Interview de Cele Fierro, du Mouvement socialiste des travailleurs (MST) au sein du FIT-U, et députée de la ville de Buenos Aires : « Le FIT-U doit s’élever au-delà d’un simple front électoral. »
À quoi ressemblait le 8 mars en Argentine ?
Le 8M a été une journée très importante. Nous estimons que plus de 400 000 femmes sont descendues dans la rue dans tout le pays, avec la participation de familles, de jeunes et de travailleurs. En plus d’être massive, la mobilisation a eu un caractère unitaire et combatif : les secteurs politiques et syndicaux d’extrême gauche, les péronistes, les assemblées de quartier et les personnes indépendantes ont participé, alors même que le protocole répressif du ministre de la Sécurité était une fois de plus dépassé.
Dans notre pays, le mouvement féministe et le mouvement LGBT+ ont une longue tradition d’appel à des actions unitaires, qui nous ont permis de conquérir nos droits, comme la loi sur l’avortement, ou avant cela le mariage pour toutes et tous et d’autres encore.
Sous les gouvernements précédents d’Alberto Fernández et de Cristina Fernández, il était très difficile de parvenir à une unité d’action avec les secteurs péronistes. Mais face aux provocations réactionnaires de l’actuel président d’extrême droite Javier Milei, nous avons pu reprendre la mobilisation commune, ce qui n’efface pas les différences politiques. D’ailleurs, l’année dernière, nous avions déjà organisé des manifestations unitaires le 28 septembre pour le droit à l’avortement et le 25 novembre contre les violences sexistes et sexuelles.
Quelles sont les revendications qui ont conduit au 8 mars ? Quelles sont les perspectives désormais ? Comment passer de la marée au tsunami ?
Face aux menaces et provocations constantes du gouvernement1 contre les droits acquis en matière de genre, comme les lois sur l’éducation sexuelle complète et l’interruption volontaire de grossesse, se défendre est très important. Dans le même temps, la crise économique, l’inflation de 20 % par mois et le plan d’ajustement de Milei ont frappé les femmes de plein fouet, accentuant la féminisation de la pauvreté. Cette revendication a également été exprimée, ainsi que la nécessité pour les centrales syndicales nationales, CGT et CTA, d’appeler à une nouvelle grève générale et à un plan de lutte.
Ces slogans étaient centraux, tout comme la solidarité avec la Palestine. En même temps, nous avons exprimé d’autres revendications : contre les licenciements, les privatisations, la fermeture de secteurs publics et le manque de nourriture dans les cantines communautaires ; la nécessité d’augmenter les salaires et les pensions ; et contre les violences sexistes et patriarcales.
Dans le cadre de ce système capitaliste en crise profonde et en décomposition, qui en Argentine est également de plus en plus dépendant de l’impérialisme, aucun droit social, démocratique ou de genre n’est garanti. Au contraire, ils font l’objet d’une attaque généralisée, et c’est pour cette raison qu’il est fondamental de s’organiser et de se mobiliser, tout en proposant une alternative politique de gauche anticapitaliste et révolutionnaire.
Mais la marche du 8 mars n’était pas seulement défensive et revendicative ; elle était aussi profondément politique. Les slogans les plus fréquemment scandés étaient « Milei, ordure, c’est toi la dictature », « Il leur arrivera la même chose qu’aux nazis, où qu’ils aillent, nous les trouverons » et « Grève générale ». Voilà les sentiments qui grandissent dans le feu des luttes sociales en Argentine et qui s’exprimeront certainement à nouveau dans les rues ce 24 mars, à l’occasion de l’anniversaire du coup d’État militaire de 19762.
Pour vous, en tant que MST et Ligue internationale socialiste (LIS)3, quelle est la place de la solidarité internationale dans le cadre de cette journée du 8 mars, en particulier la dénonciation du génocide palestinien ?
Le 8 mars a toujours eu un aspect internationaliste et la cause palestinienne est aujourd’hui au centre de la scène politique internationale. C’est pourquoi, logiquement, lors des réunions préparatoires, nous avons proposé d’inclure cette question et il y a eu un large consensus. D’autant plus que le gouvernement de Milei est, après les États-Unis, l’un des gouvernements du monde les plus alignés sur Israël et le sionisme4. Plus précisément, le communiqué consensuel issu des assemblées féministes préparatoires, lu sur la scène de la place du Congrès, exprimait « notre répudiation du génocide perpétré à Gaza par l’État d’Israël ». Un cortège de femmes de la communauté palestinienne et arabe était également présent, avec des drapeaux, des photos et des poèmes évoquant la lutte du peuple palestinien.
Depuis le MST, au sein du Frente de Izquierda Unidad5 et de la Ligue socialiste internationale, nous avons développé une campagne politique permanente de répudiation d’Israël et de solidarité avec la Palestine. Et puisque l’échec total de la politique trompeuse des « deux États » est déjà évident dans le monde entier, nous maintenons comme solution stratégique la nécessité d’abolir l’État suprémaciste et génocidaire d’Israël et de le remplacer par une Palestine unique, libre de la rivière à la mer, laïque, démocratique, non raciste et socialiste, dans le cadre du processus révolutionnaire dans l’ensemble du Moyen-Orient.
Cette journée s’est déroulée dans le cadre d’une offensive globale de Milei. Quelle était la relation entre cette journée féministe et la perspective plus générale de la lutte contre l’ensemble du projet de ce nouveau gouvernement ?
L’importante mobilisation du 8 mars s’inscrit dans le processus de résistance et de luttes ouvrières et populaires qui se déroule depuis le tout début du gouvernement de Milei, entré en fonction le 10 décembre. Le 20 décembre, à l’occasion de l’anniversaire de la rébellion de 2001, la gauche a organisé une première mobilisation sur la Plaza de Mayo, qui a permis de surmonter le protocole répressif déjà en vigueur à ce moment, et le MST a déposé une plainte devant les tribunaux, qui l’ont transmise à la Cour suprême. Le 27, nous nous sommes rendus avec un cortège indépendant à la marche de la CGT pour exiger une grève générale. Nous l’avons fait à nouveau le 24 janvier, jour de la grève, avec le syndicalisme de lutte de classe et les assemblées de quartier. Et malgré l’absence de la bureaucratie syndicale et du péronisme, et la dure répression policière, l’extrême gauche s’est mobilisée à plusieurs reprises au cours de la première semaine de février, lorsque le Congrès national a débattu de la « loi omnibus » de Milei, qui a finalement échoué.
Comme je l’ai déjà dit, les slogans scandés ce 8 mars étaient très politiques. Même dans les réunions précédentes, les groupes radfem6 qui refusaient la présence d’hommes ont été battus : dans les colonnes syndicales et dans les assemblées de quartier, il y avait beaucoup d’hommes, autre symptôme de la volonté d’unité antigouvernementale.
De même, les grèves sectorielles contre les licenciements ou pour des augmentations de salaire se multiplient, tant dans le secteur public que privé : cheminots, enseignants, métallurgistes, pilotes, syndicats du bâtiment, des fonctionnaires, de la culture, de la santé… et les luttes ds piqueteros. Il y a des jeunes qui organisent des « molinetazos » : passage gratuit aux tourniquets des trains et des métros. Et sûrement que maintenant, avec le début des cours, le mouvement étudiant va s’y joindre. C’est pourquoi le MST et les secteurs militants, qui se sont réunis dans une coordination multisectorielle très progressiste, exigent une nouvelle grève générale et un plan de lutte contre le plan d’austérité de Milei, des gouverneurs provinciaux et des capitalistes.
Comment voyez-vous les relations avec le reste de la gauche ? Comment pourrait-il y avoir une réponse unie aux attaques de Milei ?
C’est un débat essentiel, car en Argentine, comme dans le reste du monde, il y a une polarisation sociale et politique. Ici, la droite et l’extrême droite ont des voix, mais elles n’apparaissent pas dans les rues. Nous devons donc renforcer l’extrême gauche radicale comme alternative politique, afin d’offrir une issue à la classe ouvrière et aux jeunes qui sont frustrés par le péronisme et qui la cherchent désespérément. En ce sens, le MST propose depuis un certain temps que le FIT-Unité produise des changements. Bien entendu, le Nouveau MAS7 devrait laisser de côté son sectarisme et rejoindre le front. Mais le Frente de Izquierda lui-même, qui est une référence importante, doit s’élever au-dessus d’un simple front électoral, s’ouvrir à la participation et appeler largement le milieu militant qui participe aujourd’hui aux luttes à s’organiser politiquement au quotidien. Par exemple, appeler à la formation d’un mouvement politique, sur la base programmatique du FIT-U, pour construire une alternative dans la perspective de lutter pour un gouvernement des travailleurs et le socialisme. En Argentine, il y a des temps de crise politique qui arrivent, donc des opportunités pour les révolutionnaires, et nous devons nous montrer à la hauteur des défis qui nous attendent.
Cele Fierro, propos recueillis le 16 mars 2024
8 mars en Argentine
- Interview de Cele Fierro, du Mouvement socialiste des travailleurs (MST) au sein du FIT-U, et députée de la ville de Buenos Aires : « Le FIT-U doit s’élever au-delà d’un simple front électoral. »
- Interview de Vanina Biasi, du Parti ouvrier (PO), du Plénier des travailleuses (PDT), et députée élue au sein du FIT-U : « Milei n’a pas osé abroger la loi sur l’avortement parce qu’il constate qu’il est face à un mouvement avec une forte présence dans la rue. »
- Intervention de Manuela Castañeira, porte-parole de Las Rojas et du Nuevo MAS à la manifestation du 8 mars à Buenos Aires : « Nous sommes une marée et nous serons un tsunami ! »
1 Sur la situation politique et sociale en Argentine, lire https://npa-revolutionnaires.org/argentine-droite-et-extreme-droite-unies-pour-renforcer-la-regression-sociale/ et https://npa-revolutionnaires.org/en-argentine-seule-la-mobilisation-pourra-vaincre-les-projets-de-milei/ ainsi que deux interviews de camarades du MST https://npa-revolutionnaires.org/argentine-nous-avons-besoin-de-consolider-une-alternative-politique-et-syndicale/ et du Nuevo Mas https://npa-revolutionnaires.org/argentine-le-mouvement-etudiant-doit-necessairement-se-radicaliser/
2 Le 24 mars, jour de commémoration du coup d’État de 1976 qui mit au pouvoir un gouvernement militaire particulièrement violent et meurtrier, voit chaque année des manifestations massives dans toutes les villes du pays. Cette année, la mobilisation s’annonce plus massive que jamais, en réponses aux attaques autoritaires et répressives de Milei.
3 La Ligue internationale socialiste, fondée en 2019, est une organisation politique internationale composée de partis politiques socialistes et trotskistes, dont le MST est l’un des partis fondateurs.
4 Lire https://www.liberation.fr/international/moyen-orient/en-visite-en-israel-javier-milei-annonce-le-deplacement-a-jerusalem-de-lambassade-argentine-20240206_LGFIYET62ZEZDLVSUDOI7WP2LY/
5 Le Front de gauche des travailleurs-Unité (FIT-U), est un front électoral composé du MST, du Parti ouvrier (PO), du Parti des travailleurs socialistes (PTS) et de la Gauche socialiste (IS). Fondé en 2011, il n’a jamais dépassé le stade de simple front électoral, pour devenir un cadre d’intervention commune dans les luttes.
6 Les radfems sont des militantes féministes se revendiquant du « féminisme radical ». Leur combat contre le patriarcat les amène dans certaines circonstances à revendiquer des espaces de non-mixité, où les hommes ne sont pas admis. C’était une de leurs revendications pour cette journée du 8 mars.
7 Le Nuevo Mas est un parti trotskiste argentin, qui ne fait pas partie du FIT-U.