Il y a un an, le 16 septembre mourait Jina Mahsa Amini sous les coups de la police des mœurs en Iran pour un voile mal ajusté. L’anniversaire du début de la révolte qui s’ensuivit pendant plusieurs mois est dans toutes les têtes du pays. Le régime des mollahs ne le sait que trop bien, puisqu’il a fait arrêter des centaines de militantes féministes, principalement dans le Kurdistan iranien, d’où venait Jina, et dans la province du Gilan, ainsi que de nombreux membres des familles des victimes qui pourraient avoir l’audace de commémorer la mort de leurs proches et déclencher à nouveau ainsi les hostilités contre lui. Des forces de répression viennent d’être envoyées dans les villes kurdes pour éviter tout débordement.
Un anniversaire sous haute tension
Même si la République islamique n’est pas (encore) tombée, le soulèvement appelé « Femme, vie, liberté » a continué à saper son autorité, fragilisée par une séquence de luttes sociales ouverte depuis décembre 2018. Aujourd’hui, bien des femmes ne portent plus le voile dans la rue, soutenues par la solidarité des passants pour échapper aux bassidjis, les miliciens du régime. Des vidéos où on les voit en train de chanter seules dans la rue, ce qui leur est interdit, foisonnent aussi sur les réseaux sociaux. Les plus de 500 morts de la répression n’y changent rien, ni les dizaines de milliers d’arrestations depuis un an. Bien que ce régime tyrannique détienne le record du monde des pendaisons en 2022, avec une hausse de 75 % par rapport à l’année précédente1, le plafond de verre des interdictions imposées aux femmes est en pratique bien morcelé. Il en va de même pour les minorités ethniques, qui représentent les deux tiers des exécutions et qui sont le cœur encore battant de ce soulèvement. En fait, les manifestations n’ont jamais complètement cessé jusqu’à aujourd’hui au Kurdistan et au Baloutchistan. Pour faire régner un climat d’intimidation constante, le régime a durci les lois sur le voile, en investissant dans des caméras de surveillance à reconnaissance faciale pour identifier et pénaliser les femmes sans hijab. Pratique pour éviter que les policiers ne se fassent tabasser lors de leurs rondes ! Les peines encourues vont de l’amende à la prison ferme pendant deux mois, en passant par le blocage de la carte bancaire, la confiscation de la voiture ou la suspension des droits à la sécurité sociale. Mais dans les faits, hormis des SMS d’avertissement rarement ciblés, ces mesures censées être dissuasives ne semblent pas appliquées. Parallèlement, à l’approche de l’anniversaire, ceux et celles qui avaient été arrêtés pendant le mouvement ont été convoqués par la police ces dernières semaines pour s’engager par écrit à ne participer à aucune manifestation.
Inflation et dictature : une situation inflammable
Le régime sait que les discriminations institutionnalisées et la dictature ne sont pas les seuls motifs de colère. Les classes populaires iraniennes subissent de plein fouet l’inflation mondiale, encore plus forte qu’à l’automne dernier. En août, elle atteignait 50 % et touchait particulièrement les produits alimentaires, notamment importés, et les loyers. Ces derniers ont connu une hausse de 46 % en un an : les locataires se sont parfois vus demander le double de leur loyer en un rien de temps et n’ont pas eu d’autre choix que de retourner chez leurs parents, y compris des familles entières. Licenciements pour raison économique et salaires impayés rythment le quotidien des classes populaires et moyennes. Être ingénieur ou fonctionnaire n’est pas une garantie pour toucher un salaire chaque mois et pouvoir se loger correctement. Depuis un an, des grèves se sont poursuivies contre les salaires impayés et les conditions de travail pénibles. Les retraités ne sont pas épargnés, bien au contraire, mais leur mouvement, peu médiatisé, s’est néanmoins renforcé depuis un an et a le mérite de continuer régulièrement à organiser des manifestations dans de nombreuses villes d’Iran pour des pensions décentes et indexées sur l’inflation. Bien que le mouvement des retraités parle peu de l’anniversaire du début du soulèvement, ce contexte économique avec ses luttes est un terreau fertile à une nouvelle contestation d’ampleur.
La préparation de l’anniversaire… et la structuration nécessaire des militants à plus long terme
Samedi 16 septembre, des rassemblements dans les cimetières donnant lieu à des manifestations sont attendus dans les grandes villes du pays et au Kurdistan. Les partis kurdes ont appelé à des grèves qui devraient toucher prioritairement les petits commerçants, comme il y a un an. Les bastions industriels, de leur côté, ont surtout continué à porter leurs revendications salariales, contournant l’instrumentalisation de leurs grèves par la droite désireuse de prendre la suite de la République islamique. Que ce soit dans leurs communiqués, leurs rassemblements ou leurs grèves actuelles, il n’est pas question de l’anniversaire du mouvement. C’est un fait que, contrairement aux soulèvements très populaires de 2018 puis 2019, le mouvement de Jina a vu ressurgir les aspirations d’une classe moyenne, pourtant très affaiblie économiquement, qui pense qu’une relève démocratique bourgeoise est possible et souhaitable, sans, de surcroît, se donner les moyens concrets d’y parvenir.
Le mouvement ouvrier craint-il d’être la chair à canon d’un mouvement où il se retrouverait finalement à la remorque de la petite bourgeoisie voire pire ? Difficile à affirmer. Au-delà de cet anniversaire teinté de nostalgie, concentré sur la mémoire des victimes, l’enjeu est bien pour les classes populaires du pays de s’organiser pour faire tomber le régime, ne pas le laisser dans les mains de réactionnaires de tout poil et de prétendus démocrates prêts à prendre la succession… d’une politique anti-ouvrière.
C’est dans cette direction que plusieurs collectifs et comités de quartier essaient d’aller depuis plusieurs mois, voire plusieurs années pour certains. Qu’ils se soient réactivés après 2019 ou créés pendant le mouvement de Jina, ils ont d’abord fait office de structures d’autodéfense et d’organisation des manifestations. Beaucoup ont disparu à la fin du mouvement mais quelques-uns, modestes, mais à divers endroits du pays, tentent encore de se structurer et de se coordonner autour d’objectifs communs. Les discussions ne font que démarrer et même si chacun se dit communiste, il faut encore clarifier les positions. On y trouve le comité de la jeunesse révolutionnaire rouge de Mahabad (ville du Kurdistan où ce comité conteste l’hégémonie du Parti démocrate), le comité des travailleurs informels de Téhéran, le comité révolutionnaire du Gilan, le noyau de la jeunesse révolutionnaire de Zahedan (au Baloutchistan), le comité de Javad Nazari au sud de Téhéran, ainsi que des collectifs féministes comme le groupe Jyian2, proche de l’organisation communiste conseilliste Manjanigh. Ces comités cherchent à construire des cadres d’auto-organisation, des liens avec le mouvement ouvrier plus traditionnel et insistent sur l’insuffisance des émeutes de rue pour faire tomber le régime3.
Leur propagande combat également les illusions quant à une relève pro-capitaliste, qu’elle prenne une forme « démocratique » ou monarchiste avec le fils du shah d’Iran, prêt à reprendre les manettes. Ils dénoncent dans cette perspective les médias occidentaux qui présentent ce dernier comme un candidat prometteur, quand ils ne font pas la promotion de figures démocrates opportunistes comme Hamed Esmaeilion, pour rabattre les potentialités révolutionnaires vers des voies plus compatibles avec les intérêts capitalistes.
De nombreux défis attendent donc les Iraniens et Iraniennes pour réamorcer la vitalité et la hardiesse du soulèvement de l’année dernière, trouver les formes de lutte pour abattre la République islamique et éviter la confiscation de cette explosion sociale et politique par des figures pas ou bien peu émancipatrices pour les femmes comme pour les classes populaires. En tout cas, la révolte, les perspectives et formes d’organisation émancipatrices qui pourraient la transformer en révolution ne sont pas mortes.
Barbara Kazan
1 https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20230414-la-hausse-des-pendaisons-en-iran-ultime-outil-d-intimidation-et-d-oppression-selon-des-ong
2 Mot kurde qui signifie « vie », repris du slogan du mouvement « jen, jyian, azadi »
3 https://slingerscollective.net/on-the-way-to-the-revolution-part-1/