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Rendre impossible un État palestinien : l’objectif d’Israël depuis sa création, de Monique Chemilier-Gendreau

Rendre impossible un État palestinien : l’objectif d’Israël depuis sa création, de Monique Chemilier-Gendreau
éditions Textuel (Petite encyclopédie critique), 160 p., 17,90 €

Monique Chemilier-Gendreau est professeur émérite de droit public et de sciences politiques. Spécialisée dans le droit international, elle est notamment membre du Tribunal Russell sur la Palestine, qui vise à « mobiliser les opinions publiques pour que les Nations unies et les États membres prennent les mesures indispensables pour mettre fin à l’impunité de l’État d’Israël ». En février 2024, elle a plaidé devant la Cour internationale de justice de La Haye au nom de l’organisation de la Coopération islamique sur les « conséquences juridiques découlant des pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé ». Son livre reprend en grande partie cette plaidoirie.

L’État israélien : un État colonial depuis sa création

D’emblée, l’autrice affirme la vacuité de l’idée que l’État israélien pourrait d’une quelconque manière accepter l’existence d’un État souverain palestinien à ses côtés : « Une issue de ce conflit par laquelle Israël accepterait de reconnaître un État de Palestine vivant à ses côtés n’interviendra pas, parce qu’Israël y est opposé et n’a jamais été sincère dans les moments où, contraints par des tiers, il a feint de l’envisager. […] [Le mouvement sioniste] a persisté, avant comme après la création d’Israël, dans la volonté de s’approprier toute la terre de Palestine, comme si elle avait été une terra nullis. » Toute la première partie du livre est d’ailleurs consacrée à un historique de la naissance et de l’extension de l’État israélien, qui s’est toujours construit par la négation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien. La perspective intéressante de l’ouvrage est de remonter bien au-delà de la guerre de 1967 et de l’occupation de Jérusalem-Est : « La plupart des analystes […] traitent de la situation créée depuis l’occupation militaire de ce territoire par Israël en 1967, à l’occasion de la guerre des Six Jours. Mais le drame contemporain qui se joue dans le Territoire palestinien est le fruit d’une évolution qui s’est déployée sur une période bien plus longue, de la durée d’un siècle. » Pour Monique Chemilier-Gendreau, le partage même de la Palestine, acté par la résolution 181 de l’ONU de 1947, repose sur la négation de ce droit, qui avait pourtant été reconnu en parole par la Société des Nations (ancêtre de l’ONU pendant l’entre-deux guerres : « Le droit du peuple palestinien à devenir un État était né comme un droit en devenir à partir du Pacte de la Société des Nations. L’intervention de l’Assemblée générale des Nations unies en 1947 confirme qu’il y a bien un droit des Palestiniens à devenir un État dans la mesure où la résolution […] prévoyait un État arabe […]. Mais elle perturbe la situation en proposant la création d’un État israélien sur la moitié du territoire de la Palestine, c’est-à-dire en démantelant les bases territoriales du droit des Palestiniens. » Monique Chemilier-Gendreau montre comment, en dépit de ses discours, Israël s’est toujours assis sur le « droit international », avec la complicité des grandes puissances : après avoir reconnu en paroles la résolution 181, que les Palestiniens eux, rejetaient, estimant qu’elle bafouait leur droit à l’autodétermination, le mouvement sioniste a instauré son contrôle non seulement sur la partie de la Palestine qui lui était attribuée par la résolution, mais au-delà. La guerre des Six Jours et l’occupation de la Cisjordanie ainsi que l’annexion de Jérusalem-Est ne constituent qu’une étape dans ce processus d’anéantissement du droit des Palestiniens à leur autodétermination. L’autrice montre bien comment, contrairement au discours médiatique dominant, les accords d’Oslo n’ont été que l’aboutissement de ce processus : alors que l’OLP abandonne la lutte armée et accepte de reconnaître l’État d’Israël en échange de sa reconnaissance comme « État de Palestine », non seulement l’État Israël n’a jamais respecté ses maigres engagements, que ce soit sur la question des territoires occupés ou sur celle des réfugiés, mais la situation concrète de la population palestinienne s’est considérablement dégradée : « [L’]organisation territoriale complexe, négociée dans des accords qui représentaient pour le peuple palestinien une étape vers l’autodétermination, et les bouclages imposés fréquemment par l’armée israélienne, ont eu pour conséquence paradoxale que la situation de la population a alors empiré. […] Certes, l’État de Palestine, proclamé en 1988, a été admis comme État à l’Unesco en 2011 et a été reconnu comme État par l’Assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 2012. Il ne dispose cependant en aucune manière des droits et pouvoirs d’un État. Ceux-ci lui sont refusés de manière permanente par Israël, puissance occupante depuis cinquante-six ans. »

Pour nier son droit à l’autodétermination : nier le droit même à l’existence du peuple palestinien

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Monique Chemilier-Gendreau s’attache à analyser les différents points par lesquels Israël s’attache à empêcher le peuple palestinien à exercer son droit à l’autodétermination. S’appuyant sur les catégories du droit international ainsi que sur la définition moderne de l’État, elle s’attarde sur trois points : la liquidation des bases territoriales d’un État, avec des frontières ; l’éclatement même, par la volonté d’Israël, de la population palestinienne entre différentes entités de statuts différents (les Palestiniens vivant en territoires occupés, découpés en zones « A, B, C » ; les réfugiés palestiniens vivant soit dans les territoires occupés, soit dans les États environnants, et dont Israël refuse le droit au retour ; enfin, les « Arabes israéliens », discriminés en Israël, et qui se considèrent comme Palestiniens) ; enfin le refus que les Palestiniens disposent d’institutions étatiques viables, disposant des pouvoirs régaliens d’un État, ce refus allant jusqu’à priver les Palestiniens du droit de disposer d’une capitale, Jérusalem étant annexée.

Monique Chemilier-Gendreau montre comment cette politique a été depuis le départ une politique délibérée de l’État israélien, aujourd’hui assumée ouvertement par la résolution de la Knesset du 18 juillet 2024 qui « s’oppose fermement à la création d’un État palestinien à l’ouest du Jourdain ».

Quelles perspectives pour le peuple palestinien ?

À la lecture de cet ouvrage, on est presque pris de vertige à la vue du nombre de dispositions du droit international que l’État israélien bafoue en toute impunité. Monique Chemilier-Gendreau l’admet d’ailleurs dans sa conclusion : « [Ces faits] sont la démonstration de l’ineffectivité du droit international et la preuve que ce droit est entré dans une crise profonde. » Et de rappeler que ce « droit international » est aussi bafoué en Ukraine, au Soudan, en République démocratique du Congo. Cependant, pour l’autrice, « la crise palestinienne est plus emblématique que les autres parce qu’elle est plus ancienne ». Sans doute aussi, aurait-on envie d’ajouter, parce que dans aucune autre crise, les États impérialistes dominants, à commencer par l’impérialisme américain, ne sont aussi clairement impliqués, et complices du massacre de tout un peuple.

Car le problème n’est en définitive pas celui du « droit international ». L’autrice elle-même l’écrit : « Des peuples martyrs, en menant des luttes de libération sanglantes, ont fait progresser le droit international par une condamnation sans équivoque de toutes les formes de domination, notamment les formes coloniales. Cette victoire de principe a été en trompe-l’œil. Il lui a manqué d’être accompagnée des moyens nécessaires à sa réalisation concrète. » Le problème n’est pas tant celui de la « réalisation concrète » du droit international : car dans un système régi par la compétition capitaliste et dominé par les impérialismes les plus puissants, quelle chance peut-il y avoir à la quelconque « réalisation concrète » des aspirations légitimes des peuples ? Aussi, la conclusion de l’autrice : « [Il faut espérer que] les peuples de la terre [se dotent] de règles et d’institutions porteuses d’une réelle justice » apparaît comme une vaine illusion… à moins d’une révolution socialiste qui remette en cause le système de domination capitaliste lui-même.

Aurélien Pérenna