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Un mois et demi après la chute de Sheik Hasina, les travailleurs du textile de Dacca font irruption !

Le 5 août dernier, des manifestations initiées par les étudiants et des grèves massives dans l’industrie entraînaient la chute du régime de Sheik Hasina, au pouvoir depuis 15 ans. Un nouveau gouvernement, dirigé par le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus et soutenu par l’armée, s’est rapidement attelé à ramener l’ordre sous couvert de transition démocratique. Mais, après les étudiants, ce sont les travailleuses et travailleurs du textile et de l’industrie pharmaceutique qui entrent dans la brèche !

Une situation politique toujours instable

Malgré la cooptation de certains d’entre eux au gouvernement, les étudiants n’ont pas cessé de lutter contre toute tentative de retour au pouvoir de la ligue Awami. Les manifestations se sont donc maintenues pendant des semaines afin d’obtenir le limogeage de tel ou tel responsable politique jugé trop proche du régime Hasina1.

Les étudiants maintiennent une présence dans la rue, qui leur attire les foudres d’une partie de la presse et de la bourgeoisie, qui les accuse d’empêcher un retour à la normale et de « monopoliser » les conquêtes de la révolution à leur profit et en remettant en cause leur présence au gouvernement. Pour autant, le Premier ministre Yunus affiche son soutien aux étudiants, qui sont devenus une force politique nécessaire à une certaine stabilité du régime2.

Des forces de police toujours pas « opérationnelles »

Le gouvernement ne peut pas réellement compter sur ses forces de l’ordre. De l’aveu même du ministre de l’Intérieur : « L’image de la police s’améliore petit à petit, mais nous n’avons aucun moyen d’accélérer significativement ce processus. » Les policiers cantonnent leurs activités au domaine protégé de leur commissariat et ne se risquent pas à des affrontements avec la population. De plus, une partie de leur équipement pillé lors du 5 août continue de leur échapper (cela correspond à plus de 2 000 armes et 300 000 munitions), malgré des raids de l’armée et des demandes répétées du gouvernement de « rendre les armes »3.

La bourgeoisie cherche à faire payer sa crise…

Cette situation inquiète le patronat, alors que le gouvernement jongle pour éviter un effondrement économique d’ampleur4, entre une inflation à plus de 10 %, une crise bancaire et la suspension de carnets de commandes par des donneurs d’ordres étrangers dans l’industrie textile.

… la classe ouvrière lui répond

La classe ouvrière du Bangladesh ne compte pas laisser la bourgeoisie lui faire payer le poids de la crise actuelle. La résilience et le courage des mobilisations étudiantes de juillet-août lui ont fait rejoindre le combat contre le régime, et c’est bien la peur d’une vague de grèves incontrôlée qui a forcé le patronat à fermer préventivement les usines. Couplées aux couvre-feux, coupures d’Internet et aux dégâts causés par les affrontements avec la police, les possibilités d’exportation se sont réduites et le patronat cherche à rattraper ses pertes en refusant de payer le salaire de ses salariés.

Mais, très vite, de petites manifestations et grèves se sont multipliées, jusqu’à une première vague de mobilisation qui a touché au maximum plus de 250 usines à Gazipur et Ashulia ou Savar au début du mois de septembre.

Cette mobilisation ouvrière a défrayé la chronique. Il faut dire que le patronat et le gouvernement ont été d’abord surpris par le développement rapide d’un mouvement « spontané » qui n’est pas dirigé par les syndicats ouvriers reconnus habituellement. Saiful Alam, président du comité métropolitain de Gazipur de la Fédération des travailleurs industriels du textile expliquait ainsi la situation : « Sous le dernier gouvernement, nos principales demandes étaient que les travailleurs reçoivent des rations, qu’on mette fin à la “loi noire” et qu’on mette en place des lois démocratiques en faveur des travailleurs. Mais, maintenant, ceux-ci avancent de nouvelles revendications et commencent à manifester. Des revendications d’augmentations d’indemnité pour les repas, pour les équipes de nuit et pour les heures supplémentaires peuvent être discutées dans les usines avec les patrons. Mais, à la place, ils sortent dans la rue pour manifester et bloquer les routes. »

Colère ouvrière ou « complot » ?

Face à cette mobilisation spontanée, le patronat et le gouvernement5 se sont plaints que les travailleurs mettaient en avant des revendications « fantaisistes » qui n’étaient « même pas les mêmes partout ». Sans doute la meilleure preuve que ce mouvement provenait du fond de la classe ouvrière elle-même, indépendamment du fait que des voyous tentent ou non d’en profiter.
Au cœur des revendications, un mélange de ras-le-bol contre l’ancien régime, comme à l’usine Beximco, où les travailleurs se sont opposés à l’un de ses propriétaires, Salman F Rahman, ancien conseiller de Sheik Hasina, mais aussi de multiples revendications sociales face à la crise en cours.

Ainsi, alors que les usines textiles emploient principalement des femmes6, l’une des principales revendications avancées a été d’embaucher autant d’hommes que de femmes, afin que tous les membres du couple puissent travailler et ainsi faire face à l’augmentation des prix alimentaires. Le recrutement d’ouvriers masculins a en effet diminué ces dernières années avec l’introduction de nouvelles machines « Jacquard » qui ont permis une augmentation de la productivité avec moins d’ouvriers. Ainsi, face à un patron qui souhaitait embaucher 20 travailleurs, les ouvriers ont manifesté pour obtenir plus de 200 nouveaux emplois, hommes et femmes.

Face à ces groupes d’ouvriers ou de chômeurs qui organisent des manifestations à l’extérieur des usines, hors du contrôle des syndicats pour appeler leurs collègues à les rejoindre pour porter leurs revendications, le gouvernement dénonce tout d’abord un « complot » de « fauteurs de troubles » recrutés par la ligue Awami ou le BNP qui se battent pour le contrôle du commerce illicite de déchets de tissu7 ou de gangs de jeunes désœuvrés. Ainsi, dans sa réunion d’urgence du 5 septembre, le gouvernement montre les dents et menace les « faux travailleurs » : si les troubles continuent, la police, l’armée et la police industrielle feront usage de la force. Pour les bourgeois, que des ouvriers décident de relever la tête, surtout hors du giron syndical, cela relève toujours du complot8 ! Mais ça n’explique pas comment la mobilisation a pu se développer, jusqu’à entraîner des usines de l’industrie pharmaceutique, de la céramique ou du cuir !

Après l’échec du bâton… la carotte ?

Ainsi, le gouvernement d’intérim de Muhummad Yunus a montré les muscles en envoyant ses forces de sécurité. Mais, rapidement, celles-ci se sont trouvées dans l’incapacité d’agir : un grand patron de l’industrie se plaint que « la police industrielle est toujours traumatisée après les manifestations étudiantes. Elle manque de soutien moral. […] Nous n’avons pas d’autre choix que de compter sur elle. » Quant aux manifestants, ils n’ont pas hésité à s’en prendre à une unité des bataillons d’action rapide près d’une usine à Ashulia le 9 septembre.

Le patronat, de son côté, a repris la vieille méthode du lock-out pour essayer de briser le développement de la mobilisation, en prétextant des « raisons de sécurité », en déclarant des « vacances » dans plus de 257 usines à Gazipur, Ashulia et Savar (autour de Dacca).

Le 11 septembre, après une semaine de mobilisation, le gouvernement a décidé de débloquer des fonds et d’accorder au patronat une série de petits prêts afin qu’ils paient dès le lendemain aux ouvriers leurs salaires impayés, parfois étalés sur plusieurs mois, en pleine vague d’inflation ! Il engage aussi une discussion pour l’augmentation du salaire minimum, aujourd’hui de 12 500 takas par mois (soit un peu plus de 90 euros), alors qu’il en faudrait au moins le double pour vivre dignement. Le gouvernement en appelle à l’entente entre patrons et ouvriers, afin de garder les usines ouvertes alors que, d’après lui, entre 15 et 20 % des commandes prévues auraient été annulées à cause des manifestations ouvrières (alors que ce secteur correspond à 84 % des recettes d’exportation du pays).

Une deuxième vague ?

La mobilisation est redescendue dans les jours suivants, sans véritablement s’arrêter. Le patronat a saisi l’occasion pour monter à l’assaut, en instaurant un système de « no work no pay »9 (pas de travail, pas de salaire). Fermer soi-même les usines pour ne pas avoir à payer les salaires, voilà comment les patrons bangladais cherchent à faire payer les travailleurs qui ont osé lever la tête.

Mais la manœuvre a aussi eu un contre-coup : la mobilisation a repris dans plusieurs usines pour demander la réintégration des collègues licenciés, pour le paiement de leurs salaires qui ne sont toujours pas arrivés10, et pour la réouverture des usines11. Et les revendications s’approfondissent petit à petit, on commence à voir, le 22 septembre, des ouvriers se battre afin de doubler le salaire minimal de 12 500 à 25 000 takas.

Craignant une deuxième vague de mobilisation, des dirigeants syndicaux, des patrons et membres du gouvernement se sont réunis le 24 septembre au ministère du Travail afin d’appeler au calme. Les dirigeants des syndicats ouvriers ont adressé une série de revendications qui rendent compte de la pression soumise par la base. Revendications autour des salaires mais aussi l’instauration d’un système de rations alimentaires et de garderie dans les usines pour les ouvriers, la fin des « pointages » biométriques, du « blacklisting » de certains ouvriers, la suppression des charges policières contre les ouvriers et la fin des licenciements illégaux.

Le patronat concède des miettes pour acheter la paix sociale…

À la suite de cette rencontre « tripartite », le patronat a annoncé accepter les revendications des travailleurs, notamment des revalorisations des indemnités pour les repas ou équipes de nuit, ainsi que le payement des impayés (pour de vrai cette fois !). Le gouvernement, la presse et les dirigeants syndicaux se sont rapidement félicités de cet accord et ont appelé les travailleurs à retourner au travail « et à ne pas essayer de régler les choses par leurs propres mains ». Si le nombre d’usines fermées a rapidement chuté à la suite de cette déclaration, les concessions arrachées au patronat sont loin de répondre aux intérêts des travailleurs (seule une augmentation du salaire minimal de 10 % a par exemple été discutée, et sera discutée… plus tard, dans une commission ad hoc).

Pour autant, la spontanéité de cette mobilisation, ainsi que sa profondeur, ont effrayé le patronat, qui redoutait que celle-ci ne soit pas canalisée par les directions syndicales avec lesquelles elle a l’habitude de négocier. Si un tel mouvement avait réussi à s’organiser et à se coordonner, il aurait sûrement réussi à arracher encore davantage et à peser fortement sur la situation politique. Après la révolution étudiante, à quand celle des travailleurs ?

Stefan Ino

 

 


 

 

1  Voir notre article : Bangladesh : les étudiants maintiennent la pression pour empêcher tout retour au pouvoir de la ligue Awami

2  Yunus ne manque pas une occasion de brosser les étudiants dans le sens du poil, comme lors des manifestations organisées par ceux-ci en hommage aux « martyrs » le 5 septembre où il décrivait la chute d’Hasina comme l’une des « plus glorieuses révolutions de l’histoire ».

3  https://bdnews24.com/bangladesh/d2cb3a0f97d1

4  https://eastasiaforum.org/2024/08/26/bangladesh-gets-a-political-reset-but-big-economic-challenges-remain/

5  Asif Mahmud, ministre actuel du Travail et de l’emploi et dirigeant étudiant lors des mobilisations anti-Hasina participe lui aussi à calomnier les travailleurs en lutte : il prend vite le pli !

6  « Nous embauchons 60 % de femmes car, elles sont plus attentives au travail et répondent aux demandes des clients. Cependant, les manifestants demandent un ratio égal d’homme et de femme. De plus, de nombreuses usines ont fermé à cause d’un manque de commandes, et les nouvelles usines ne sont plus construites pareilles, donc il y a des baisses de recrutement » (Zakir Hossain, directeur général d’une usine textile à Gazipur).

7  En effet, le commerce des déchets de tissus rapporte beaucoup au Bangladesh et s’organise souvent autour des politiciens locaux qui « organisent » des troubles dans les usines pour mieux mettre la main sur les déchets et organisent leur revente. Au pouvoir pendant quinze ans, des cadres de la ligue Awami ont profité de cette situation pour prendre une place importante dans le commerce, place remise en cause par leurs concurrents avec la chute d’Hasina.

8  Le gouvernement a finalement fini par reconnaître que de « vrais travailleurs sincères » formaient le gros des manifestations… mais explique encore aujourd’hui qu’il s’agit sûrement… d’un complot de l’étranger ! On croirait entendre Sheik Hasina !

9  Grâce à la section 13(1) de la loi Travail de 2006

10  Mohammad Bahar, propriétaire de Seasons Dresses Limited s’indigne : « Cela fait des années que nous payons nos ouvriers. Et maintenant, ceux-ci protestant à cause de retard de seulement 15 jours. C’est très triste. » Le patronat, ça ne s’invente pas.

11  Sarwan Alam, directeur de la police industrielle d’Ashulia-1 raconte que « dans certaines usines, les travailleurs demandent pourquoi les patrons ne sont pas de retour. Dans d’autres, ils appellent à la réouverture des usines, tandis que de nouvelles revendications émergent ».