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Tunisie : répression et populisme, les naufrages d’un pays qui criminalise la solidarité

Le 17 mars 2025, les garde-côtes tunisiens revendiquent le sauvetage de 612 migrantes et migrants. Simultanément, dans un communiqué, la direction de la garde maritime se félicitait d’avoir, la même nuit, réussi « à faire échouer plusieurs tentatives séparées de rallier clandestinement l’espace européen ». Quoi d’étonnant qu’il n’y ait pas un mot de compassion sur les dix-huit personnes, dont des enfants, qui ont perdu la vie. Car bien plus que de sauvetage en mer, c’est de la chasse aux migrants et de l’interception des embarcations de fortune sur lesquelles ils tentent de rejoindre l’Europe, que la garde maritime tunisienne est chargée.

Elle n’en est pas chargée seulement par décision du président tunisien Kaïs Saïed, mais par celle de l’Union européenne : en juillet 2023, celle-ci a signé pour cela un partenariat avec la Tunisie, lui accordant en échange une aide économique de 150 millions d’euros, plus un financement de 105 millions pour couvrir les frais de l’interception des migrants et du renvoi vers le sud de ceux qui viennent d’Afrique subsaharienne.

Une tragédie de plus dans l’indifférence générale, ou pire, dans un cynisme et racisme décomplexé

Indifférent au sort de ces hommes, femmes et enfants qui luttent contre les vagues dans l’espoir d’un avenir meilleur, le président tunisien, Kaïs Saïed, continue son discours obsessionnel sur le « grand remplacement » et sa politique du « retour volontaire », exigeant une évacuation « plus efficace ».

Comprendre : expulser les migrants subsahariens plus vite, plus loin, peu importe où, tant qu’ils disparaissent du paysage tunisien et européen. Dans la Tunisie verrouillée par Saïed, les seules personnes qui tentent encore de protéger les plus vulnérables de ce monde se retrouvent derrière les barreaux. Saadia Mosbah, militante antiraciste et présidente de l’association Mnemty, croupit en prison depuis plusieurs mois. On l’accuse de blanchiment d’argent, de faciliter l’immigration clandestine – en réalité, on l’accuse d’être une voix de la lutte antiraciste en Tunisie. Et elle n’est pas seule, Sherifa Riahi, ancienne dirigeante de Terre d’asile Tunisie à Sfax, se trouve aussi actuellement derrière les barreaux. Tout comme Mustapha Djemali, fondateur du Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR).

D’autres activistes, avocats, bénévoles, journalistes, font les frais de cette machine répressive qui criminalise la solidarité. Défendre les Noirs en Tunisie, documenter les violences policières, aider un migrant à ne pas mourir de faim, c’est risquer la prison, la diffamation, le harcèlement. L’État veut faire taire ces voix, les briser, leur coller une étiquette d’ennemis de la nation. La criminalisation de l’aide aux migrants – comme on a pu la voir s’appliquer aussi en France avec le délit de solidarité – a pour objectif de fragiliser encore plus les réfugiés pour les dissuader de quitter leurs pays ou, ici, les pousser à accepter la politique tunisienne de « retour volontaire ».

Sfax, camp de l’oubli, terrain de la haine

À Sfax, ville portuaire de l’Est tunisien, après les expulsions massives de l’été dernier, où des centaines de subsahariens avaient été jetés en plein désert à la frontière libyenne, la situation n’a fait qu’empirer. Les bidonvilles se multiplient, dans une précarité inimaginable. Pas d’eau, pas de nourriture, pas de soins. Les migrantes et migrants survivent dans l’ombre, terrorisés, à la merci du racisme grandissant dans la population, des passeurs et des trafiquants.

Un récent rapport européen documente d’ailleurs la complicité du gouvernement tunisien, de la garde nationale et de l’armée dans un vaste réseau de trafic d’êtres humains. Ces faits graves, documentés, sont balayés d’un revers de main par le gouvernement : « Fausses informations », « complot occidental », répond-on à Tunis. Pendant ce temps, les corps s’accumulent.

Une politique gouvernementale raciste mûrement réfléchie

Cette horreur ne tombe pas du ciel. Elle est le produit d’un pouvoir qui a trouvé dans le racisme, la xénophobie et l’autoritarisme sa recette politique pour maintenir sa population loin de la révolte. Kaïs Saïed, depuis son coup de force en 2021, n’a cessé d’étouffer les institutions, la liberté d’expression et toute forme d’opposition politique.

Un discours, calqué sur celui de l’extrême droite européenne, où la question migratoire devient un écran de fumée idéal pour masquer une crise bien plus profonde. Chômage record, inflation galopante, pénurie de produits de base… Le pays s’enfonce, et plutôt que de répondre à l’urgence sociale, le pouvoir préfère détourner la colère populaire vers les Noirs, avec ou sans papiers, comme boucs émissaires.

Avec l’appui de l’Union européenne, trop contente de trouver en Kaïs Saïed un garde-côte et de profiter pour ses entreprises sous-traitantes des bas salaires du pays. Tant que la Tunisie « tient sa frontière », elle est un partenaire « fiable ». Le pays s’enfonce dans un autoritarisme brutal, les libertés s’effacent, la misère s’accroît, la peur gagne du terrain. Ce qui s’y joue dépasse ses frontières. Il y a urgence à briser ce silence, à combattre cette mécanique de la haine raciste, de la violence et de la répression.

Nora Debs

 

Lire aussi, notre article de février 2025 : Tunisie-Libye : le trafic d’État des migrants, une machine à broyer les vies financée par l’Europe