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Seul le grenadier, de Sinan Antoon

Actes Sud (poche, 2018), trad. de Leyla Mansour, 320 p., 9,30 €

« Ma petite histoire, que j’ai voulue différente, a été engloutie par la grande histoire, il n’en reste plus rien. Ma petite rivière, que j’ai voulue pleine de couleurs et de vie, a été forcée, en suivant ses courbes et ses méandres, d’abandonner ses couleurs pour qu’elles se fondent toutes dans le grand fleuve qui emporte tout vers la mort. »

Cette histoire, c’est celle de Jawad, le fils cadet d’une famille chiite de Bagdad. Dans le jardin où il aide son père à laver les cadavres avant leur enterrement, Jawad a un rêve : devenir sculpteur. Pour cela, il s’inscrit à l’université où il étudie les arts plastiques. Nous sommes alors à la fin des années 1980 et l’Irak vient de connaître une guerre sanglante contre l’Iran, qui a emporté le fils aîné de la famille. Les effusions de sang ne tardent pas à se reproduire lors de la guerre contre la coalition dirigée par les États-Unis à la suite de l’invasion du Koweït par l’armée de Saddam Hussein, et dans laquelle Jawad est enrôlé. Ses sculptures demeurent dans l’obscurité de sa chambre quand, à la fin du conflit, il doit se résoudre à se faire employer comme peintre en bâtiment par les habitants des quartiers bourgeois de Bagdad. Mais la saleté, la boue, les chars et les barbelés de la guerre de 2003 contre les États-Unis, qui aboutit à la chute de Saddam Hussein, ne tardent pas à faire leur apparition.

Les Irakiens qui en ont les moyens fuient à l’étranger. Pour ceux qui restent, c’est une vie en permanence menacée par les affrontements, les attentats et les kidnappings. Des monceaux de corps s’accumulent dans la salle de lavage de cadavres. Face à la violence, Jawad a cru en l’art qui « glorifie la vie », et que son professeur décrivait comme « un défi la mort et au temps ».

Au fil du roman, le fossé de sang ne cesse de se creuser au sein de la population, entre bandes armées sunnites et chiites. Bagdad est devenue une multitude de « cachots aux dimensions confessionnelles, séparés par de hauts murs de béton, et couverts de sang par les barbelés ». L’armée américaine, devenue l’ennemie de la population, n’échappe pas aux accusations : « Ces Américains, avec leur racisme et leur sottise, crois-moi, ils vont pousser les gens à regretter le temps de Saddam. »

Le roman de Sinan Antoon, paru en 2010 et qui a obtenu le Prix de la littérature arabe à sa parution en français en 2017, est un portrait de l’évolution de la situation des classes laborieuses d’Irak, qui paient toujours le prix de la politique des puissances impérialistes. Celles-ci ont fait du Moyen-Orient une poudrière géante, avec l’aide des régimes locaux. À travers les yeux de son personnage principal, l’écriture mélancolique du romancier permet d’apercevoir concrètement la souffrance provoquée par ces drames à répétition, l’aspiration à la paix au milieu des rivalités confessionnelles instrumentalisées par les classes dirigeantes. Dans ces ténèbres, la seule lumière sera portée par la clairvoyance et l’humanité de Jawad, révolté par la division de ceux qu’il a connu unis, et qui maintenant se déchirent. Ce roman bouleversant ne pourra qu’attiser la révolte de ceux qui veulent fourbir les armes pour débarrasser la vie humaine de toute oppression et de toute violence.

Martin Eraud