Nos vies valent plus que leurs profits

Rockstar Games : la chasse aux syndiqués est ouverte

6 novembre, rassemblement contre la répression anti-syndicale devant les locaux de Rockstar North en Écosse

Rockstar Games, éditeur majeur de l’industrie du jeu vidéo et filiale de Take Two Interactive, a décidé en début du mois le licenciement d’une trentaine d’employés de sa branche britannique. La cause invoquée par le siège pour justifier ces départs forcés serait une « faute grave » consistant en « partage de données confidentielles à l’entreprise sur un forum public ». Mais la direction ne dupe personne, et certainement pas les collègues des travailleurs concernés ; s’ils se retrouvent soudainement dans le collimateur de cette entreprise tentaculaire qui enregistre des records de bénéfices, c’est parce qu’ils prévoyaient de s’organiser en syndicat.

Les brigands de Rockstar n’en sont pas à leur coup d’essai

Il y a bien eu des échanges sur des forums publics, Discord notamment, entre la trentaine d’employés dégagés de l’entreprise. Or, ces échanges tournaient autour d’une seule et même question, celle de la constitution d’une section syndicale de l’Independent Workers’ Union of Great Britain au sein de la branche britannique de Rockstar Games où ils travaillaient. L’IWGB accuse depuis l’éditeur de « répression anti-syndicale préventive », et une partie des salariés se saisit de cette offensive patronale pour rappeler leurs conditions de travail qui n’ont de cesse de se détériorer et qui ont sans doute motivé la tentative de constitution d’un syndicat dans l’entreprise.

Les méthodes de management de Rockstar Games, lorsqu’elles ont été rendues publiques par plusieurs témoignages anonymes il y a plusieurs années, font en effet partie de celles qui ont fait connaître auprès du grand public les périodes de « crunch ». Loin d’être réservées au secteur du jeu vidéo, ces périodes au rythme de travail extrême correspondent au temps qui précède la date butoir de sortie d’une grosse production (allant de quelques semaines à plusieurs mois si ce n’est plusieurs années) durant lequel le Code du travail relève d’une douce fiction : journées de 20 heures, salariés qui dorment à leur poste de travail, ne se nourrissent qu’entre deux tâches un jour sur deux, et pour certains ne voient leur famille qu’à l’occasion de rares journées de pause… ou une fois hospitalisés en urgence. Rockstar avait accusé le coup de cette mauvaise presse, et cherche depuis une rédemption, notamment via une campagne de recrutement dans le cadre du développement de GTA VI (Grand Theft Auto VI, un jeu vidéo d’action), mettant en avant la priorisation de l’écoute et le dialogue entre patron et salarié. Si la réalité des prix ne sera sans doute connue qu’une fois le jeu sorti et les langues déliées, tout porte à croire que le développement en cours n’a rien à envier en mise sous pression des employés aux précédents, et on ne manquera pas de souligner que l’écoute et le dialogue vantés par l’entreprise s’arrête aux mots de « représentant syndical ».

Ce recours au « crunch » pour finaliser des projets aux ambitions démesurées est justement dénoncé ces dernières années par les organisations syndicales, notamment chez le géant Ubisoft en France.

D’ailleurs, comme chez Ubisoft l’année dernière1, la grogne s’était déjà fait entendre parmi les travailleurs et travailleuses de Rockstar en 2024, alors que la direction avait forcé une révision massive des contrats de travail de ses salariés. Davantage soucieuse de ses secrets industriels que du bien-être de ses équipes, l’éditeur avait organisé dans la précipitation après des soupçons de nouvelles fuites de données le retour au bureau de l’ensemble des employés qui travaillaient à domicile à travers le monde.

Rien de nouveau sous le soleil au pays des actionnaires donc, si ce n’est une émergence récente de sections syndicales combatives dans les entreprises du jeu vidéo qui ressemble déjà à l’embryon d’une réponse inédite des travailleurs et des travailleuses face à ces offensives.

De la vague de licenciement au raz-de-marée de l’organisation collective

Qui a dit que la crise sanitaire était mauvaise pour tout le monde ? Pas les actionnaires de la tech, ravis qu’une grande partie de la population des pays riches se retrouve coincée chez elle entre sa console de salon et son smartphone. Le secteur du jeu vidéo a connu pendant le confinement un nouvel âge d’or, et la croissance des plus grandes entreprises a atteint des rythmes qui ont dû émouvoir aux larmes dans les conseils d’administration. Rien qu’en France, on parlait fin 2020 de 11,3 % de croissance pour un chiffre d’affaires de 5,3 milliards d’euros. Concernant Rockstar, bien que les bilans restent opaques, on sait que le seul service en ligne de GTA V, publié initialement en 2013, a généré près d’un milliard de dollars de mars 2020 à mars 2021.

Si, depuis, le marché du jeu vidéo domine toujours les autres industries culturelles au business model vieillissant, les actionnaires eux ne connaissent que la croissance. Et celle-ci a pris un sévère coup dans l’aile après les déconfinements. S’ajoute à la situation le retard pris par les projets en cours et l’inflation sur les produits indispensables aux industries de la tech, et la croissante bénie de 2020 n’est plus qu’un souvenir. Les bourses du monde s’alarment, plusieurs entreprises frisent la faillite, et une solution s’impose aux éditeurs milliardaires à travers le monde en plus de la hausse des prix : les licenciements en masse. Près de 3000 postes supprimés sur les cinq dernières années chez les plus gros éditeurs, en tête Microsoft, Sony ou encore Amazon Games.

Dos au mur, plusieurs salariés se sont tournés vers les syndicats naissants du jeu vidéo, à la fois en solidarité contre ces licenciements mais aussi contre la toute puissance des managers et patrons du secteur, alors que les témoignages d’agressions sexuelles et de harcèlement moral au travail se multipliaient. L’écho de cette colère a connu son apogée en France en début d’année sous la forme d’une grève nationale2, une réussite qui appelle des suites.

Dans le cas de Rockstar, la solidarité s’est organisée sans délai avec des rassemblements devant les locaux de Rockstar à Londres et Edimbourg. Une journée de grève le 18 novembre dans le studio de Rockstar North, branche écossaise de l’éditeur, a permis non seulement une manifestation pour revendiquer la réintégration immédiate des licenciés, mais aussi nombre de discussions et prises de parole. Des témoignages rares dans un milieu où prendre la parole publiquement est souvent synonyme de se retrouver blacklisté. Un ancien développeur y évoque en ces termes le succès assuré du prochain jeu de Rockstar, le très attendu GTA VI : « Les actionnaires vont s’enrichir, des fortunes vont se construire. Mais je veux que les gens pensent au coût humain : les personnes épuisées, les carrières brisées, les vies bouleversées. »

Depuis, une lettre publique signée par 220 salariés et soutenue par l’IWGB exige elle aussi l’annulation des licenciements et dénonce une tentative de répression antisyndicale dissimulée. Un des employés visés y a réagi anonymement, se déclarant fier de ses collègues qui « avancent vers notre patron et exigent que nos voix soient entendues ».

À Rockstar Games comme ailleurs, la voie de celles et ceux qui subissent l’exploitation pour se faire jeter dès lors qu’ils dérangent ou haussent le ton, c’est bien celle de l’organisation collective qui fait si peur à ces géants aux pieds d’argile.

Benjamin Palka

 

 

1  Les travailleuses et travailleurs d’Ubisoft en ordre de bataille, article du 11 octobre 2024

2  Journée de grève nationale dans le jeu vidéo, article du 21 février 2025