Une épreuve, pourtant bien périlleuse, ne figure pas au programme des Jeux olympiques : imaginer ce que seraient les compétitions sportives dans une société débarrassée du capitalisme. Aujourd’hui, le sport de haut niveau sert d’ascenseur social pour ceux qui, à force de « volonté » et de « travail », parviennent du fait de leurs performances à s’élever au-dessus de leur condition sociale, avec bien souvent toute leur famille. Ils deviennent alors les exemples et dignes publicitaires, d’un capitalisme qui donnerait sa chance à chacun.
Évidemment, tous les praticiens de sport ne parviennent pas à ce stade, un élitisme forcené préside aux destinées des plus grands sportifs. La chance aussi, car la blessure grave peut toujours stopper les plus grands espoirs. Les inégalités de notre société se répercutent y compris sur les quelques domaines que la bourgeoisie réserve aux laissés-pour-compte, en ne promouvant que certains sports (comme certains types de musique). Ainsi, beaucoup de sports dits olympiques, confidentiels, ne génèrent pas les mêmes revenus que l’omniprésent football. Même pour ce dernier, on peut être joueur professionnel sans jamais devenir millionnaire.
Le sport de haut niveau sous le capitalisme donne à voir ces deux facettes : un moyen de quitter sa condition et la répercussion des inégalités. Mais il est une critique du sport de haut niveau qui se loge à un tout autre endroit : dans la critique de la compétition. Le sport serait par essence attaché au capitalisme qui célèbrerait l’esprit de compétition.
C’est une double erreur. D’abord, on sait bien que dans beaucoup de sociétés précapitalistes, le sport de compétition existe déjà, parfois avec une mise en valeur analogue (avec les moyens correspondant à chaque époque) à ce que le capitalisme en a fait. Il s’est souvent agi de figurer des guerres sur le terrain sportif (Jeux olympiques antiques, jeux de balle mayas) pour les célébrer… ou les éviter ! Il serait donc plus juste de faire remonter le sport de compétition aux sociétés de classe, voire aux rencontres périodiques des tributs de chasseurs-cueilleurs d’un même clan (car ce que les anthropologues ont analysé jadis comme pratique du « potlatch » n’était rien d’autre qu’une compétition), plutôt qu’au seul mode de production capitaliste. Ensuite, il faut être bien peu lucide sur le fonctionnement du capitalisme, pour considérer, par exemple, que les grandes fortunes d’aujourd’hui seraient le produit d’une quelconque compétition non faussée ! La fable de l’inventeur qui fait fortune, crée des emplois et devient capitaine d’industrie, on peut la laisser à l’utopie capitaliste la plus hallucinogène. Cette « concurrence pure et parfaite » des économistes classiques, pour le coup, convient davantage à un départ de 100 mètres !
Car la compétition existe dans cette société sous bien d’autres formes que les tournois du grand chelem de tennis. Dans nos États impérialistes, l’école est un puissant facteur à la fois de reproduction des inégalités sociales et de mise en concurrence des élèves, parfois jusqu’à l’absurde et au demi-point près. Bizarrement, il arrive que certains esprits s’accommodent bien mieux des classements de concours d’accès à la fonction publique, qu’à l’esprit de compétition distillé par le sport… Serait-ce parce que dans le sport, ce sont parfois les pauvres qui s’illustrent, contrairement à un concours d’entrée aux grandes écoles ?
Il en va du sport comme de bien des activités, le succès du vainqueur n’implique pas toujours l’écrasement du vaincu et le dépassement de ce qui existe sous les traits de la concurrence sous le capitalisme n’implique pas forcément de le supprimer. Évidemment, les haillons nationalistes et chauvins qui entourent la pratique sportive disparaitront avec le vieux monde. Évidemment, la pratique de tous les sports sera plus démocratique (le golf, l’équitation et le polo pour tous… ceux qui le souhaiteraient !) et plus ludique qu’elle ne l’est aujourd’hui, en particulier pour prendre soin de la santé de chacun. Mais se passer de la virtuosité des grands sportifs et des émotions qu’elle charrie dans des compétitions de haut niveau serait aussi dommage que de se passer de cette même recherche de performance dans les domaines artistiques ou culturels. Une société juste permettant l’accès de tous au sport et à la culture produira probablement une plus grande quantité de virtuoses, dont on admirera les triomphes… mis au service de la société toute entière.
Philippe Cavéglia