Nous publions ci-dessous le témoignage de militants algériens sur les discussions que cette guerre et l’attitude ambigüe du président Tebboune (et à vrai dire de tous les gouvernements des pays arabes) suscitent dans la population et la classe ouvrière en Algérie.
Après notamment la manifestation monstre dans les rues d’Alger mi-octobre, qui avait largement débordé les intentions (et le parcours) prévus par ses organisateurs officiels, l’indignation et les discussions continuent à aller bon train alors que les bombardements à Gaza s’intensifient et continuent de faire des dizaines de milliers de morts, et qu’en Cisjordanie, des colons protégés par leur armée se livrent aux ratonnades et à la spoliation des biens des Palestiniens.
Netanyahou semble vouloir aller encore plus loin dans les massacres, rassuré par les soutiens inconditionnels américain et européen. À peine la trêve finie, il a repris ses campagnes de pilonnage de Gaza. Derrière le but affiché « d’éradication du Hamas » avec qui il a pourtant entretenu des rapports marqués par l’entente, c’est toute la population de Gaza qui est ciblée, contrainte de quitter la bande nord pour se réfugier au sud, faisant courir « le risque d’un génocide » pour reprendre l’expression des émissaires de l’ONU. Mais du côté des gouvernants des pays arabes, l’indignation affichée ne s’est pas traduite par des actes et gestes concrets de nature à faire fléchir la fureur israélienne. Quant au secrétaire général de l’ONU, il se contente de rappeler le droit international et d’appeler à un cessez-le-feu sans se donner les moyens de le réaliser. En fait l’ONU ne dispose d’aucun moyen pour contraindre des États puissants à respecter ses résolutions, elle est l’arme des plus grandes puissances, tout au moins quand celles-ci se mettent d’accord. Et dans le cas présent, les grandes puissances impérialistes soutiennent activement Israël.
Ce rapide tour d’horizon des positions des États, de l’ONU, qui vont du soutien inconditionnel à la condamnation à demi-mots, permet de constater à quel point la situation n’augure rien de bon. Au grand malheur des Palestiniens qui, chaque jour, comptent leurs morts et qui ne peuvent désormais compter que sur leur résistance et la solidarité inédite des peuples à l’échelle internationale. Une solidarité d’ampleur exprimée sur tous les continents qui suscite l’admiration et qui peut bien peser sur le cours des événements. D’où la nécessité impérieuse de la maintenir et de l’amplifier.
L’état du mouvement de solidarité en Algérie
La cause palestinienne bénéficie d’une forte sympathie en Algérie, surtout dans les milieux populaires. Au moment où tous les analystes expliquaient à juste titre que la question palestinienne s’était quelque peu éclipsée des débats et agendas des Nations unies, en Algérie, la Palestine a toujours été présente, son drapeau toujours brandi. Lors des nombreuses manifestations du Hirak ou dans les gradins des stades, des chants invoquant les souffrances et le martyre des Palestiniens ont été repris en chœur par les foules, et l’épisode de normalisation de certains États arabes avec Israël a suscité débats, colère et indignation de la population. Cela a fait que l’attaque du 7 octobre menée par le Hamas et d’autres factions a été saluée et même admirée par certains qui y voyaient un acte de résistance légitime.
Difficile d’ailleurs d’émettre sur ce point précis une quelconque critique, de condamner ce mode d’action qui a aussi pris pour cible des civils israéliens. Une critique devenue presque impossible à faire entendre dans les cafés, bus ou quartiers après les bombardements massifs de la bande de Gaza. C’est la colère et l’indignation qui ont éclaté, suivies d’appels à manifester, lancés sur les réseaux sociaux.
Le régime autoritaire, sous lequel les manifestations sont toujours interdites depuis la fin du Hirak et qui reste comme traumatisé par ce mouvement qui a duré deux ans, a étouffé rapidement les tentatives de manifestations de soutien à la Palestine à Alger, l’une à la place Champ de Manœuvre à la sortie de la mosquée et l’autre à la place des Martyrs, non loin du quartier populaire de Bab El Oued, un quartier connu pour son activisme politique et son rôle dans le soulèvement d’octobre 1988 qui a mis fin au parti unique. Dynamisme du quartier, aussi, durant le récent Hirak.
L’impréparation qui a caractérisé ces deux tentatives ainsi que leur manque de coordination les ont fait échouer à s’imposer face au dispositif policier dépêché pour les empêcher. Un sentiment de colère contre le pouvoir a commencé à prendre corps, des critiques ont fusé sur son attitude, lui reprochant son incohérence entre son soutien affiché à la Palestine et son interdiction de l’expression de la solidarité dans les rues avec ces mêmes Palestiniens. Face au risque que la colère à l’égard de l’occupant israélien se dirige contre le pouvoir, celui-ci a décidé d’actionner ses relais (une coalition de partis) pour appeler à des manifestations de solidarité dans toutes les villes du pays.
Surfer sur la vague d’indignation pour mieux la canaliser
Conscient du risque de développement du mécontentement contre son interdiction de manifester, le pouvoir a vite changé d’attitude pour prendre lui-même l’initiative. Mais en choisissant un jour ouvrable (jeudi 19 octobre) pour l’organisation des manifestations et en ne communiquant cette date que trois jours seulement avant la date fixée : tout a été fait pour éviter une grande mobilisation afin de pouvoir tout contrôler.
Contrairement aux calculs du pouvoir, la population est sortie en grand nombre pour exprimer sa solidarité, arborant des pancartes et banderoles dénonçant le colonialisme israélien et sa barbarie. La jeunesse a représenté la composante majoritaire des cortèges. C’est elle qui a impulsé les chants et slogans dans une ambiance détendue. Cela rappelle, toutes proportions gardées, l’ambiance des manifestations du Hirak aux débuts du mouvement. Les islamistes, qui d’habitude faisaient de la surenchère autour de la question palestinienne, étaient peu visibles. On peut quand même regretter un slogan antisémite, chanté à quelques reprises, qui rappelait la bataille menée par le prophète contre Khaybar, tribu juive à Médine.
Mais cela n’a pas fait l’unanimité ni le poids devant d’autres chants phares, dont « falastine echouhada », à la gloire de la résistance palestinienne. L’itinéraire fixé a été débordé à la fin par des jeunes qui ont continué de marcher jusqu’à leur quartier à Bab El Oued. La manifestation a pris fin dans une bonne ambiance, la joie d’avoir repris les manifestations et d’avoir exprimé leur solidarité était perceptible chez les manifestants. Mais peu de détermination à entreprendre d’autres actions ou à lancer d’autres appels à manifester.
Les critiques contre le pouvoir ont cependant continué, son impuissance à mener des actions capables de peser sur les événements est fortement soulevée. Une impuissance qui caractérise les politiques des États arabes dits « non normalisateurs ». Quant à ceux qui ont signé les accords d’Abraham1, ils assumaient clairement leur attitude de complaisance vis-à-vis d’Israël comme on a pu le constater lors du sommet extraordinaire de la Ligue arabe, qui a fait l’objet de critiques et de moqueries acerbes en Algérie et ailleurs.
Une Ligue arabe capitularde largement décriée
La réaction tardive de la Ligue arabe, qui a tenu son sommet extraordinaire à Riyad un mois après le début des bombardements, a été vivement remarquée et critiquée par la population. Au-delà des bavardages, ce sommet n’a retenu aucune proposition de nature à contraindre Israël ou ses alliés à imposer au minimum un cessez-le-feu. La voix de l’Arabie saoudite ajoutée à celle des pays normalisateurs ont réussi à neutraliser toutes les propositions préconisant des sanctions et le recours à l’arme du gaz pour contraindre les soutiens inconditionnels d’Israël à revoir leurs positions. Cet échec a fait dire à beaucoup de monde qu’au final cette Ligue ne sert à rien sinon à « exprimer ses inquiétudes », formule qui revient comme un refrain dans les discours de son secrétaire général. Pour exprimer leur mépris de cette Ligue arabe et illustrer sa lâcheté, les internautes ont largement relayé une image qui montre des hommes vêtus en costumes, la tête enterrée dans le sable, faisant allusion à l’autruche.
Longtemps présentée comme la cause des Arabes à l’époque du panarabisme ascendant, la question palestinienne ne trouve actuellement de soutien qu’auprès des peuples du monde. Cela a facilité les discussions sur la critique de ces régimes corrompus et la mise en avant des mobilisations populaires surtout en Occident : à Paris, Londres, New York ou au Québec. Ce caractère international de la solidarité transcende largement l’appartenance culturelle ou religieuse. De même, les manifestations de Juifs à New York, exigeant le cessez-le-feu, ont suscité de l’admiration. De la même façon, la critique des monarchies théocratiques du Golfe, qui ont donné le ton au sommet de la Ligue arabe, ont facilité la discussion sur les dangers de l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques. D’ailleurs aucun appel au jihad ni aucun prêche n’ont été émis, et les discours d’Abou Oubeida, le responsable à la communication du Hamas à Gaza, retransmis par Al Jazeera, n’ont pas entraîné un courant de sympathie pour les courants islamistes. En d’autres périodes, Abou Obeida aurait été, avec ses discours enflammés, une figure de ralliement jihadiste.
Peut-être en Palestine le Hamas a-t-il regagné du terrain après des actions de protestation contre son autoritarisme et son ordre moral rétrograde, mais dans d’autres pays arabes, et en tout cas en Algérie, ses organisations sœurs peinent à se faire entendre. Le Mouvement de la société pour la paix (MSP, section des Frères musulmans en Algérie) paie jusqu’à présent les conséquences de sa participation aux différents gouvernements de Zeroual puis de Bouteflika. Le parti islamiste marocain, le Parti de la justice et du développement (PJD) a pris une part active à la signature de l’accord de normalisation avec Israël : les Frères musulmans égyptiens une fois au pouvoir ont maintenu la collaboration avec Israël et participé au blocus de Gaza en maintenant fermé le passage de Rafah, tandis qu’Ennahda en Tunisie a été balayée en 2021 par une forte révolte populaire suite à sa gestion catastrophique de l’argent public et de la crise du Covid.
Cela facilite, ici en Algérie, les discussions sur un terrain qui soit directement le nôtre, celui de la classe ouvrière et de l’internationalisme, de la lutte contre toutes les oppressions sociales, le seul où peut se résoudre d’une façon révolutionnaire la question nationale palestinienne, loin du cadre de l’arabité ou de l’islam.
Discuter de nos perspectives
Il y a lieu de le souligner d’emblée : la solution à deux États à laquelle Tebboune semble tant s’attacher ne convainc pas. Presque tout le monde a fait le deuil de cette illusion semée par les accords d’Oslo, enterrés depuis. Quant à la solution à un seul État palestinien démocratique pour tous, elle est peu crédible tant elle semble éloignée au regard de la réalité coloniale qui impose presque sur tout le territoire un seul État israélien, de surcroit d’apartheid.
On a bien vu l’impasse vers laquelle ont mené les politiques dans le cadre de ces paradigmes qui rétrécissent le champ des possibles. Parce que sur le terrain, les Palestiniens en lutte, soutenus par les peuples au niveau international, peuvent inventer un autre horizon en tirant les leçons des perspectives qui les ont menés sur des voies de garage. Si l’aspiration à une indépendance nationale est légitime, il est utile de rappeler que les Palestiniens vivent actuellement dans plusieurs pays de la région comme réfugiés (Liban, Syrie, Jordanie…) et à l’intérieur même de l’État d’Israël. Une politique nationaliste à offrir à ces millions de Palestiniens reviendrait à les couper des luttes et révoltes de leurs frères de classe dans les pays où ils vivent. Il en va de même pour les Palestiniens d’Israël ou ceux qui y travaillent, qui ont l’opportunité de tisser des liens avec d’autres prolétaires israéliens.
À l’inverse, une politique de classe, anti-impérialiste, pourrait renforcer les liens entre les Palestiniens et les autres peuples et assumer un rôle d’avant-garde à la fois dans le combat contre l’oppression coloniale israélienne et contre l’impérialisme dans toute la région. Parce que Israël n’agit pas en gendarme, en Palestine et au-delà, sans l’appui de l’impérialisme américain. Ce sont tous les peuples de la région qui en souffrent. Objectivement, les possibilités de tisser des liens avec eux existent. Il manque l’élément subjectif, à savoir une politique anti-impérialiste, de classe, portée par un parti soucieux d’offrir une perspective aux Palestiniens de Palestine et ceux exilés dans les pays voisins, ainsi qu’à leurs frères de classe dans ces pays qui leur offrent refuge.
Quant à la possibilité de fraternisation avec les prolétaires israéliens, elle peut se réaliser sur le terrain des luttes communes contre l’exploitation dans les entreprises et sur les chantiers, pour les salaires et les conditions de travail. La confiance peut se gagner sur ce terrain de revendications de type économiste sans perdre de vue la nécessité de lui faire franchir un saut qualitatif, politique en mettant en avant des mots d’ordre à caractère transitoire. Par exemple, les prolétaires israéliens pourraient bien dénoncer les check-points imposés à leurs frères palestiniens et toutes les humiliations auxquelles ils sont soumis quotidiennement lors de leur trajet vers le lieu de boulot, comme ils peuvent aussi dénoncer la précarité qui frappe ces travailleurs palestiniens dont l’avenir est suspendu au renouvellement de l’autorisation de travail délivrée par l’État d’Israël. En somme, combiner des revendications immédiates, économiques avec d’autres, transitoires qui posent la question de l’oppression coloniale. Pour ce faire, les travailleurs israéliens doivent être capables de rompre avec l’idéologie sioniste qui fonde leur État.
Cela ne peut se faire en un claquement de doigts, mais dans les périodes de lutte, de politisation accélérée, les masses apprennent très vite, se montrent capables de changer et de dépasser leurs préjugés. À la condition qu’une perspective de classe, internationaliste, trouve des militants sur le terrain capables de la défendre et de la mettre en avant. Pour nous, ça s’appelle une perspective socialiste. Il est possible de résoudre une question nationale avec une vision et un contenu qui ne soient pas nationalistes. C’est là le véritable enjeu. Tout cela peut sembler théorique, désincarné, mais toutes les idées deviennent des forces matérielles quand les masses s’en emparent, pour reprendre une formule de Marx. Et c’est à ces masses qu’il reviendrait de décider quelle forme, une fois leur pouvoir imposé, prendrait leur État : un État binational, ou deux États distincts, un seul État socialiste dans toute la région ? Une fédération d’États socialistes ? C’est dans la lutte elle-même, dans la façon dont elle serait contagieuse et s’étendrait aux pays voisins, que les formes d’organisation que les travailleurs pourraient se donner pour s’unir et gérer la société prendraient corps.
1 Signés entre Israël et les Émirats arabes unis d’une part et entre Israël et Bahreïn d’autre part, suivis par les accords de normalisation signés avec Israël par le Maroc et le Soudan.