Des deux côtés du front, il faut remplir les vides creusés par cette boucherie en recrutant toujours davantage d’hommes et de femmes. Des deux côtés, les mesures autoritaires se succèdent donc pour obtenir de la chair à canon.
Côté ukrainien, environ six millions de personnes1 ont fui à l’étranger. Pas seulement des femmes et des enfants : les désertions se multiplient, comme le constate par exemple le média électronique Strana qui recense 10 940 cas officiels de désertion et 167 cas d’automutilation pour les neufs premiers mois de 2023, contre 3 214 en 2022. De plus en plus d’Ukrainiens en âge de combattre cherchent à échapper aux tranchées par d’innombrables moyens, qui vont du pot de vin versé aux responsables des bureaux de recrutement, jusqu’au refus de s’enregistrer, en sortant le moins possible pour échapper aux rafles. Ces rafles ont été signalées dans toutes les grandes villes du pays. Elles entraînent de plus en plus souvent des incidents très violents2. Un jeune homme est par exemple mort à Tserkov, près de Kiev, après avoir été tabassé par les officiers du TCC (service de recrutement). L’indignation contre ces méthodes de terreur ne cesse de croître. Le 25 décembre, à Jachkov, une grenade a été lancée dans la cour d’un employé des TCC. Une moucharde qui dénonçait les réfractaires a failli se faire lyncher par la foule. À Odessa, sur un marché, les femmes ont fermé leurs étals et se sont rassemblées pour s’en prendre aux officiers militaires. Ces officiers recruteurs sont baptisés « occupants internes ».
Pour tenter de légaliser et de rentabiliser cette situation, plusieurs députés de « Serviteur du peuple », le parti de Zelensky, ont proposé d’instaurer un système qui permettrait à ceux qui en ont les moyens de se soustraire légalement à la mobilisation. Ceux qui gagnent plus de 66 000 hryvnia (environ 1 500 euros) bénéficieraient d’un sursis, au prétexte que leur patron paie pour eux des impôts élevés qui contribuent à financer la guerre3. Ces politiciens ne font que réinventer un système qui a existé au XIXe siècle : une conscription par tirage au sort qui autorisait ceux qui tiraient le mauvais numéro à payer un remplaçant. Un tel tirage au sort a d’ailleurs été envisagé par un ancien ministre de l’Économie.
L’abaissement de l’âge de conscription de 27 à 25 ans a été adopté en première lecture par la Rada (parlement) d’Ukraine, avec une exemption pour les étudiants, ce qui bien entendu favorise les classes les plus aisées. Parallèlement sont prises ou envisagées toutes sortes de mesures de répression, comme par exemple priver les enfants de réfractaires du droit d’entrée à l’université. On ne sait pas si ces projets abjects verront le jour, mais ils en disent long sur le cynisme de ces politiciens.
Côté russe, pour tenter d’éviter une mobilisation générale impopulaire, surtout avant l’élection présidentielle, Poutine, après avoir recruté dans les prisons et dans les régions les plus pauvres de la fédération de Russie, va chercher des mercenaires jusqu’au Népal et tente d’enrôler des migrants de force, tels ces malheureux Tadjiks et ces Somaliens arrêtés alors qu’ils tentaient de passer en Finlande, battus et jetés dans des camps jusqu’à ce qu’ils acceptent d’endosser l’uniforme.
Toutes ces mesures s’accompagnent d’une répression accrue des deux côtés des tranchées. Deux poètes russes ont été emprisonnés pour avoir récité en public des poèmes pacifistes. Les déserteurs ukrainiens sont envoyés dans des bataillons disciplinaires très durs, baptisés « Disbats », qui fonctionnent sur le modèle de ceux de l’époque stalinienne. Autrement dit, leur sort n’est pas meilleur que celui des mercenaires de Wagner expédiés en première ligne pour « se racheter par le sang ». Quant aux refuzniks qui refusent ouvertement l’enrôlement, ils se voient privés de leurs droits et il est question de réquisitionner leurs biens.
Dans ce contexte sinistre, il y a néanmoins une lueur d’espoir : la multiplication des manifestations de femmes qui revendiquent le retour de leurs époux, compagnons et parents. Début décembre 2023, des centaines de femmes sont descendues dans la rue à Kiev, sur la place Maïdan, et à Zaporijia. Désormais, des manifestations se déroulent toutes les semaines, souvent préparées sur les réseaux sociaux. Certes, toutes les manifestantes ne revendiquent pas la fin de la guerre. Certaines ne demandent que des rotations permettant aux soldats de retrouver leur foyer après un an et demi de service, parfois en glorifiant leurs héros, alors que d’autres s’en prennent plus ouvertement à Zelensky qui envoie les hommes à l’abattoir. Mais les révoltes contre les guerres commencent le plus souvent par des revendications sur les conditions de vie des soldats, les privations, l’alimentation, contre des ordres absurdes des officiers. Il est évidemment difficile de savoir si celles-ci, et celles qui se déroulent en Russie malgré la répression, déboucheront ou non sur des mouvements de grande ampleur, et dans quels délais. Mais elles sont porteuses d’espoir. Car un mouvement important de refus de la guerre, qu’il démarre en Russie ou en Ukraine, aurait toutes les chances d’être contagieux. Et c’est bien sur une intervention de la classe ouvrière et des classes populaires que nous devons compter pour arrêter un massacre qui ne profite qu’aux fabricants d’armes et aux capitalistes.
Gérard Delteil
Dossier : Deux ans de guerre en Ukraine
Sommaire
- Troupes russes hors d’Ukraine ! Droit du peuple ukrainien à disposer de lui-même ! Halte aux puissances impérialistes de l’Otan qui transforment en dollars le sang des travailleurs et des peuples !
- Même si l’intersyndicale le veut, nous on n’y va pas. Nous ne manifesterons pas en soutien à la politique de l’OTAN !
- L’Ukraine broyée par les rivalités impérialistes et le parasitisme du grand capital
- « Tout pour le front ! » : comment la guerre modifie le marché du travail en Russie
- Révoltes contre la mobilisation
- États-Unis – Russie : « Je t’aime, moi non plus ! »
- Union européenne : une aide… aux capitalistes et aux marchands de canons !
- Produits agricoles ukrainiens : la solidarité des capitalistes s’arrête là où commencent leurs intérêts !
1 Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), il y a presque 6,5 millions de réfugiés ukrainiens dans le monde entier alors que quelque 3,7 millions de personnes ont subi un déplacement forcé dans leur propre pays..
2 « L’année a commencé. Nouvelles des raids du TCC dans les rues de Kharkov au milieu du bruit des discussions sur la loi sur le renforcement de la mobilisation en Ukraine », Assembly, média anarchiste de la ville de Kharkiv, 12 janvier 2024. https://assembly.org.ua/god-nachalsya-novosti-oblav-v-harkove-pod-shum-obsuzhdeniya-zakona-o-mobilizaczii/
3 « L’Ukraine envisage d’exempter les hommes gagnant plus de 875 dollars par mois de la conscription militaire – Forbes », Zwartify Design, 3 janvier 2024.