Après de longues discussions, quelques députés du parti de « gauche radicale », Die Linke, ont démissionné pour fonder un nouveau parti. Alors que Die Linke s’écroule, des sondages créditent la cheffe d’orchestre de cette opération, Sahra Wagenknecht, de près de 15 % d’intentions de vote, avec un programme mélangeant allégrement mesures sociales, discours anti-immigrés et normalisation des relations avec la Russie.
La gauche radicale en pleine débandade
Depuis plusieurs années, Die Linke dégringole. Incapable de proposer des perspectives crédibles après les conséquences pour les travailleurs de la crise de 2008 ou de la crise sanitaire du Covid, elle s’est aussi montrée fidèle gestionnaire des affaires capitalistes. Elle a participé à divers gouvernements régionaux, dont celui qui a orchestré les privatisations dans les hôpitaux à Berlin, et dirige même le gouvernement de la Thuringe en Allemagne de l’Est depuis 2014.
Aux dernières élections législatives de 2021, le parti a échoué à dépasser la barre des 5 % nécessaire à l’entrée au Parlement et n’est plus représenté que par une poignée d’élus grâce au mandat direct1. Par-dessus le marché, ces dernières années, des affaires de harcèlement sexuel et autres abus de pouvoir ont secoué le parti, qui a perdu plusieurs milliers de membres, et n’atteint la barre des 5 % dans aucune des six dernières élections régionales. Avec le récent départ de dix députés, Die Linke pourrait perdre son statut de fraction au Parlement, et avec cela, faire un pas de plus vers sa disparition en tant que parti « national » pour se retrancher dans quelques bastions, notamment en Allemagne de l’Est.
« Parti de gauche » ou « Allemagne insoumise » ?
Fondée en 2007, Die Linke était le fruit de la fusion entre une scission de gauche du Parti social-démocrate, et d’héritiers du SED2. l’ancien parti stalinien à la tête de la RDA. En 2009, ce parti comptait 78000 membres, et faisait presque 12 % aux élections fédérales. Ces premiers succès, d’un « parti de gauche », situé à la gauche de la social-démocratie avec un discours timidement anti-capitaliste, suscitèrent certains espoirs. En France, il servit d’exemple pour la fondation du Parti de gauche par Mélenchon. En Allemagne, il attira une partie de l’extrême gauche, qui y adhéra pour y créer diverses fractions, courants et plateformes. C’est dans l’un de ces courants « marxistes », de la « Plateforme communiste » et de la « Gauche anticapitaliste » que s’est distinguée Sahra Wagenknecht, qui est progressivement devenue l’une des figures du parti – avec une image suffisamment radicale pour être quelque peu surveillée par les services de renseignement allemands… Pour autant, elle est bel et bien dans le paysage politique allemand, députée depuis 2009, à la direction de Die Linke, et mariée depuis 2014 à son fondateur, le vieux routier de la social-démocratie Oskar Lafontaine.
Mais depuis 2014, Wagenknecht s’est régulièrement illustrée par des prises de positions anti-migrants, parlant de « limites des capacités d’accueil », pointant la pression sur les salaires (selon elle !) exercée par les travailleurs migrants et s’opposant à l’ouverture des frontières. Autour de positions d’immigration contrôlée et de souverainisme « de gauche », c’était désormais à Wagenknecht de s’inspirer de Mélenchon, et du succès de la France insoumise. Sous le nom de « Aufstehen » (littéralement « se lever »), elle fonda un mouvement devant imiter le succès d’outre-Rhin en 2018 : un mouvement plus qu’un parti, mêlant politique sociale, populisme et nationalisme économique. Mais elle n’osa pas alors franchir le pas : Aufstehen resta une association floue, sans existence réelle. Ce n’était que partie remise…
Confusionnisme et souverainisme contre la « gauche wokiste »
En 2021, Wagenknecht opère un nouveau virage à droite, en publiant un livre attaquant la « politique d’identité » et le « wokisme » de la gauche. En pointant un problème réel – la déconnexion totale de la gauche parlementaire des problèmes quotidiens de la classe ouvrière allemande –, elle affirmait clairement la couleur en annonçant la lutte contre une « communauté » déstabilisée par la globalisation et l’immigration déréglée, qui favorise le terrorisme, une société gangrenée par la « cancel culture » et la nécessité de reconquérir une classe ouvrière à la Fabien Roussel – blanche, masculine, hétéro… mais à l’allemande, saucisse et bière remplaçant pinard et saucisson.
Depuis, son opération politique a surtout profité du contexte lié aux grands événements mondiaux : la crise sanitaire, puis l’invasion de l’Ukraine par Poutine. Elle s’est d’abord démarquée de son parti en s’opposant à l’obligation vaccinale dans certains métiers, préconisant le vaccin uniquement pour les catégories les plus à risque, et en exprimant des doutes sur l’existence de symptômes du « Covid long ». Puis, depuis le début de la guerre en Ukraine, elle a pris pour cible la politique de l’Otan et appelé à « mettre fin à la guerre économique contre le principal partenaire énergétique [de l’Allemagne] ». Avec d’autres personnalités connues, Wagenknecht a appelé à manifester sans la bannière d’un « soulèvement pour la paix », répondant à l’envie d’une partie de la population que la guerre prenne fin, que des négociations avec Poutine s’engagent – des sympathies à l’égard de celui-ci existent chez certains. Répondant aussi à l’illusion que la fin de la guerre suffirait à résorber l’inflation et que la levée des sanctions contre la Russie réduirait la perte d’emplois en Allemagne de l’Est. Des positions qui lui ont valu les applaudissements de l’extrême droite ; elle-même reste d’ailleurs en lien avec son ex-compagnon, notable du mouvement d’extrême droite des « citoyens du Reich »3. Après d’interminables discussions et annonces, le premier pas vers un nouveau parti a finalement été franchi : le 23 octobre dernier, une association ayant pour but la fondation du parti a été déclarée, dont les premiers membres sont les dix députés démissionnaires.
L’association de création du nouveau parti reflète une personnalisation confuse : « Association Sahra Wagenknecht : Pour la raison et la justice »… Des premières annonces jusqu’à la fondation officielle de l’association, les sondages sont montés jusqu’à 15 % pour ce nouveau mouvement, qui devrait se présenter pour la première fois aux élections européennes de l’an prochain. Parmi les potentiels électeurs, des déçus de Die Linke – 38 % des électeurs de Die Linke disent qu’ils pourraient voter pour elle – mais surtout une bonne partie de l’électorat de l’AfD, « Alternative pour l’Allemagne », parti de l’extrême droite populiste (dans le même sondage, 48 % disent pouvoir voter pour elle). Sahra Wagenknecht pourrait alors porter un vrai coup électoral à l’extrême droite, tout en contribuant à renforcer un dangereux populisme de droite sur de nombreux sujets : immigration, changement climatique, genre. Et pour son ancien parti, ce peut être le coup de grâce. Décidément, c’est à la gauche révolutionnaire allemande d’offrir des perspectives audibles et crédibles, dans un climat politique difficile où bien des jeunes et des travailleurs en ont marre des discours xénophobes nauséabonds et de celles et ceux qui les cultivent !
Dima Rüger, 5 novembre 2023
1 En Allemagne, on fait un double vote : l’un pour un parti et l’autre pour un député régional. La répartition des sièges au Parlement se fait entre les partis à la proportionnelle des résultats du premier vote, auxquels s’ajoutent – élus sur le mode uninominal – les députés régionaux.
2 Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, « Parti socaliste unifié d’Allemagne », issu de la vieille fusion en 1946, à l’époque stalinienne, entre le PC allemand et le SPD (orchestrée par les forces d’occupation soviétiques).
3 Les Reichsbürger refusent la légitimité de la république fédérale en pointant qu’il n’y a pas eu de traité de paix officiel après la Deuxième Guerre mondiale, et disent être citoyens du « Reich » allemand. Plusieurs membres de cette mouvance ont été arrêtés pour avoir planifié un coup d’État et certains ont essayé de se mettre en lien avec la Russie pour atteindre ce but.