des médecins résidents se mettre en grève, ce qui est également assez rare. S’il faut de bons salaires pour recruter et retenir une nouvelle génération d’infirmières, ce qui compte avant tout, ce sont de meilleures conditions de travail, et donc de meilleurs soins prodigués aux patients.
Apparaît aussi ce que nous appelons la « négociation pour le bien commun » : il s’agit de l’intégration par les travailleurs de revendications qui dépassent le strict cadre de leur travail. Les enseignants de Chicago et de Los Angeles ont été les premiers dans les années 2010, en protestant contre les fermetures d’écoles dans les quartiers noirs, en demandant des infirmières scolaires pour les enfants dont l’accès aux soins de santé est limité, et en réclamant la fin des budgets d’austérité par le biais de prélèvements fiscaux sur les riches. C’était novateur car, depuis les années 1980, les syndicats ne prenaient en compte que les intérêts corporatistes de leurs membres, brisant ainsi la solidarité de classe. Aujourd’hui, les revendications sociales portent également sur les questions climatiques, avec une plus grande prise de conscience de la nécessité d’une transition écologique. À Los Angeles, les enseignants ont obtenu des dispositions relatives aux panneaux solaires, aux espaces verts et aux bus scolaires électriques dans leur dernier contrat. De jeunes socialistes prennent des emplois dans l’industrie de la construction avec l’intention d’aider à mettre en place des exigences allant dans le sens de cette transition.
Le regain de combativité de la classe ouvrière a-t-il modifié le rapport entre les travailleurs et les directions syndicales ?
Mais nous ne pouvons pas modifier le rapport de force en faveur de la classe ouvrière avec un très faible taux de syndicalisation. Des travailleurs non syndiqués se sont battus pour obtenir de disposer d’un syndicat1 et un premier contrat à un rythme plus élevé qu’auparavant. 273 000 travailleurs ont remporté les élections syndicales en 2022 et cette tendance s’est maintenue. Les travailleurs de Starbucks et d’Amazon s’organisent, ce que je n’aurais pas cru possible il y a quelques années. Bien qu’il s’agisse de luttes syndicales extrêmement complexes, elles témoignent de la volonté d’une partie de la classe ouvrière de mener des combats qui semblaient impossibles jusque-là. Malheureusement, le taux de syndicalisation continue de baisser et nous sommes aujourd’hui à 10 %, alors qu’il atteignait 35 % dans les années 1950.
Enfin, une grande partie de nos espoirs repose sur le fait que la lutte pour des syndicats démocratiques, dirigés par des militants de base, a pris racine dans certains des plus grands syndicats des États-Unis. Les Teamsters et les United Auto Workers se sont révoltés contre les directions syndicales bureaucratiques inertes. La conférence 2024 de Labor Notes avait un grand thème : la transformation de nos syndicats en organisations militantes dirigées par la base est nécessaire et possible.
Une nouvelle direction syndicale, élue avec l’aide de Teamsters for a Democratic Union, le plus grand et le plus ancien groupe de réforme de la base au sein d’un grand syndicat, s’est engagée à mettre fin aux dispositions à deux vitesses chez United Parcel Service – UPS, une des plus grandes entreprises postales américaines – en vertu desquelles tous les chauffeurs nouvellement embauchés d’UPS gagnaient des salaires inférieurs et bénéficiaient de moins de protection contre les heures supplémentaires forcées. Comme la plupart des syndicats, la direction bureaucratique, inactive et souvent corrompue du syndicat avait accepté des compromis majeurs avec l’entreprise au fil des ans. C’est ce que nous appelons le syndicalisme corporatiste dans lequel les syndicats représentent les intérêts étroits de groupes restreints de travailleurs d’un employeur ou d’un secteur, et cherchent simplement à conserver une part du gâteau capitaliste sans lutter contre le système lui-même. Les syndicalistes corporatistes se veulent pragmatiques, et s’alignent sur les préoccupations de rentabilité du patron, ce qui les amène à accepter des accords collectifs en recul à force de concessions. Cela a donc été une bouffée d’air frais que de voir le nouveau président des Teamsters, Sean O’Brien, déclarer ouvertement la guerre à UPS et annoncer la grève à l’expiration du contrat. UPS a préféré faire de sérieuses concessions sans attendre.
De même, une nouvelle direction est en place au sein de l’United Auto Workers, l’UAW, un syndicat qui comptait autrefois 1,5 million de membres et qui n’en compte plus que 400 000 aujourd’hui (dont 20 % de travailleurs universitaires)2. De manière tout à fait inattendue, un nouveau groupe, Unite All Workers for Democracy (unir tous les travailleurs pour la démocratie), a fait campagne et a remporté des élections directes pour la direction du syndicat lors d’une convention spéciale des membres. Le gouvernement fédéral a en effet reconnu que le meilleur moyen d’éradiquer le crime organisé et la corruption générale au sein du syndicat était de procéder à des élections démocratiques directes. UAWD a remporté la plupart des postes de direction du syndicat. Son nouveau président, Shawn Fain, a également déclaré, à l’instar d’O’Brien, qu’il ferait grève si les négociations avec les trois grands constructeurs automobiles n’aboutissaient pas à des améliorations avant l’automne 2023. La grève a duré 46 jours et a impliqué environ 50 000 travailleurs de l’automobile. Ils ont obtenu d’importantes augmentations de salaire (25 % en quatre ans) et des ajustements au coût de la vie, ils se sont débarrassés des dispositions contractuelles qui permettaient de payer moins les nouveaux embauchés pour un travail identique. Ils ont regagné leur dignité de travailleurs face à des entreprises extrêmement riches et à leurs actionnaires.
La recrudescence des luttes de la classe ouvrière est-elle liée aux mobilisations qui ont embrasé l’Amérique du Nord, comme le mouvement Black Lives Matter ou les manifestations qui ont suivi l’assassinat de George Floyd ?
Oui, cette recrudescence des luttes ne s’est pas limitée au monde du travail. Lorsque George Floyd a été assassiné par la police de Minneapolis lors de son arrestation, après avoir été accusé d’avoir utilisé un faux billet de 20 dollars, 26 millions d’Américains sont descendus dans la rue au cours de l’été 2020. Pendant des semaines Trump a eu du mal à contenir ce phénomène et, fait rare, le policier a été inculpé et reconnu coupable de meurtre. Il s’agissait d’un soulèvement spontané qui transcendait les clivages de classe et de race.
De même, l’opposition à la guerre à Gaza a été d’une ampleur inattendue. Elle est remarquable parce qu’elle va à l’encontre de l’idée que l’Amérique blanche est repliée sur elle-même et raciste.
C’est un impératif moral et politique que de mettre en lumière les luttes des mouvements sociaux qui s’unissent au-delà des classes et des races, parce que c’est cette solidarité qui ouvre des brèches massives dans le calendrier voulu par Trump. Les étudiants ont mené la charge dans ce domaine, avec une vague explosive d’occupations pacifiques de plus de 200 universités au printemps dernier pour protester contre la guerre à Gaza. L’administration Biden a dénoncé la dissidence pro-palestinienne en l’accusant d’antisémitisme et a donné à la police les moyens de la réprimer violemment. Il y a même eu des chars à New York pour disperser le premier campement, à l’université de Columbia ! Les étudiants avaient occupé le même hall que celui qui avait été occupé presque jour pour jour 56 ans plus tôt pour protester contre la guerre du Vietnam et lutter pour la liberté d’expression. Fait révélateur, ils ont rebaptisé le Hamilton Hall en Hind’s Hall, du nom d’une petite Palestinienne de 6 ans, Hind Rajab, seule survivante restée enfermée pendant des jours dans la voiture de sa famille tuée par les tirs de l’armée israélienne, et finalement tuée elle aussi.
Quelles perspectives vois-tu face à l’offensive réactionnaire menée par l’administration Trump ?
Un rédacteur de Labor Notes, Luis Feliz Leon, a récemment écrit un article intitulé La Solidarité en recul. Il écrit que, si les syndicats bénéficient d’une cote de popularité historiquement élevée, leur faiblesse atteint également un niveau historique ! Alors qu’un demi-million de travailleurs ont fait grève en 2023, remettant la grève dans la conscience des travailleurs comme un outil de progrès et non comme un mal nécessaire, il ne s’agit que d’un petit pas, et les barrières en place font qu’il est loin d’être certain que le regain des luttes ouvrières se poursuive.
Des décennies de désorganisation, l’absence de toute expression politique ou sociale de la lutte des classes grâce à la dérive à droite du Parti démocrate et à l’attaque contre les idées socialistes au sein du mouvement ouvrier, le pouvoir capitaliste débridé, tant sur le plan économique que social, le racisme systémique, le conservatisme croissant à travers un mouvement fondamentaliste chrétien, et bien d’autres choses encore, n’ont pas doté les travailleurs d’une vision socialiste cohérente ou des compétences nécessaires pour s’organiser. Nous devons, pour l’essentiel, repartir de zéro. Rien ne garantit que les grandes luttes et les grandes mobilisations s’inscrivent automatiquement dans la durée !
43 % des ménages syndiqués ont voté pour Trump, malgré les consignes contraires de la majorité des dirigeants syndicaux. Nous n’avons pas de parti indépendant représentant les intérêts des travailleurs et de la classe ouvrière, et les défis à relever pour en construire un sont encore plus compliqués en raison du système électoral dont nous disposons. Le Parti démocrate et DSA, en ce qui concerne son orientation électorale, traversent une crise profonde. Leurs dirigeants craignent de perdre encore plus d’électeurs, et ils vont sur le terrain de Trump en stigmatisant « l’immigration ».
La plupart des syndicats n’organisent pas leurs membres sur le terrain. Labor Notes est le seul réseau intersyndical qui propose une formation pratique à l’organisation. Nos syndicats doivent être transformés en syndicats de lutte de classe. La plupart des syndicats comprennent qu’ils doivent mettre à jour leurs outils de lutte, mais ils hésitent encore à s’attaquer aux capitalistes par le biais d’une confrontation directe, en utilisant par exemple la force des travailleurs pour obtenir des avancées.
L’auteur américain Joe Burns – spécialiste du droit du travail, depuis longtemps conseiller des syndicats – dans son nouveau livre, Class Struggle Unionism, appelle la nouvelle approche utilisée par les syndicats le « libéralisme ouvrier ». Cette forme de syndicalisme adopte des politiques se voulant plus progressistes et en opposition au syndicalisme corporatiste, mais à la recherche d’« alternatives au conflit de classe aigu »3. Mais, pour Burns, elle s’appuie toujours sur un fonctionnement vertical et sur une volonté de collaboration entre syndicats et employeurs. Cette forme de syndicalisme se contente de lobbying pour quelques avancées, comme un salaire minimum de 15 dollars, plutôt que sur la lutte dans les ateliers, plutôt que la grève. Le libéralisme ouvrier prétend être la nouvelle solution qui redressera le mouvement ouvrier. Il critique le syndicalisme corporatiste sur certains points – comme le racisme à l’intérieur de leurs syndicats – et présentent ensuite leur vision comme une alternative claire. Mais la critique libérale est trop étroite et ne touche pas à la plupart des pratiques syndicales imposées d’en haut. Dans l’ensemble, le libéralisme syndical peut mettre en avant des objectifs plus progressistes, mais il prétend agir au nom des travailleurs et non pas en permettant aux travailleurs d’agir par eux-mêmes. Ainsi, bien que cette approche se concentre sur les techniques d’organisation et les liens avec la communauté, il lui manque des éléments essentiels du syndicalisme de lutte de classe, notamment la volonté de remettre en question la bureaucratie syndicale, le militantisme dans les ateliers, la démocratie au sein de la base et l’opposition générale au système capitaliste. Burns affirme que les formes dominantes actuelles de syndicalisme ne font que gérer le déclin du mouvement ouvrier.
Le renouveau des dirigeants de certains syndicats apporte-t-il de nouvelles perspectives ?
Prenons l’exemple de Sean O’Brien, le nouveau président des Teamsters. Même si le syndicat a obtenu des gains importants de la part d’UPS, comme je l’ai expliqué plus haut, il m’a semblé qu’O’Bien n’avait pas l’intention d’aller jusqu’à la grève. Bien qu’il ait appelé à la guerre des classes, à mon avis, il a en réalité fait entrevoir à l’entreprise un compromis possible, tacite : donnez-nous de l’argent et nous ne remettrons pas en cause votre gestion quotidienne du travail de façon profonde. Je simplifie un peu, mais le fait est que ne pas faire grève a privé les travailleurs d’UPS d’une expérience transformatrice qui aurait pu renforcer le syndicat et créer un rapport de force plus favorable aux Teamsters au quotidien face à un employeur incroyablement abusif : savez-vous que les conducteurs sont obligés de faire pipi dans des bouteilles pour ne pas perdre de temps alors qu’ils sont soumis à des horaires exténuants ? Une grève des Teamsters aurait pu fournir un exemple de la puissance de la classe ouvrière et aurait pu inspirer des millions de travailleurs cherchant à organiser de nouveaux syndicats ou à transformer leurs syndicats existants. En plus, O’Brien a été le premier dirigeant syndical national à prendre la parole lors de la convention du Parti républicain de l’été dernier et est apparu comme soutenant tacitement Trump.
Shawn Fain, qui a dirigé la puissante grève des travailleurs de l’automobile, s’efforce de faire de son syndicat une organisation qui défend la classe ouvrière en totalité. L’été dernier, il portait une chemise sur laquelle était écrit « Mangez les riches ! » et, lors de la conférence des Labor Notes en avril dernier, il a parlé avec force de la classe ouvrière – il a conclu son discours par : « Je vous le dis, la classe ouvrière est de retour ! » Il a aussi parlé de la défense des immigrés, en disant que les migrants font partie de notre « famille ouvrière ». Mais il navigue entre des positions contradictoires : il a publié une lettre ouverte à Trump pour lui faire savoir que, si Trump travaillait avec le syndicat, le syndicat travaillerait avec Trump. Et il ne s’oppose pas nécessairement au développement d’une politique protectionniste (qui risque de déclencher une crise économique) parce que cela apporterait une protection des travailleurs américains contre la construction de voitures qui se fait à moindre coût au Mexique.
Sans la force d’attraction des syndicats transformés, il sera également difficile d’organiser de nouveaux syndicats à grande échelle. Comme l’ont écrit Martha Gruelle et Mike Parker dans l’ouvrage de Labor Notes Democracy is Power, les syndicats doivent agir sur les lieux de travail des personnes déjà organisées, de sorte que le mouvement syndical dispose, en fait, de millions d’organisateurs, de millions de travailleurs qui disent à leurs amis qu’ils seraient fous de ne pas se syndiquer. Mais, même là où de nouveaux efforts d’organisation syndicale sont déployés, on ne voit pas de profiler de grands succès pour l’instant. Les travailleurs d’Amazon et de Starbucks sont très loin d’avoir des contrats. Les travailleurs immigrés, dont beaucoup attendent le statut de réfugié, travaillent chez Amazon, et ils ne voudront pas nécessairement adhérer au syndicat des Teamsters, alors que son dirigeant épouse le point trumpiste America First, l’Amérique d’abord.
Même quand les travailleurs parviennent à s’organiser à grande échelle contre la direction de leur syndicat, comme les cheminots qui ont rejeté leur contrat, l’État intervient. Dans le cas des cheminots, c’est sous l’égide du Parti démocrate cette fois, que l’État est intervenu et leur a imposé le contrat. Cette situation va bien sûr s’aggraver sous Trump. Les PDG d’Amazon et de Starbucks, menacent d’intenter une action en justice pour obtenir que le National Labor Relations Board, qui est censé faire respecter le droit du travail, soit déclaré anticonstitutionnel. Mais même si ce dernier survit, toutes les agences fédérales sont dirigées par des trumpistes qui ne sont pas au service de leurs agences et de la population, mais de Trump et de la classe des milliardaires capitalistes.
Alors, selon toi, de quoi la classe ouvrière a-t-elle besoin ?
Nous avons besoin d’un syndicalisme de lutte des classes. Des syndicats qui sont prêts à aller au coude à coude avec la classe capitaliste, qui luttent pour tous les travailleurs, qui luttent contre le racisme et le sexisme au travail, et qui sont prêts à construire un mouvement social plus large pour arrêter non seulement Trump, mais en finir avec ce capitalisme barbare sans entraves. Tout le contraire de ce que font les syndicats corporatistes ou les syndicats libéraux. Nous devons être prêts à de véritables confrontations, même si cela enfreint la loi. Soyons clairs : nous devons souvent faire face à des lois injustes. Il faut revenir sur des décennies de syndicalisme respectueux de la loi et des règles, menant des actions sans imagination, et donc perdantes, et qui nous a appris à penser petit. Il s’agit d’une exigence audacieuse mais, à mon avis, nécessaire. C’est également un défi pour la résistance sociale. On a vu récemment des organisations soutenir les migrants et les informer de leurs droits, ce qui est important. Mais Trump ne respecte pas la loi et les expulsions se font de façon illégale. Est-ce que les mouvements sociaux sont prêts à organiser des actions de désobéissance civile à grande échelle ? Tout cela va à l’encontre du repli pour se préserver financièrement et organisationnellement des dirigeants syndicaux. Il est donc d’autant plus important pour les membres de base de lutter à l’intérieur des syndicats pour les transformer.
Le militantisme syndical s’est beaucoup renforcé depuis les années 2010, ce qui est une source d’espoir. Par exemple, il y a quelques années, un petit groupe de travailleurs du secteur public fédéral issus de différents syndicats se sont donné les moyens de rester en contact pour coordonner leurs efforts dans le but de pousser leurs syndicats à intervenir davantage. Ils se sont donné pour nom Federal Union Network, ou FUN. Ils n’étaient que quelques dizaines. Mais, il y a quelques semaines, lorsque des dizaines de milliers de travailleurs du secteur public fédéral ont été licenciés par Trump, ils ont organisé une réunion en appelant à s’opposer au gouvernement. Cette réunion a depuis été suivie par plus de 110 000 travailleurs. Ce qui n’était que la tentative de quelques militants socialistes est devenu un petit mouvement.
Des opportunités existent donc, même si nous devons nous préparer à ce que les choses empirent pendant un certain temps. La conscience de classe s’accroît, les contradictions au sein de notre monde et de notre mode de vie actuels se multiplient, et le dégoût des partis traditionnels s’accentue. Des changements massifs de conscience sont possibles, comme les 26 millions de personnes qui se sont soulevées durant l’été 2020 pour s’opposer à la violence de l’État à l’égard des travailleurs noirs. Les bouleversements des années 1960 sont nés du mouvement pour les droits civiques, et ce dernier a commencé par de petites actions symboliques de personnes prenant des positions audacieuses et perturbant les normes. Des étudiants noirs et leurs alliés blancs s’assoient au comptoir d’un restaurant où les Noirs ne sont pas admis.
C’est en nous battant, même lorsque nous perdons, que nous apprenons à mieux nous battre. Les luttes permettent aux gens de tester leurs idées et de développer leur capacité à les diriger eux-mêmes. Comme le suggère Luis Feliz Leon dans son article, nous pouvons organiser des écoles de grève et des piquets de défense pour les immigrés qui sont expulsés, ainsi qu’une solidarité transfrontalière. Nous devons parrainer l’éducation politique au sein du mouvement ouvrier et apprendre ce qu’est le socialisme et comment nos intérêts ne peuvent pas s’aligner, jamais, sur ceux de la classe des milliardaires.
Peut-être qu’un jour nous pourrons faire converger nos luttes communes – y compris au niveau international –, mais, pour l’instant, nous devons encourager la moindre lutte, chaque mouvement construisant son propre caractère et son propre calendrier. Nous attendons avec impatience les grandes luttes contractuelles de 2025. Sean Fain a proposé que le plus grand nombre possible de syndicats alignent l’expiration de leurs accords collectifs, ce qui leur permettrait alors de faire grève légalement lors de la journée internationale des travailleurs, le 1er mai 2028.
Nous ne pouvons plus nous contenter de déclarations, nous devons agir, faire des démonstrations par le biais d’une résistance multiraciale basée sur la classe ouvrière. Trump veut nous faire croire que ce n’est pas possible. Notre projet doit être centré sur la classe ouvrière dans son ensemble. Pour défendre nos conditions de vie. Pas seulement de survie : une belle vie. Rose Schneiderman, une gréviste de l’industrie du vêtement du début du XXe siècle aux États-Unis, a déclaré : « Ce que veut la femme qui travaille, c’est le droit de vivre, pas simplement d’exister – le droit à la vie comme la femme riche a le droit à la vie, au soleil, à la musique et à l’art. Vous n’avez rien que le plus humble des travailleurs n’ait pas le droit d’avoir aussi. L’ouvrière doit avoir du pain, mais elle doit aussi avoir des roses. »
1 Aux États-Unis, le droit de disposer d’un syndicat dans une entreprise doit être obtenu par un vote majoritaire des salariés de l’entreprise, l’organisation d’un tel référendum étant elle-même conditionnée par l’obtention de la signature d’au moins 30 % des salariés.
2 Outre l’automobile, l’UAW est présente dans différents secteurs, en particulier dans les universités, certains petits syndicats cherchant à se rattacher à de plus gros pour profiter de leur poids.
3 Interview donnée par Burns à Jacobin, magazine trimestriel américain d’extrême gauche.