L’élection au Sénégal, dès le premier tour de la présidentielle le 24 mars, de Bassirou Diomaye Faye a été saluée par des manifestations de joie dans les rues de Dakar. Sorti de prison où l’avait jeté le président sortant Macky Sall, à peine neuf jours avant l’élection, le candidat d’opposition a rassemblé dès le premier tour 54,28 % des voix contre à peine 35,79 % pour Amadou Ba, le candidat que Macky Sall avait choisi pour successeur. Cette élection a été un nouveau coup de tonnerre dans le monde de la Françafrique, même si Macron s’est empressé de féliciter le nouvel élu, histoire de ménager toutes les possibilités de s’arranger avec le nouveau gouvernant du Sénégal et de sauvegarder les intérêts majeurs de l’impérialisme français. D’entrée de jeu et à peine élu, Diomaye Faye a tenu à en rabattre sur des propos tonitruants qu’il avait tenus en faveur de l’indépendance du Sénégal et contre la dictature du franc CFA. Qu’en sera-t-il de la faillite du régime du grand ami de la France, Macky Sall, et surtout des espoirs, et illusions, qu’elle soulève ? La balle est dans le camp de celles et ceux qui depuis des années combattent courageusement un système de domination et d’exploitation, par des grèves et des manifestations.
Déconfiture d’un pilier de la Françafrique
Au pouvoir depuis 12 ans, Macky Sall, l’un des derniers grands fidèles de cette Françafrique, avait pourtant tout fait pour garder le contrôle du pays. La chasse à ses opposants, bien sûr, dont le plus populaire Ousmane Sonko, chef de file du parti Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité) a été plusieurs fois mis en prison pour « trouble à l’ordre public » depuis la levée de son immunité parlementaire en 2021. C’est pour « outrage à magistrat » que son second, Bassirou Diomaye Faye, avait écopé aussi de onze mois de prison. Les deux en sont sortis le même jour, mais Ousmane Sonko, restant sous le coup d’un procès monté contre lui pour des affaires de mœurs et de ce fait interdit de candidature, s’est fait remplacer par son second.
Jamais mieux servi que par soi-même, Macky Sall avait d’abord tenté, au printemps dernier, de modifier la Constitution pour qu’elle l’autorise à briguer lui-même un troisième mandat : manifestations massives dans les rues de Dakar en mai 2023 à l’annonce de cette tentative, à laquelle Macky Sall a fini par renoncer en juillet, choisissant donc pour lui succéder Amadou Ba, l’un de ses Premiers ministres (et au passage froissant les concurrents dans son propre parti). Le 3 février 2024, sentant son parti mal en point, il annonçait le report pour six mois de l’élection présidentielle prévue pour le 25 février. Nouvelles manifestations, appels à la grève, accès à internet coupé, canons à eau, gaz lacrymogènes, trois morts, des centaines d’arrestations… et un Conseil constitutionnel contraint d’invalider le report et de fixer l’élection pour ce 24 mars 2024. Même Washington avait fait savoir que le report de l’élection présidentielle était inadmissible.
L’élection a eu lieu et son verdict est sans appel pour l’équipe au pouvoir. Bien moins dramatique pour Macron, même si en octobre dernier il avait encensé son ami Macky Sall en visite à Paris, disant partager avec lui l’analyse sur la situation au Sahel, en clair sur les déboires de la France au Mali, au Burkina Faso et au Niger, et faisant son éloge pour la démocratie dans le pays. En novembre, pour la réunion du pompeux « Pacte de Paris pour les peuples de la planète », une invention macroniste supposée lutter pour la planète et contre la pauvreté, le président sénégalais avait hérité du titre honorifique d’« Envoyé spécial » du Pacte.
Mais cette promotion de Macky Sall n’était peut-être déjà qu’un lot de consolation pour sa prévisible future défaite, si l’on en croit le journal Jeune Afrique qui écrivait en juin 2023 que Macron serait intervenu auprès de Macky Sall pour lui conseiller de renoncer à ce troisième mandat, en lui proposant une aide de la France pour se recycler dans d’autres fonctions.
Trois ans de colère et manifestations
Cela fait plus de trois ans que les manifestations se succèdent au Sénégal contre un régime corrompu, courroie de transmission de plus en plus fragile des intérêts de l’impérialisme français et de ses grosses sociétés. Depuis les grandes manifestations de mars 2021, 39 grandes surfaces Auchan ont été la cible des manifestants, des stations de TotalEnergie saccagées. Elles symbolisent le pillage des richesses du pays. Elles ne sont pas les seules, il est vrai : sont aussi prises pour cibles des stations de la compagnie Shell, qui opère sous l’étiquette Vivo Energie, tant l’exploitation des ressources pétrolières au large des côtes du Sénégal est une manne pour les compagnies pétrolières et leurs actionnaires : larges pourboires versés par elles aux tenants du régime, pauvreté extrême pour la population.
Le franc CFA, cette monnaie de l’Afrique ex-coloniale française, contrôlée par la Banque de France, y est l’un des outils du pillage post colonial, et il est devenu l’une des cibles des manifestants, mais aussi et surtout l’argument symbolique de tous les démagogues qui y voient une façon d’éclipser la contestation sociale en lui offrant le vernis d’une promesse de plus grande « souveraineté économique », non des pauvres mais de la bourgeoisie nationale. Celle-ci aurait ainsi sa propre banque : des marchandages sont en cours avec les diverses grandes puissances et leurs multinationales qui offrent aux élites locales marchés et carrières.
Déjà en 2017, un activiste panafricain s’était fait acclamer dans les rues de Dakar par une foule de jeunes en brûlant devant les manifestants un billet de 5 000 F-CFA, et arrêter dans la foulée pour « menace grave à l’ordre public ». C’est sur ce terrain qu’Ousmane Sonko, créateur du Pastef, inspecteur des impôts comme son second Dioumaye Faye (qui a profité de l’élection pour passer premier), a bâti sa popularité, en plus de la dénonciation de quelques scandales financiers. Ce n’est pas en défenseurs des travailleurs ni des opprimés en général qu’Ousamne Sonko ni son second se sont présentés, mais en défenseurs d’une gestion plus indépendante, plus nationale des affaires, un langage qui pouvait néanmoins être attirant pour une génération d’étudiants ou de diplômés-chômeurs que connaissent aujourd’hui tous les pays africains et qui n’hésite pas à descendre dans la rue manifester sa colère.
Une première arrestation d’Ousmane Sonko, alors député, avait déclenché les cinq jours de manifestations de la jeunesse dans les rues de Dakar en mars 2021, où la répression avait fait quatorze morts, des dizaines de blessés et des arrestations. Mais la tentative quelques mois plus tard de Macky Sall, de décréter une loi criminalisant comme « trouble à l’ordre public » (voire « acte terroriste ») toute contestation, que ce soient les grèves pour les salaires ou contre les mauvaises conditions de travail, les manifestations contre le manque de logements ou les coupures d’eau et d’électricité, avait soulevé à nouveau la colère, et des protestations animées par le parti d’Ousmane Sonko et par des organisations comme YAM (« Y en a marre ») un mouvement initié par des journalistes et étudiants, ou Frapp-France-Dégage qui se définit comme Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (le Frapp).
En janvier 2022 a eu lieu une grève des cheminots de la ligne Dakar-Bamako pour obtenir les salaires impayés depuis des mois. La flambée des prix des années 2022-2023 a durement touché les couches pauvres de la population, des ouvriers aux paysans déjà frappés par la sécheresse et abandonnant les campagnes pour s’entasser dans les villes à la recherche que quelques activités pour survivre. À moins de tenter l’exil. Et c’est à nouveau par crainte de toute contestation sociale que Macky Sall, en même temps qu’il faisait du cinéma en embauchant 1 000 jeunes pour contrôler les petits commerçants accusés d’être les responsables de la hausse des prix, jetait en prison les journalistes jugés trop contestataires, pendant que sa police réprimait les fréquentes manifestations de la jeunesse.
Nouvelles manifestations encore en juin 2023 à la suite d’une nouvelle arrestation d’Ousmane Sonko, 410 manifestants arrêtés qui, à part les mineurs, étaient trainés au tribunal pour « appel à l’insurrection » et « discrédit sur les institutions ».
Le régime, l’un des piliers restant de la Françafrique, était au bout du rouleau. Ousmane Sonko populaire. Mais vis-à-vis des plus pauvres, son parti, le Pastef, n’avait à proposer qu’un peu de charité : des collectes permettant de distribuer quelques aides. On ne prend pas aux riches, mais on demande aux pauvres d’aider d’autres pauvres. Au nom de la solidarité, c’est vrai, et ce n’est pas rien. Même si les islamistes ou les curés chrétiens savent faire de même. Mais puisqu’il fallait à Macky Sall faire taire toute contestation, c’est surtout la répression qui a donné leur aura à Ousmane Sonko et à sa doublure Diomaye Faye.
Un nouveau président devenu bien fréquentable
Bassirou Diomaye Faye qui s’était présenté comme le candidat « de rupture » avec le système (c’était la formule se voulant radicale de son « Projet » (et le titre de son programme), a adouci son langage à peine élu. Dès leur sortie de prison, la semaine d’avant l’élection, son mentor Ousmane Sonko et lui avaient tenu à être rassurants vis-à-vis de Macky Sall et de toute la clique qu’il représente en déclarant « il n’y aura pas de vengeance ». Reçu 5 sur 5 par Macky Sall qui s’est empressé de féliciter le nouveau président avant même la proclamation officielle des résultats. Ousmane Sonko avait été rassurant aussi vis-à-vis de la France et du milieu des affaires, comme sur la question du franc CFA, l’un des clous de leur démagogie, en précisant qu’une monnaie sénégalaise, « ce n’est pas une priorité ».
À peine élu, c’est dans ce sens que Diomaye Faye a multiplié ses propres déclarations : « la rupture, c’est par rapport à nous-mêmes, à nos pratiques de gouvernance », a-t-il tenu à éclaircir. Ajoutant en direction de Macron, de Total, d’Auchan, d’Alstom qui a construit un TER, de SNCF-RATP qui ont l’exclusivité de son entretien, que « La France n’est pas sortie du Sénégal, elle est au Sénégal. Le partenariat entre la France et le Sénégal, jusqu’au moment où je vous parle, est un partenariat correct mais qui doit être revisité. Il doit être plus gagnant pour nous ». De même qu’on devrait renégocier quelques contrats avec les compagnies pétrolières opérant au Sénégal. Mais ce ne serait pas la panique non plus du côté des pétroliers, à en croire le journal Le Monde qui cite un expert des compagnies pétrolières : « On pense qu’ils vont très vite être rattrapés par la réalité, se rendre compte que renégocier ces contrats leur coûtera beaucoup plus cher que de les garder. » Et de toute façon, pas question de renégocier les contrats déjà signés, seuls les nouveaux pourraient faire l’objet de nouveaux marchandages.
Pour le franc CFA c’est pareil : Diomaye Faye ne parle plus de monnaie propre au Sénégal pour l’instant, mais d’une monnaie alternative, un « éco » qui remplacerait le CFA au niveau de toute la Cédéao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest). C’est un projet déjà envisagé à cette échelle et qui devrait voir le jour d’ici 2027 : il pourrait ainsi regrouper les anciennes colonies françaises et les anciennes colonies britanniques de cette partie de l’Afrique, moins chasse gardée de la France et donc plus ouverte, plus égalitaire pourrait-on dire, envers les investisseurs, compagnies pétrolières et autres des diverses grandes puissances. Une bouffée d’air peut-être pour cette infime minorité du pays qu’est la bourgeoisie sénégalaise, un petit déboire pour les investisseurs uniquement franco-français, mais rien pour les masses populaires qui ont voté pour le candidat du Pastef parce que pour eux de Macky Sall YAM ! (Y’ en a Marre !).
Pour les travailleurs sénégalais, pour la population pauvre en général, pour tous ces jeunes qui ont manifesté dans les rues, affronté la police et ses balles, tous ceux qui ont cru en Sonko et Faye, ce sera la même misère, la déception peut-être. Ou plus probablement la reprise du même chemin des manifestations et des grèves. Le courage ne leur manque pas.
Olivier Belin