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Ratio soignants-patients à l’hôpital : sans moyens, du pur affichage

Une loi vient d’être votée qui prévoit l’instauration progressive d’un ratio minimal de soignants par patients dans les hôpitaux. Ce texte, présenté par l’opposition de gauche et propulsé par des organisations de soignants telles que le SNPI et le CIH1, vise à statuer sur le nombre minimum d’infirmières et d’aides-soignantes dans un service de soins. Dans un contexte hospitalier de sous-effectif imposé par les directions elles-mêmes et où la surcharge de travail se fait sentir, ce type de réglementation pourrait être perçu comme une avancée salutaire pour les conditions de travail. Pourtant, malgré l’allégresse de la gauche et de certains syndicats, il est difficile de parler ici de victoire.

Crise de « vocation » ou sous-effectif organisé ?

Parmi les soignants, le ras-le-bol du manque de reconnaissance, des services surchargés, des embauches au compte-gouttes et des rémunérations rognées par l’inflation depuis des décennies, ainsi que des services surchargés sans création de postes est bien réel. Entre 2020 et 2022, le nombre de postes vacants est passé de 10 000 à 60 000. De nombreux membres du personnel paramédical ont démissionné de l’hôpital, parfois pour partir en secteur libéral ou en intérim, parfois pour changer carrément de branche. On estime à 5,7 % le nombre de postes vacants dans l’hôpital public en 2024.

Mais ce sont les gouvernants qui portent l’entière responsabilité de la fameuse crise des « vocations » derrière laquelle ils se cachent pour ne pas embaucher. Ce sont eux qui orchestrent ces conditions de travail infernales, eux qui retirent les budgets qui permettraient d’embaucher, eux qui organisent la stagnation des effectifs d’étudiants en soins infirmiers et les titularisations.

C’est dans ce contexte que des voix se sont élevées pour imposer un ratio minimum de soignants par patient dans les services, jusqu’à ce qu’un texte soit finalement proposé et adopté au Sénat et à l’Assemblée. L’idée principale est qu’en créant ces ratios, on encouragerait à terme le retour de soignants démissionnaires ou intérimaires vers l’hôpital. Ces ratios dits « de qualité » seront à la discrétion de la Haute Autorité de santé, et donc de l’État. Ils se distinguent des ratios actuels de sécurité dont le non-respect entraîne la réduction d’activité des services.

Une loi inefficace sans les moyens nécessaires

Première limite à ces nouveaux ratios, et pas des moindres, le manque de moyens de l’hôpital public et la pression du ministère à rétablir l’équilibre de comptes artificiellement déficitaires2 : avec un mode de calcul qui crée un déficit global permanent (3,5 milliards d’euros en 2024), ce sont plus de 1 300 hôpitaux qui, chaque année, se serrent la ceinture pour ne pas terminer leur exercice comptable avec un budget toujours plus dans le rouge.

Par ailleurs, ces ratios ne seront pas obligatoires, contrairement à ceux qui existent déjà dans les services critiques. Mais, même dans ces services – comme la réanimation où le ratio impose deux infirmières pour cinq patients et une aide-soignante pour quatre –, ces ratios sont très insuffisants et leur respect justifie en réalité le tri des patients et l’embauche de contrats précaires comme les CDD « épiver » (pour « épidémie hivernale ») pour colmater les trous (voir ci-dessous).

Lorsque le ratio minimum de soignants par patient sera instauré dans un service, rien n’obligera concrètement les DRH à effectivement le faire respecter à leur niveau, dans chaque service. En effet, il est difficile d’imaginer qu’une législation non contraignante et sans moyens supplémentaires offerts incitera demain à embaucher plus de collègues dans les services. Tant que les directions hospitalières auront la possibilité de dire « on n’a plus d’argent, on n’a pas de candidats, on a zéro intérim », le ratio du service ne sera pas amélioré, ou alors, des lits seront fermés pour rester dans les clous. Verra-t-on des médecins prendre parti pour leurs équipes et dire « on ne fera plus d’admissions tant que le ratio ne sera pas respecté » ? Avec toutes les conséquences qu’on peut imaginer pour des patients qui seraient obligés de rester chez eux ou bien d’aller dans d’autres structures ? Cela semble inconcevable, le plus probable est que le sous-effectif reste la norme, ou qu’il soit réparti différemment entre services, voire entre hôpitaux.

Ce texte de loi pourrait être une avancée si le budget des hôpitaux, qui diminue tous les ans, était en hausse, avec des créations de postes massives, des augmentations de salaire conséquentes et une véritable politique d’amélioration de la santé publique. Or, l’État se désengage chaque jour davantage. Aucune mesure d’affichage ne permettra d’améliorer le système de santé. Prétendre le contraire est un mensonge, que les soignants n’ont de cesse de dénoncer.

Célian Oswald et Emma Martin

 

 


 

 

La réalité du ratio patients-soignants : le cas de la réanimation

Dans le secteur des soins critiques, ces quotas patients-soignants existent déjà. En réanimation adulte, il est de deux infirmières pour cinq lits ouverts3, et d’une aide-soignante pour quatre lits. Ces ratios sont déjà en deçà de ce qui est nécessaire : par exemple, une aide-soignante seule ne peut pas faire quotidiennement la toilette de quatre patients en réanimation. D’autant moins quand il s’agit de patients considérés comme très « lourds » : certains sont dans le coma, ou avec une mobilité très limitée, et sont très affaiblis. Ces patients sont également très « techniques », c’est bien pourquoi ils sont en réanimation, c’est-à-dire soumis à divers dispositifs médicaux (sonde d’intubation, cathéter central, dialyse, oxygénation par membrane extracorporelle, etc.) qui rendent leur mobilisation encore plus délicate et nécessite obligatoirement la présence de deux ou trois soignants pour les toilettes.

Même constat dans les services de réanimation pédiatriques dits « de recours »4, où le ratio est encore plus bas : deux infirmières et une aide-soignante pour quatre lits, alors que les enfants ont souvent besoin d’une présence renforcée à leurs côtés. Ils sont en effet moins aptes à accepter les soins invasifs que les adultes. La « ventilation non invasive », sorte de masque qui pousse de l’air dans les voies aériennes pour soulager une détresse respiratoire, est déjà difficilement tolérée par les adultes, elle l’est encore moins par les enfants. Ces ratios ignorent aussi la saisonnalité, l’hiver étant particulièrement rude pour les services pédiatriques.

La conséquence de cette politique s’observe déjà :  au mieux, le recrutement d’intérimaires ou de CDD « épiver » pour colmater les trous, au pire du sous-service ou des lits inoccupés. La réanimation pédiatrique de l’hôpital Robert-Debré, théoriquement la plus grande d’Île-de-France en termes de capacité avec vingt lits, ne tourne qu’à dix lits pendant la moitié de l’année. Le tri des patients, qui avait choqué au temps du Covid, est en réalité la norme à l’hôpital, il est pratiqué à l’intérieur même des hôpitaux entre les services, et est en partie justifié par ces ratios : le minimum devient la norme.

 

 


 

1  Le Syndicat national des professionnels infirmiers et le Collectif inter-hôpitaux

2  Une bonne part des « déficits » des hôpitaux est dû à la non-prise en charge par l’État des dépenses de l’hôpital, telle que celles dues à l’inflation ou à l’octroi de la prime Ségur. Pour autant, les hôpitaux, comme ceux de l’AP-HP par exemple, continuent d’ouvrir des lits à moyens constants octroyés par l’État (voire moindres, compte tenu de l’inflation). Cela pousse à l’endettement et creuse automatiquement les déficits.

3  Le terme « lit ouvert » signifie lit occupé par un patient + lit disponible pour accueillir de nouveaux patients.

4  Les réanimations pédiatriques dites « de recours » prennent en charge des pathologies rares et complexes.