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Manifestations au Bangladesh : le gouvernement recule, jusqu’où ira la révolte populaire ?

Article rédigé le 24 juillet 2024

Depuis le premier juillet, les étudiants bangladais manifestent contre la réinstauration de la loi des quotas, loi qui réserve 30 % des emplois dans la fonction publique aux « héros de la guerre d’Indépendance de 1971 », c’est-à-dire aux soutiens du parti au pouvoir. Dans un pays où 40 % des 15-24 ans n’ont pas de travail, de formation ou ne poursuivent pas d’études, la réinstauration de cette règle a déclenché une mobilisation importante des étudiants. Face à la contestation de cette loi profondément inégale, la Première ministre Sheikh Hasina et son gouvernement n’ont pas hésité à réprimer dans le sang les étudiants mobilisés : police et armée sont déployées dans le pays et milices gouvernementales (Ligue Chhatra, aile étudiante de la Ligue Awami, parti de la Première ministre) attaquent les étudiants dans les universités.

Récompenser les héros ou protéger les siens ?

Le 5 juin, la Haute Cour de Dacca est revenue sur la réduction du système de quotas qui avait été effectuée en 2018 par la Première ministre sous la pression des étudiants. Ces quotas avaient été instaurés en 1975 par Sheikh Mujibur Rahman, premier dirigeant du Bangladesh et père de la Première ministre actuelle. En réaction au retour de cette loi, les étudiants se sont mobilisés pour maintenir le système actuel par des manifestations et des blocages de routes pendant le mois de juin et au début du mois de juillet.

Pour justifier sa loi, la Première ministre multiplie les références à la guerre d’Indépendance. Si ce ne sont pas les descendants des « combattants de la liberté » qui obtiennent ces emplois, ce seraient les descendants des razakars qui en profiteraient ! En accusant ainsi les étudiants mobilisés, Sheikh Hasina fait référence aux groupes paramilitaires pakistanais, actifs pendant la guerre d’Indépendance et qui commirent massacres, pillages et viols de civils bangladais, accusant donc tout opposant de traître à la nation. Cette accusation ne passe évidemment pas du tout auprès des étudiants qui lancent des slogans contre la Première ministre « Qui es-tu ? Qui sommes-nous ? Razakar, razakar, razakar ! ». Sous couvert de défense des « héros de la nation », le gouvernement défend en réalité son droit à garder ses privilèges dans la fonction publique et à favoriser ses soutiens. Sur la seule année 2022, 350 000 candidats s’étaient présentés à l’examen d’entrée du Bangladesh Civil Service pour… 1 710 postes. Cerise sur le gâteau, les fonctionnaires profitent du peu de places pour vendre aux plus offrants les questions de l’examen. Au Bangladesh, seulement 1,2 % de la population est diplômée, ce qui laisse imaginer le pourcentage de la population qui a accès à ces postes…

La répression pour briser la mobilisation, une méthode classique pour le gouvernement

L’ampleur de la mobilisation a explosé à partir du moment où le gouvernement bangladais a usé de tous ses moyens de répression pour faire taire les étudiants. Dans les universités, la Ligue Chhatra, aile étudiante de la Ligue Awami, se structure en milices et attaque les étudiants mobilisés dans les facs avec l’appui de la police. Suite aux images de la répression dans les universités et au niveau des points de blocage, les manifestations ont gagné en nombre avec de nombreux parents d’élèves et des opposants à la Première ministre rejoignant la mobilisation. Une fois encore, la réaction du gouvernement a été d’essayer d’étouffer toute voix discordante : la police, l’armée, le bataillon d’action rapide (forces anti-terrorisme) et les forces frontalières ont été déployées dans le pays et tirent à balles réelles sur les manifestants, amenant le nombre minimal de décès à 174 aujourd’hui. Les figures du mouvement, étudiants et dirigeants du Parti nationaliste bangladais (BNP, principal parti d’opposition) ont été emprisonnés, une pratique courante lors des mobilisations récentes dans le pays, rappelant les arrestations massives de novembre et décembre derniers suite au mouvement de grève dans les usines de textile1. Un des étudiants enfermés, Nahib Islam, dirigeant du mouvement Students Against Discrimination, organisation principale qui organise les manifestations, a même été torturé lors de son emprisonnement2. Le gouvernement a imposé une coupure nationale de la connexion internet depuis le 18 juillet et un couvre-feu le jour suivant. Malgré la fréquence habituelle de la répression des mobilisations, celle-ci est d’un niveau rarement atteint au Bangladesh, et qualifiée par Ali Riaz, professeur de politique et spécialiste du Bangladesh à l’université d’État de l’Illinois, de « pire massacre commis par un régime depuis l’indépendance ».

La « dame de fer » chancelle et la mobilisation s’élargit politiquement

Malgré la répression, le gouvernement a été obligé de céder en grande partie sur son projet, tout en essayant de garder la face. Ce dimanche 21 juillet, la Haute Cour du Bangladesh a forcé le gouvernement à abandonner en grande partie sa réforme, en réduisant de 30 % à 5 % les postes réservés aux descendants des vétérans tout en demandant aux étudiants de « retourner en classe » ce que Students Against Discrimination refuse : les étudiants veulent aller jusqu’au retrait total de la loi et réclament la démission du gouvernement.

Le mouvement dépasse aujourd’hui la question des quotas et remet directement en question le pouvoir de Sheikh Hasina et de son gouvernement, dénonçant l’autoritarisme qui ne fait que monter au Bangladesh depuis une dizaine d’années. Dans les manifestations, les étudiants scandent « À bas la dictatrice » et surnomment la Première ministre la « dame de fer ». Aux revendications sociales s’ajoutent les revendications politiques et la volonté de faire tomber le régime des meurtriers (les étudiants chantent désormais « Comptez d’abord les corps, et ensuite les quotas »1 dans les manifestations). Les élections sont dites libres mais sans compétition réelle, le gouvernement s’employant à enfermer des milliers d’opposants dans les périodes électorales (autour de 20 000 rien qu’entre octobre et décembre derniers), ce qui a poussé le BNP à boycotter les élections de janvier dernier. Une revendication récurrente des mobilisations récentes au Bangladesh est la tenue d’élections libres qui pourraient permettre l’arrivée au pouvoir d’un autre parti et la libération des prisonniers politiques.

Mais dans ce cas-là, quel gouvernement ? Le principal parti d’opposition, le BNP, serait en bonne voie pour remporter des élections car il canalise en partie la contestation des différentes mobilisations des dernières années. Il est touché lui aussi par la répression du gouvernement, qui accuse simultanément le BNP ou les services secrets pakistanais de contrôler le mouvement (ce que le gouvernement préférerait sans doute à la situation actuelle). Mais au-delà de la demande de tenue d’élections libres, le BNP met aussi en avant des mots d’ordre réactionnaires qui essayent de rediriger le mouvement dans sa direction, en attaquant avant tout les quotas concernant les minorités tribales, les femmes et les handicapés (qui au total concernent 26 % des postes de la fonction publique, c’est-à-dire moins de places que celles réservées aux vétérans). Students Against Discrimination a rejeté les calomnies du gouvernement et prend ses distances vis-à-vis du BNP, affirmant qu’ils ne veulent être associés à aucun parti politique. De plus, ce parti bourgeois a déjà fait ses preuves au pouvoir : en effet, depuis l’indépendance du Bangladesh, BNP et Ligue Awami alternent au gouvernement et il a montré à plusieurs occasions lorsqu’il était au pouvoir dans les années 1990 et 2000 qu’il ne comptait pas remettre en cause le pouvoir patronal, qui fait payer la crise qui sévit dans le pays depuis deux ans aux travailleurs et aux classes populaires.

Le site web Quota Movement Bangladesh 2024, qui semble traduire une partie des aspirations des manifestants demande lui une « transition » du pouvoir au bénéfice d’un troisième parti « neutre », voire d’un gouvernement militaire. Mais qui peut croire qu’une telle transition puisse satisfaire les revendications populaires, surtout si celle-ci se réalise sous l’égide de cette même armée qui vient de massacrer les manifestants ? L’état-major militaire semble se préparer à une telle éventualité, en freinant drastiquement la répression et se contentant de contrôler des checkpoints dans les grandes villes afin de restaurer son image (et calmer la colère au sein de ses rangs).

Quant aux restes des partis politiques, ils sont tous inféodés à la bourgeoisie et se retrouvent dans les mesures d’austérité du Fonds monétaire international (FMI) qui exige du Bangladesh « d’accélérer [son] ambitieux programme de réformes pour parvenir à une croissance plus résiliente, inclusive et durable4 ». Pour rappel, selon Khondaker Golam Moazzem, chercheur au Centre for Policy Dialogue (CPD, think tank pour le « dialogue politique »), 67 des 350 députés qui composent le Parlement national du Bangladesh ont des liens directs ou indirects avec l’industrie du textile, la composante principale de l’économie bangladaise, qui à elle seule représente 85 % des exportations du pays. Le patronat bangladais fait payer la crise aussi aux étudiants, qui se révoltent car les postes manquent et que le chômage touche aussi les couches intermédiaires éduquées de la population qui avaient auparavant une place dans l’appareil d’État.

Jusqu’où la révolte va-t-elle aller ?

Depuis lundi, l’armée affirme avoir rétabli « l’ordre public » (après avoir arrêté 2 500 personnes et causé la mort d’au moins deux tiers des morts recensés) et Nahib Islam a annoncé suspendre les manifestations pendant 48 heures en espérant que le gouvernement lève le couvre-feu et rétablisse internet, ce qu’il a fait en fin d’après-midi ce mardi à Dacca, la capitale du pays. La situation reste largement instable et une partie de l’armée, des sous-officiers, a affirmé dans une lettre être contre la répression actuelle, ce qui peut s’expliquer par le fait que de nombreux sous-officiers étaient dans la même situation que les étudiants quelques années auparavant. La lutte actuelle des étudiants peut résonner chez les travailleurs, notamment ceux du textile qui se battaient en novembre dernier pour de meilleures conditions de travail et des augmentations de salaires5, eux aussi frappés par la répression du gouvernement lors des manifestations et dans les usines.

Les étudiants ont ébranlé le gouvernement jusqu’à un certain point et ont réussi à le faire reculer. Mais s’attaquer directement à ceux qui détiennent le pouvoir dans la société et arracher des avancées, seuls les travailleurs peuvent le faire en luttant directement contre le pouvoir des grandes entreprises, qui décident de tout constamment, faisant payer les crises à la majorité de la population pour leurs profits. Derrière Hasina et son gouvernement, il y a la Bangladesh Garment Manufacturers and Exporters Association (BGMEA, le Medef bangladais), le relai local des Zara, Camaïeu, H&M, Benetton, C&A, Go Sport, qui fait sa part de profits sur le dos des travailleurs bangladais. Les grèves de novembre dernier avaient déjà montré le rôle de l’État dans le maintien de l’ordre capitaliste en matant la révolte et les grèves. Par ailleurs, la situation embête les patrons, Arshad Jamal Dipu, vice-président de la BGMEA, appelle à « normaliser la situation » car il y a un « problème de travail », « une usine de textile ne peut pas fonctionner sans internet ». Par contre, elle peut fonctionner sans son patron ! Une lutte d’ensemble contre ce système qui soumet par la violence toute la société pour les profits d’une minorité permettrait de sortir la majorité de la population de la misère qui la touche et d’offrir à tous un travail dans de bonnes conditions. La lutte des jeunes et travailleurs du Bangladesh est aussi la nôtre : soutenons les manifestations là-bas et ici contre le régime meurtrier d’Hasina et de ses alliés.

24 juillet 2024, François Cichaud

 

 


 

 

1  https://npa-revolutionnaires.org/bangladesh-la-responsable-de-la-repression-des-greves-du-textile-reconduite-pour-un-cinquieme-mandat/

2  https://twitter.com/thedavidbergman/status/1815137658290463161

3  Nous invitons à lire cet article complet (mais en anglais) sur la situation au Bangladesh, écrit par des camarades révolutionnaires de l’Internationale Communiste Révolutionnaire (ex-TMI) disposant de contacts précieux dans la région : https://www.marxist.com/bangladesh-hasina-s-gamble-will-seal-her-fate.htm

4  Antoinette Sayeh, directrice générale adjointe du FMI, en janvier 2023 https://www.lefigaro.fr/flash-eco/bangladesh-le-fmi-approuve-une-aide-de-4-7-milliards-de-dollars-20230131

5  https://npa-revolutionnaires.org/bangladesh-la-mobilisation-de-la-classe-ouvriere-rebat-les-cartes