Nos vies valent plus que leurs profits

Overshoot : How the World Surrendered to Climate Breakdown, d’Andreas Malm

Overshoot : How the World Surrendered to Climate Breakdown, d’Andreas Malm
[« Dépassement : comment le monde a capitulé face à la crise climatique »]

Cette critique est traduite de l’anglais à partir de celle qu’ont rédigée nos camarades de Speak Out Now, parue le 22 avril 2025 sur leur site.

Dans son dernier livre, Andreas Malm et son coauteur Wim Carton nous montrent pourquoi, malgré une compréhension très précise et largement partagée de l’aggravation de la catastrophe climatique, les forces qui façonnent notre monde n’ont pas tenté d’arrêter ou même d’atténuer la crise qui s’aggrave.

La production et les profits pétroliers ayant explosé au cours des dernières décennies, et plus encore depuis la pandémie de Covid-19, nous avons atteint ce que Malm et Carton appellent un « dépassement ». Par ce terme, ils signifient que les dirigeants du capitalisme mondial ont désormais bien conscience qu’ils ne peuvent pas maintenir les températures moyennes de la planète dans la limite des fameux 1,5 degré Celsius fixée en 2018. À moins bien sûr d’immobiliser, donc de perdre des milliers de milliards de dollars en capital ! Ils doivent donc continuer à produire et à utiliser des combustibles fossiles, tout donnant l’illusion qu’ils s’occupent du problème en faisant progresser les nouvelles technologies qui aideront un jour notre monde à revenir en dessous de cette limite. Leur stratégie est devenue « Dépasser, s’adapter, se rattraper ». Au fur et à mesure qu’ils décrivent ce phénomène, Malm et Carton exposent le cynisme total et la cupidité des dirigeants et des entreprises qui détruisent notre planète pour continuer d’accumuler du capital, rendant nécessaire l’idéologie du dépassement pour rationaliser la poursuite de la destruction.
L’idéologie du dépassement repose sur le fait que les entreprises qui font du profit ne peuvent tout simplement pas laisser leurs investissements en capital fixe (des décennies de recherche, des plateformes de forage massives, des machines de fracturation, etc.) inutilisés, ni essuyer leurs pertes et encore moins perdre leurs parts de marché face à leurs concurrents. Cette immobilisation d’actifs est tout simplement impensable pour les membres de la classe capitaliste.

Sur le plan pratique et scientifique, les auteurs expliquent comment des chercheurs comme Mark Jacobson et ses collègues de l’université de Stanford ont montré qu’il était tout à fait possible de passer à un monde sans combustible fossile. Cela sans investissements, sans utilisation de terres et sans destruction écologique plus importants que ceux issus de la production d’énergie actuelle. Selon eux, « le problème ne réside pas dans la technologie, mais dans les relations dysfonctionnelles ». Par « relation dysfonctionnelle », ils entendent la recherche du profit par un très petit nombre d’individus et d’entreprises, qui opèrent pour leur propre bénéfice plutôt que pour répondre aux besoins de l’humanité et de notre environnement. C’est cette relation sociale dysfonctionnelle qui nous a conduits à cette situation catastrophique, et non un manque de technologie ou de ressources.

Mais la nécessité de protéger les investissements massifs en capital fixe a conduit les capitalistes et les dirigeants politiques à leur service à ignorer les options pratiques permettant de dépasser le capital fossile, et c’est ce qui cause (ou même nécessite) le dépassement. Non seulement les entreprises devraient faire une croix sur une partie de leurs bénéfices, mais des États perdraient des recettes fiscales et devraient renoncer à exploiter certaines de leurs ressources naturelles. Si le monde arrêtait pour de bon la production de combustibles fossiles aujourd’hui, et c’est indispensable, 13 à 17 000 milliards de dollars seraient immobilisés, ou perdus pour ceux qui les ont investis.

Et bien sûr, le capital fossile est totalement interconnecté avec la finance et de nombreux autres types de capital. Par conséquent, une attaque (ou même de modestes limitations) contre le capital fossile est une attaque contre tous les capitaux et le capitalisme lui-même. Le capital fossile et toutes les autres formes de capital sont régis par la nécessité d’accumuler toujours plus, le taux de rendement et la concurrence. Des demandes, même minimes, de limitation de la production de pétrole ou de charbon remettraient donc ces objectifs en question. Elles représenteraient une perte insupportable pour le capital, de sorte que même des demandes modestes de limitation de la production fossile sont ou deviendraient des demandes « transitoires », au sens où l’emploie Trotski dans le Programme de transition, dans les conditions actuelles de la crise. En d’autres termes, Malm et Carton soutiennent que toute demande faite au capital fossile remettrait directement en question les bases mêmes du régime capitaliste mondial. Il s’ensuit que la société serait alors confrontée à une situation potentiellement révolutionnaire. C’est pourquoi ils qualifient l’idéologie du dépassement d’« alternative à la révolution », voire d’« anti-révolution ».

Malm et Carton établissent un parallèle entre les besoins des industries des combustibles fossiles d’aujourd’hui et ceux de l’oligarchie sudiste esclavagiste du début du XIXe siècle aux États-Unis. Plutôt que de laisser les forces politiques arrêter l’expansion de l’esclavage vers l’ouest à cette époque, les États du Sud ont préféré déclencher une guerre civile, car ils savaient que si leur système de production du coton par le travail des esclaves ne pouvait pas s’étendre, leurs actifs (esclaves et terres) seraient immobilisés (perdus). Le même dilemme existe aujourd’hui pour le capital fossile.

Ils font aussi le parallèle entre le « dépassement » climatique actuel et la stratégie défendue par le Komintern de Staline dans l’Allemagne des années 1930 : conseiller au Parti communiste allemand de laisser les nazis prendre le pouvoir, dans l’idée que cela précipiterait leur chute. Une stratégie qui s’est révélée catastrophique, en facilitant l’ascension du fascisme tout en démoralisant et affaiblissant durablement les classes ouvrières européennes. Malm et Carton s’appuient alors sur l’analyse que propose Trotski du fascisme entre 1932 et 1933 : pour lui, même si une défaite a eu lieu, même après avoir subi de lourdes pertes, même si c’est tardif, une riposte reste possible, et des soulèvements peuvent changer l’équilibre réel des forces. Mais, préviennent-ils, Trotski ajoutait aussi que lorsque les fascistes sont effectivement arrivés au pouvoir, se débarrasser du fascisme devient un combat « incomparablement plus épouvantable ». Il en irait de même aujourd’hui dans la lutte contre le capital fossile et la catastrophe climatique : une fois le seuil du dépassement franchi, l’affrontement devient plus difficile encore — mais il reste nécessaire.

Ils soulignent qu’aujourd’hui, certains appellent à un soi-disant front populaire, dans lequel la classe ouvrière et les partis révolutionnaires s’allient à des capitalistes prétendument plus progressistes pour lutter contre les capitalistes plus réactionnaires dont les profits reposent uniquement sur les combustibles fossiles. Cette idée suit à nouveau ce que le Komintern stalinien a dit aux partis de la classe ouvrière du monde entier de faire pour combattre le fascisme au début des années 1930. Malm et Carton condamnent à juste titre cette idée, qui ignore le conflit de classe fondamental entre les travailleurs et les capitalistes, ainsi que le réseau mondial d’investissements qui lie presque tous les grands capitalistes aux industries des combustibles fossiles.

Malm et Carton soutiennent que nous n’avons pas besoin et même que nous ne devrions pas essayer de créer un front populaire, pas plus que de chercher une solution politique qui fasse un compromis avec le capital fossile, parce que le capital fossile ne peut pas faire de compromis. Tout compromis susceptible de résoudre la crise climatique réduirait les profits, immobiliserait des billions d’actifs et remettrait en question l’ensemble du système. Les auteurs affirment que pour stopper le dépassement, quelque chose comme une guerre sera nécessaire. Mais une guerre de classe, ou, pour mieux dire, une révolution.

Ils affirment qu’il existe des possibilités de résistance dans certaines régions et que, parvenues à une échelle suffisamment grande, elles pourraient provoquer de telles exigences sur le capital fossile qu’une crise émergerait et qu’une poussée révolutionnaire pourrait commencer. Ils soulignent qu’un événement comme la victoire de Yasuni en Équateur en 2023 (le référendum ayant approuvé l’arrêt de l’exploitation d’un gisement pétrolier dans la réserve amazonienne de Yasuni) pourrait se produire à plus grande échelle, dans une région plus centrale pour les profits des capitalistes, et qu’un tel événement pourrait « déclencher la panique » qui pourrait conduire à une poussée pour mettre fin au capital fossile.

Comme dans leurs précédents ouvrages, Malm et son coauteur ne vont pas au-delà de cet exemple suggestif. Ils nous laissent le soin de décider de la meilleure façon de nous organiser et d’agir pour remettre en cause ce système et la destruction de notre environnement qu’il entraîne.

Mais leurs recherches approfondies et leur brillante analyse démontrent une fois de plus (comme dans le livre précédent, White Skin, Black Fuel, que le capital fossile et le capitalisme lui-même sont les problèmes. Il est impossible de les changer ou de les réformer en quelque chose de mieux. Les grands capitalistes sont prêts à détruire la planète et tous ses habitants pour faire des profits. Il n’y a pas de compromis possible avec un tel système ni avec les personnes qui le dirigent. Nous devons nous en débarrasser complètement.

 

 


 

 

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