Avocate spécialiste des droits humains et dirigeante du PTS (Parti des travailleurs socialistes), elle est actuellement députée au Congrès argentin. Elle a remporté les primaires au sein du FIT-U avec une liste PTS-IS et sera candidate pour le FIT-U au poste de Présidente en octobre prochain.
- Les résultats des Paso [primaires ouvertes simultanées obligatoires] ont vu la crise des partis de gouvernement et la percée de l’extrême droite de Milei dans une situation d’affaissement social. Selon toi, quelles sont les raisons de cette percée, est-ce un phénomène passager ou un vrai danger ?
MB : Effectivement, les résultats des Paso portent Milei premier avec 30 % des votes, dans un pays avec 40 % de pauvres, une inflation annuelle à 120 % et six années successives de baisse des salaires. À la différence d’autres formations d’extrême droite dans le monde, Milei n’a pas un parti organisé pour l’appuyer, comme peuvent l’avoir Trump ou Le Pen. Pour beaucoup de ses électeurs, le vote Milei a été avant tout l’expression d’un mal-être lié à la situation actuelle et du rejet des deux coalitions politiques majoritaires, plus qu’un vote d’adhésion à ses idées, même s’il est clair que dans certains secteurs l’idée de la « dollarisation » a véhiculé beaucoup d’illusions sur les possibilités de limiter l’inflation galopante et la baisse des revenus.
Par rapport aux Paso de 2019, les péronistes ont perdu six millions de votes et la coalition de droite Juntos por el Cambio [Ensemble pour le changement] un million et demi, tandis que l’abstention a augmenté de 7 %. Il est un peu tôt pour savoir s’il s’agit d’un phénomène passager ou si cette tendance va se consolider, principalement parce que nous sommes dans une période de transition où l’on observe le déclin d’un système politique basé sur l’opposition « kirchnerisme / anti-kirchnerisme1 », qui a orchestré la politique locale des quinze dernières années.
En fait, le parti au pouvoir, Unión por la Patria [Union pour la patrie], tout comme l’opposition de Juntos por el Cambio, se sont unis de manière très précaire dans le processus électoral. Le scénario électoral est très ouvert, dans une situation où, après les élections, le gouvernement a dévalué la monnaie de 20 % en accord avec le FMI, ce qui provoque une flambée des prix et une nouvelle hausse de l’inflation qui, ce mois-ci, dépassera les deux chiffres. Par conséquent, même si l’accord avec le FMI parvient à contenir la hausse du taux de change ces jours-ci, ce qui n’est pas certain, la situation restera critique jusqu’aux élections générales. Il est encore prématuré pour savoir comment ce nouveau scénario va se traduire dans le mouvement de masse, dans lequel un secteur craint ce que serait un éventuel gouvernement Milei, tandis que le mécontentement à l’égard du gouvernement s’accroît en raison de la baisse des revenus.
- Quel bilan tires-tu des Paso en général et de celles du FIT-U en particulier ?
MB : Il y a eu 27 candidatures présidentielles dans ces Paso, ce qui exprime une tendance à la fragmentation du système politique que le système des primaires est censé limiter : il ne va rester que cinq listes pour les élections générales en octobre. Notre résultat est similaire a celui obtenu lors des précédentes Paso présidentielles. Nous avons obtenu 2,7 % des votes à l’échelle du pays, mais il y a beaucoup de disparités. À Jujuy nous avons obtenu 10 % pour le poste de sénateur national, 5 % à Buenos Aires capitale et quasiment 6 % à Neuquén pour la candidature de député et autour de 4 % dans le grand Buenos Aires, avec quelques municipalités dans lesquelles nous avons obtenu 5 et 6 % et également un bon résultat dans la province de Chubut. En d’autres termes, là où il y a eu une lutte des classes et là où nous avons une implantation plus importante, les résultats ont été supérieurs à la moyenne.
Plus généralement, nous pouvons dire que la stratégie de la bourgeoisie a fonctionné, de sorte que le mécontentement à l’égard des deux coalitions qui ont gouverné, d’abord avec Macri, puis avec Alberto Fernández, a été capitalisé par un personnage d’extrême droite comme Milei, qui a bénéficié d’une présence permanente à la télévision au cours des trois ou quatre dernières années, et a obtenu un vote très important à l’intérieur du pays et dans certains secteurs populaires.
Le péronisme, pour sa part, bien qu’il ait subi une forte baisse de ses voix, a réussi à contenir son aile gauche avec la candidature de Juan Grabois. Grabois a obtenu quasiment 1,5 million de votes avec un discours contre le FMI et en bénéficiant de la moitié de tous les créneaux de radio et de télévision gratuits de la coalition au pouvoir et en portant les mêmes candidatures que Massa dans les autres catégories, c’est-à-dire des conditions très favorables. Cela a ajouté près de 6 % des voix aux 21 % seulement obtenus par Sergio Massa.
Horacio Rodríguez Larreta, chef du gouvernement de la ville autonome de Buenos Aires, est l’autre grand perdant. Il a à peine obtenu 11 % des voix malgré sa campagne d’un million de dollars, perdant ainsi l’élection interne de son parti.
- Pour les militants de France peux-tu décrire la campagne du PTS allié à IS, ses points forts et les choses à améliorer ?
MB : Comme vous le savez, le FIT-U a eu des élections internes pour les Paso, avec d’une part la liste conduite par moi-même et Nicolas Del Caño qui regroupe le PTS et Izquierda Socialista, et de l’autre la liste de Gabriel Solano et Vilma Ripoll, composée du PO et du MST. Notre liste a gagné les primaires avec 70 % des voix, triomphant dans presque tout le pays et gagnant avec une large marge dans toute l’agglomération de Buenos Aires, où nous avons amélioré nos résultats par rapport aux Paso de 2019.
Les stratégies des deux campagnes étaient très différentes. Les autres se sont concentrés sur l’attaque de notre liste, alors que dans notre cas, nous nous sommes concentrés sur la confrontation avec les candidats de l’austérité et du FMI, sans attaquer les candidats des autres listes de gauche. Non que nous n’ayons pas de divergences ou que nous fuyions la discussion, mais parce que nous avons considéré que c’était une erreur compte tenu de l’ampleur des ennemis que nous devions affronter au cours de la campagne.
Parmi nos principales revendications figuraient le non-paiement de la dette extérieure et la rupture avec le FMI ; la récupération du pouvoir d’achat des salaires et des pensions pour couvrir le coût des dépenses nécessaires à une famille ; la réduction de la journée de travail à six heures, en répartissant le travail entre salariés et chômeurs sans toucher aux salaires et avec un minimum qui couvre les dépenses familiales ; la nationalisation sous gestion ouvrière du lithium et d’autres ressources naturelles communes, ainsi que du secteur bancaire et du commerce extérieur ; et la défense des droits des femmes, qui sont actuellement menacés. Nous soutenons également les luttes socio-environnementales qui traversent le pays du nord au sud. Le tout dans le cadre d’un programme qui propose la lutte pour un gouvernement ouvrier afin d’entamer la construction du socialisme.
- Se retrouver à la tête de cette coalition électorale révolutionnaire est une grande responsabilité. Quels seront les points essentiels selon toi de la campagne des élections d’octobre ?
MB : Nous allons le définir dans les jours qui viennent, car nous devons voir comment le mouvement de masse traite le résultat électoral et le durcissement de l’ajustement économique que le gouvernement est en train de mener. Ce que nous savons, c’est que nous allons mener une grande bataille contre le vote pour le « moindre mal » que le gouvernement va encourager, ainsi que contre les deux variantes de la droite, Milei et Patricia Bullrich. Nous serons la seule liste présidentielle à nous opposer à la soumission au FMI et à ce que la classe ouvrière paie les coûts de l’ajustement. Dans ce cadre, nous définirons les axes d’agitation centraux de la campagne.
- Une coalition électorale qui dure plus d’une décennie, cela ressemble un peu à un collectif de lutte commun. Selon toi comment pourrait-on passer d’une coalition électorale à un parti révolutionnaire des travailleurs ?
MB : S’il est vrai que le FIT originel formée par le PTS, le PO et l’IS date de 2011 et qu’en 2019 il s’est élargi avec l’incorporation du MST, devenant ainsi connu sous le nom de FIT-U, il existe aujourd’hui des différences significatives au niveau national et international entre les différentes organisations qui le composent qui nous empêchent de pouvoir constituer un parti révolutionnaire en commun. Nous pensons que l’expérience du FIT-U a été très positive pour l’extrême gauche argentine, qui a pu s’exprimer dans la politique nationale, en défendant l’indépendance de classe et en élaborant un programme de transition qui propose la lutte pour un gouvernement ouvrier et pour le socialisme, bien différent des variantes néo-réformistes de la gestion capitaliste. Nous serons de fait l’une des cinq formules présidentielles en octobre et nous disposons d’un bloc de quatre députés au Congrès national. Mais en même temps, nous sommes conscients des limites du FIT-U, sachant que notre objectif est la construction d’un parti révolutionnaire de la classe ouvrière.
- La crise sociale va s’approfondir, les risques d’explosion sociale sont importants. On a tous à l’esprit l’explosion de 2001. Quel rôle peuvent jouer les trotskistes pour transformer cette révolte croissante en révolution ?
MB : Les risques d’explosion sociale sont surtout liés au fait que la situation actuelle de forte inflation pourrait conduire à une hyperinflation qui ferait tout exploser. Cette situation est surtout favorisée par le manque de réserves de la banque centrale, qui la rend vulnérable aux phénomènes de panique bancaire ou retraits massifs d’argent. L’autre différence est qu’aujourd’hui, les politiques d’endiguement social sont plus nombreuses qu’avant, bien que le mécontentement augmente en raison de la baisse des salaires, de l’augmentation des inégalités, et de la précarisation du travail et de la vie dans son ensemble pour de larges secteurs de la population.
Ce qui est certain, c’est que, quel que soit le prochain gouvernement, il y aura des résistances, comme ce fut le cas contre le gouvernement de Macri. Quel que soit le vainqueur, il aura un gouvernement faible, qui devra construire un rapport de force pour affaiblir le mouvement de masse dans la lutte des classes. Si Milei gagne, il n’aura pas de gouverneur et au maximum 40 députés sur 257 et un maximum de 8 sénateurs, bien qu’il puisse s’accorder avec un secteur de Juntos por el Cambio. N’oublions pas que Menem, qui contrôlait largement les postes de gouverneurs et le Congrès, et avait le soutien des syndicats, a connu deux années chaotiques et n’a réussi à imposer ses politiques néolibérales qu’après avoir vaincu des grèves acharnées contre les privatisations.
Je pense que dans tous ces scénarios, nous avons un rôle important à jouer, notre préparation théorique et pratique va dans ce sens. Lors des manifestations à Jujuy contre la réforme de la Constitution provinciale, nous avons anticipé une partie du rôle que nous pouvons jouer : nous nous sommes battus à la fois dans la lutte parlementaire et dans les rues, puisque nous avions six membres de l’Assemblée constituante, parmi lesquels Alejandro Vilca, qui ont accru leur prestige dans la lutte. Dans ce conflit, nous avons lutté pour l’émergence d’une assemblée provinciale des secteurs en lutte, c’est-à-dire les enseignants, les travailleurs de la santé, les travailleurs municipaux, les étudiants des universités et des lycées, les mineurs, les communautés indigènes… Nous n’avons pas réussi à vaincre les forces bureaucratiques pour faire de cette assemblée une réalité, mais nous avons instillé cette idée.
Cette approche stratégique, qui consiste à coordonner les secteurs en lutte pour affronter le pouvoir politique, est essentielle pour surmonter le corporatisme des directions syndicales et des mouvements sociaux, qui empêchent les initiatives de lutte de se renforcer. Notre campagne électorale est au service de la préparation de ces luttes futures.
Dossier sur les élections primaires (Paso) en Argentine d’août 2023
- Crise sociale, dévaluation, l’Argentine au bord du gouffre : l’extrême droite en force et les défis de la gauche révolutionnaire
- Interview. Questions à Myriam Bregman, du PTS
- Interview. Questions à Gabriel Solano, du PO
- Résolution du MST
- Interview. Questions à Manuela Castañeira, pré-candidate aux présidentielles pour le Nuevo MAS, Argentine.
1 En référence à Nestor Kirchner et Christina Fernandez de Kirchner, respectivement président argentin entre 2003 et 2007 et présidente entre 2007 et 2015 et actuelle vice-présidente.