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Fujimori est mort, le « fujimorisme » mérite le même sort

Le décès d’Alberto Fujimori est de ceux dont il est permis de se réjouir. Celui qui tyrannisa les Péruviens lors de la décennie 1990, ce qui lui valut une condamnation pour crime contre l’humanité, a succombé, jeudi 11 septembre, à l’âge de 87 ans d’un cancer de la langue, alors qu’il agonisait dans une clinique privée de Miraflores, dont la nuitée revient à ce qu’un de ses compatriotes gagne en dix ans.

La trajectoire fantasque de ce criminel qui avait eu l’insolence, par la voix de sa fille Keiko, d’annoncer sa candidature aux élections de 2026, relève d’un scénario romanesque dont l’élite bourgeoise péruvienne a le secret. Anonyme du monde politique, cet ingénieur agronome né au Pérou d’une famille d’origine japonaise promet lors des élections de 1990 de s’opposer au programme très antisocial de son adversaire, le poète Vargas Llosa. Il essuie une violente campagne xénophobe qui convainc les masses discriminées du Pérou de voter pour lui. Le soutien des partis de gauche et de l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA ou Parti apriste), vieux parti nationaliste bourgeois qui jouit d’une certaine influence dans les classes populaires, permet à l’outsider de l’emporter. Déconcertée, l’armée fait courir les rumeurs d’un coup d’État. Nul besoin. Fujimori s’empressera d’appliquer la politique qu’il jurait combattre au cours de la campagne : privatisation de la sécurité sociale, des richesses minières (or, d’argent, cuivre et lithium) et des entreprises publiques, destruction des droits des travailleurs. Cette application scrupuleuse du « consensus de Washington », un paquet de mesures auxquelles les instances internationales conditionnaient leur aide, maintint le pays dans le sous-développement et approfondit son intégration dans la mondialisation capitaliste. Une des conséquences de cette politique sera de conduire le pays à connaître le record du taux de mortalité dû au Covid-19.

Le virage autoritaire

Fort de son soutien nouvellement conquis auprès du grand capital international et de l’élite compradore1, de la popularité que sa figure insolite de showman proche du peuple lui attire, et profitant du chaos résultant des attentats orchestrés par Sendero Luminoso2 qui, s’étendant aux villes côtières, inquiète la population, Fujimori va concentrer entre les mains de son clan tout le pouvoir. En avril 1992, il supprime le Parlement et donne carte blanche à l’armée. Son conseiller, Vladimiro Montesinos, condamné pour avoir livré des secrets confidentiels du Pérou à la CIA, devient le chef militaire de facto. Son escadron de la mort, le groupe Colina, sème la terreur dans les « barriadas », favelas en périphérie de Lima, les campagnes et les universités populaires, qui sont les appuis de Sendero Luminoso. Des exactions sans nombre qu’ils commirent, deux deviendront particulièrement célèbres, celle de Barrios Altos et de la Cantuta. Dans la première, une famille de la favela est décimée par l’expédition armée alors qu’elle organisait paisiblement une fête de famille, un enfant de neuf ans périt d’une balle de la tête. Dans la seconde affaire, neuf étudiants et un enseignant soupçonnés d’être en lien avec le Sentier lumineux disparaissent. Des documents fuiteront assurant qu’ils ont été torturés et exécutés. L’arrestation d’Abimael Guzmán, le chef du Sentier lumineux, le 13 septembre de la même année, laissera croire en l’efficacité de ce système de répression qui s’organise très loin de tout encadrement légal. Mais la machine autoritaire qu’instaure Fujimori ne se terminera pas une fois sa mission « antiterroriste » épuisée. Les médias entrent progressivement sous son contrôle, les fonctionnaires sont remplacés par des hommes de son clan, le népotisme et le vol deviennent la règle.

La fuite en avant

L’exacerbation de cette politique conduira au rejet de Fujimori. Les élections truquées de 2000 lui ouvrent un troisième mandat en infraction à la Constitution qu’il a lui-même instituée en 1992 après son coup d’État. Mais les manifestations massives contre son maintien au pouvoir, la divulgation d’enregistrements de son conseiller principal, Vladimiro Montesinos, achetant l’opposition parlementaire, l’hostilité de Washington après son rapprochement avec la Russie, finirent de le convaincre qu’il ne pouvait plus gouverner. Il s’enfuit au Japon d’où il informa de sa démission… par un fax.

Mais si l’homme est parti, il garde des partisans dans l’administration, la presse et la bourgeoisie péruvienne. Convaincu de son immunité, le « Japonais » fait son retour en Amérique latine, après huit années au Japon dont les autorités ont refusé l’extradition demandée par le pouvoir judiciaire pour crime contre l’humanité. Mais il sera immédiatement saisi à Santiago au Chili pour être extradé. Une farce qui suit la grande tragédie. Reconnu coupable de crime contre l’humanité, il rejoint dans les geôles péruviennes son conseiller Montesinos et son ennemi Abimael Guzmán.

Un système politique qui perdure

Mais le fujimorisme, système d’appropriation clanique des postes et des ressources et normalisation de la prévarication et de l’assassinat, continue de dominer la vie politique péruvienne. Fuerza Popular, parti fondé par des partisans de Fujimori, dirigé par sa fille Keiko Fujimori et première force au Parlement, est à la tête d’une coalition politique qui s’étend jusqu’au parti se réclamant du marxisme-léninisme Perú Libre. Cette alliance a porté à la présidence du Parlement Eduardo Salhuana, notoirement lié à l’exploitation illégale des mines et qui s’efforce de réduire depuis tous les obstacles légaux à l’exercice du crime organisé et d’amnistier tous les criminels de guerre. Ces canailles, loyales envers leur parrain, prévoient de consacrer les 12 et 13 septembre journées de deuil national, en l’honneur de sa mémoire et de son « héritage ».

Le Pérou est un pays où 73 % des travailleurs vivent d’emploi informel et dans lequel 43 % des enfants sont anémiés, tel est l’héritage de 25 ans de fujimorisme. Nul doute que les victimes du régime et les exploités, eux, ne prendront pas le deuil du tyran défunt.

Louis Dracon

 

 

1  Une bourgeoisie qui prospère de la rente que concède le capital international pour l’exploitation des immenses richesses contenues dans le pays.

2  Le Parti communiste péruvien Sendero Luminoso (Sentier lumineux) est un parti maoïste qui opta pour la lutte armée dans les campagnes.