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Atelier « Russie-Ukraine : militants anti-guerre des deux pays dans la tourmente d’enjeux nationaux et internationaux » aux Rencontres d’été révolutionnaires

Rencontres d’été révolutionnaires de 2024

À l’espace Inès Armand, le mardi 27 août.

(L’atelier en vidéo est disponible sur cette page)

La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine connaît cet été de nouveaux développements. D’escalade militaire, d’un côté de l’armée russe qui avance dans le Donbass en menaçant d’occuper à très court terme la ville de Pokrovsk et d’autres localités, et bombarde de missiles dévastateurs des villes ukrainiennes du centre voire de l’ouest du pays ; d’un autre côté, de l’armée ukrainienne aussi qui a franchi au début août la frontière russe au nord pour envahir une partie de la région russe de Koursk. Une incursion que dans un article du 16 août nous décrivons et condamnons comme désastreuse pour les populations russe et ukrainienne des deux côtés de la frontière, d’autant qu’elle est présentée par ses initiateurs comme monnaie d’échange pour d’éventuelles négociations avec la Russie de Poutine. Négociations dont il est de plus en plus question de tous côtés, y compris de celui des alliés occidentaux de Zelensky qui affichent à son égard un soutien de plus en plus mesuré. Ce qui n’empêche pas, et pour encore combien de temps, des offensives de plus en plus meurtrières, pour s’assurer le meilleur rapport de force.

Nous avons consacré des ateliers-débats à nos rencontres d’été révolutionnaires sur cette tragique guerre, à l’est de l’Europe, qui contribue à la marche vers une militarisation plus poussée du monde. Un débat sur les configurations et reconfigurations inter-impérialistes, économiques et militaires, et un autre plus spécialement consacré à la guerre en Ukraine. Ce sont les trois interventions de présentation de ce dernier débat sur « Russie-Ukraine : militants anti-guerre des deux pays dans la tourmente d’enjeux nationaux et internationaux » que nous publions ci-dessous.

À la demande d’un camarade qui ne partage pas le point de vue défendu dans notre article du 16 août, intitulé « L’incursion militaire ukrainienne en Russie : un tournant ? », nous faisons suivre ces interventions d’une tribune de sa part.

Ci-après les trois interventions d’introduction à la discussion et la tribune de Gérard Delteil.

 

 


 

 

I) Troupes russes hors d’Ukraine ! Halte aux puissances de l’Otan qui transforment en dollars le sang des travailleurs et des peuples !

Une escalade guerrière, sur le terrain

Hier l’Ukraine a été touchée par la plus importante campagne de frappes de missiles et drones russes, de l’est à l’ouest, y compris dans des zones relativement épargnées par la guerre. Ciblant notamment des infrastructures énergétiques. En parallèle des avions polonais et de l’Otan ont été envoyés au-dessus de la Pologne, en raison de l’intensité des bombardements russes à proximité de sa frontière.

Depuis le mercredi 6 août, l’armée ukrainienne est entrée sur le territoire russe, dans la région de Koursk, (une zone frontière longue de 245 kilomètres) sur plusieurs dizaines de kilomètres en profondeur. Selon le régime ukrainien, l’armée ukrainienne se serait emparée de 93 localités et de 1 263 kilomètres carrés depuis le début de son « incursion ». Et aurait fait des centaines de prisonniers russes. D’après certaines déclarations de Zelensky : il s’agit de créer une « zone tampon »…

Au soir du 16 août, le régime de Zelensky communiquait sur le fait que son armée « renforçait » ses positions dans la zone (en vrai une avancée de un à trois kilomètres de plus dans la journée…).

Du côté russe, après avoir admis quelques jours après le 6 août que les soldats ukrainiens avaient atteint Soudja, une cité de 5500 habitants à une dizaine de kilomètres de la frontière (et où se trouve un nœud majeur de transit du gaz russe vers deux pays : la Hongrie et la Slovaquie), les communiqués annonçant avoir « repoussé » les attaques ukrainiennes se sont succédé en nombre.

Mais depuis quelques jours, il semble que Poutine prenne la mesure de la difficulté en disant qu’il faut repousser l’attaque d’ici le 1er octobre. Des dizaines de milliers d’habitants ont été évacués, des abris anti-aériens ont été construits à la hâte, etc.

Les informations sur cette opération militaire ukrainienne sont à la fois partielles et partiales, chacun des deux camps rivalise de propagande, d’intox et de contre-feux : un grand classique des guerres menées contre l’intérêt des peuples et des exploités.

Assiste-t-on à un tournant de cette guerre ?

On peut se poser plein de questions (et cela alimentera sans doute notre débat) sur la nature et les buts de cette « incursion » (mot qui sous-entend que cela n’est pas fait pour durer, mais nous ne pouvons pas l’affirmer à cette heure) de l’armée ukrainienne sur le territoire russe :

• Coup de poker de l’état-major de Zelensky pour susciter le retour de flamme du soutien financier et militaire des grandes puissances impérialistes occidentales qui est globalement en recul sur l’année 2023-2024 par rapport à la période 2022-2023 ?

• Par exemple, si on rapporte les contributions financières à l’Ukraine des États à leur PIB, les USA rétrogradent au 20e rang… les pays en tête sont les voisins proches (l’Estonie) ou les pays d’Europe du Nord comme le Danemark et la Norvège. L’Allemagne vient d’annoncer la division par deux de son aide pour l’année à venir !

• Volonté de la part de Zelensky de souder de nouveau à bloc une population qui commence à marquer des signes de plus en plus importants de lassitude face à la guerre, sur un « coup » pouvant affaiblir (au moins symboliquement) le pouvoir de Poutine, voire peut-être désorganiser de manière au moins momentanée l’armée russe en obligeant celle-ci à déplacer des forces engagées dans le Donbass ?

• Possibilité d’apparaître à d’éventuelles tables d’une négociation avec Poutine avec un objet de « chantage » alors que sur l’essentiel du front ouvert par l’invasion russe de février 2022, le rapport de force est extrêmement défavorable à l’Ukraine puisque ce sont à peu près 20 % du territoire ukrainien qui sont tombés sous la domination russe et que l’offensive menée par l’armée russe du côté du Donbass est extrêmement active ces dernières semaines avec la perte probable par l’Ukraine de la ville de Pokrovsk (entre autres, ville évacuée des femmes et des enfants il y a quelques jours). L’armée russe depuis janvier dernier « a dévoré 66 000 km2 supplémentaires de territoire ukrainien, soit deux fois plus que durant toute l’année 2023 », d’après Le Canard enchaîné du 7 août (certes au prix de peut-être 1 000 morts certains jours) ?

• D’après un article du Monde de vendredi dernier : des négociations « confidentielles » entre les deux pays sous l’égide du Qatar auraient eu lieu, interrompues depuis le 6 août (de nouvelles auraient lieu sous l’égide de l’Inde de Modi…). Derrière la posture des uns et des autres : pour la Russie que l’Ukraine cesse d’attaquer ses raffineries (problème majeur, hausse énorme du prix de l’essence, difficulté approvisionnement de l’armée), pour l’Ukraine que la Russie cesse de bombarder ses infrastructures électriques (hiver impossible à tenir).

• Quel degré d’implication des puissances militaires occidentales, de l’Otan dans cette « incursion » (en tout cas entièrement rendue possible grâce aux armes qu’elles ont livrées) ? Et dans leur volonté de continuer à affaiblir la Russie tout en ne fermant pas la porte à d’éventuelles négociations sur des accords qui pourraient entériner des cessations de territoires à la Russie. Cf. les déclarations à la fois pétries de prudence, de retenue et de satisfaction malgré tout des principaux dirigeants impérialistes américains et européens… Car si, pour l’instant, l’option d’une escalade directe avec la Russie n’est pas l’option choisie (mais plutôt celle de la stratégie de l’épuisement de celle-ci), quand même, d’après le Times, les soldats ayant forcé les lignes russes autour de Koursk ont été entraînés sur le sol britannique il y a quelques semaines…

• Si « l’incursion » se soldait par une « invasion » plus durable voire plus significative sur le plan de sa surface, cela modifierait nécessairement les rapports entre le pays agressé et le pays agresseur dans cette guerre. On n’en est pas au premier « rebondissement » dans ce conflit, qui s’inscrit de fait dans un temps long, bien au-delà des événements militaires des dernières semaines, ni même des derniers mois… car c’est une guerre qui a réellement démarré en 2014 !

Depuis février 2022, c’est en fait la phase la plus intense et la plus meurtrière d’une guerre entre deux pays pourtant longtemps « frères » ou plutôt « sœurs » pendant près de 70 ans, deux « républiques socialistes soviétiques » au sein de l’URSS entre 1922 et 1991, qui a démarré depuis 2014.

Combien de morts, de blessés ?

Il est difficile en fait d’avoir les chiffres réels du bilan des victimes, car il y a un véritable black-out organisé par les deux camps à propos de ces chiffres. Il faut savoir que cette guerre se mène aujourd’hui sur un front qui dépasse les 1 200 kilomètres du nord au sud, sur la frontière entre les deux pays. Cette guerre se mène essentiellement de deux manières : soit par des bombardements par l’artillerie ou des drones qui font plutôt des morts civiles sur des zones urbanisées ; soit, pour les opérations militaires qui engagent directement des soldats, plutôt par une guerre qui peut s’apparenter à une guerre de tranchées, sur des lignes de front où les soldats sont enterrés.

Du côté russe, l’estimation est entre 150 000 morts et 500 000 morts ou blessés. C’est un bilan qui est dix fois supérieur déjà aux dix ans de guerre menée par l’URSS en Afghanistan par exemple. En même temps, ce chiffre est considéré comme dérisoire par les dirigeants russes, et notamment Poutine, qui les rapporte au 145 millions d’habitants et au 1,8 million de morts par an en moyenne dans ce pays. C’est-à-dire que pour Poutine et les classes dirigeantes russes, il y a une réserve humaine immense, de la chair à canon à n’en plus finir, l’armée russe recrute parmi la jeunesse et impose le recrutement, l’enrôlement dans la totalité du pays, y compris dans les zones les plus lointaines, parmi les minorités nationales, Caucase, Sibérie, etc. Refuser d’aller faire la guerre : c’est risqué, des dizaines d’années de prison ou la mort, parfois même par les mauvais traitements ou la torture.

On estime à 800 000 à un million le nombre de Russes qui ont émigré depuis le début de l’offensive de 2022. Dont beaucoup de « cerveaux », les plus diplômés…

Du côté ukrainien, on est entre 30 000 et 70 000 soldats morts, peut-être au moins 120 000 blessés et du côté des civils environ 30 000 morts. En deux ans, l’Ukraine est passée de 41 millions d’habitants à moins de 34 millions. Bien sûr il faut compter les probables dizaines, voire une centaine de milliers de morts. Mais surtout, c’est plus de six millions de personnes qui ont quitté l’Ukraine et qui sont donc réfugiées à l’étranger dont 80 % de femmes.

Il faut rajouter à ce bilan déjà terrible, les 13 000 morts de la Guerre du Donbass qui a débuté en 2014 avec l’invasion par la Russie de deux régions de l’est de l’Ukraine (en plus de la Crimée) et que le régime de Poutine a déclarées « républiques autonomes » et entièrement passées sous son contrôle.

Du côté des prisonniers : la Russie parle de 6500 soldats ukrainiens prisonniers, contre 1300 Russes captifs côté ukrainien.

Un désastre sur le plan des destructions, et qui va payer ?

Bâtiments, routes, infrastructures, réseau d’eau potable… 250 000 bâtiments résidentiels auraient été détruits en Ukraine ou endommagés (chiffres du printemps 2024), soit 8,6 % du parc immobilier du pays. Certaines villes de l’est du pays sont détruites à 90 %. La ville de Marioupol, qui comptait plus de 400 000 habitants, a été presque entièrement rasée. On pense aussi à la centrale nucléaire de Zaporijia, au cœur des combats, plusieurs fois bombardée, dont encore pas plus tard que samedi dernier, actuellement contrôlée par les Russes.

Il y a eu une conférence au mois de juin, dite « de reconstruction » de l’Ukraine qui a évalué les besoins de reconstruction à 500 milliards d’euros… Un sacré marché à venir pour les capitalistes ! Pour donner une idée, la France a débloqué « une aide » de seulement « 250 millions » d’euros cette année… Tout cela, évidemment, la population ukrainienne devra donc le payer d’une manière ou d’une autre. Les conditions de vie de la population ukrainienne se sont évidemment effroyablement dégradées.

C’est un pays considérablement endetté : la dette ukrainienne représente 100 % de son PIB. D’ailleurs aujourd’hui les créanciers de l’Ukraine la pressent de commencer à rembourser après un moratoire qui lui avait été accordé de deux ans et qui a pris fin le 1er août. Elle doit rembourser dans les meilleurs délais 20 milliards de dollars, dont 20 % sont détenus par des créanciers privés dont BlackRock (le célèbre fonds de pension américain), mais aussi par Amundi, filiale du Crédit agricole. Depuis 2022, le pays consacre 40 milliards par an pour la guerre (soit 22 % de son PIB), cela a été multiplié par cinq depuis l’invasion russe de 2022. Les organisations monétaires et financières internationales exigent d’ores et déjà la restructuration de la dette… cela veut dire : encore plus d’économies sur le dos de la population.

De fait, et cela commencé bien avant 2022, l’Ukraine est la partie de l’ex-URSS qui a connu la régression sociale la plus importante en une vingtaine d’années.

Car ce pays est, on le rappelle encore une fois, en guerre avec la Russie depuis 2014. Et c’est un pays dont les dépenses liées à l’armement n’ont pas cessé d’augmenter depuis une vingtaine d’années.

Mais une manne pour les marchands d’armes

Pour les pays producteurs d’armes et les marchands de canons, la guerre en Ukraine est une véritable aubaine, depuis 2022, les dépenses liées à l’armementet les budgets militaires ont explosé en Europe et aux USA. Cela s’explique fondamentalement par le caractère dominant de cette guerre : celui des rivalités inter-impérialistes au niveau mondial.

• Cf. le gouvernement polonais par exemple qui se prépare à un conflit de grande échelle, la Pologne va consacrer 5 % de son PIB aux dépenses militaires (entre 2013 et 2022, son budget « défense » a augmenté de 95 % (elle consacre déjà 4 % de son PIB aux dépenses militaires, soit deux fois le seuil préconisé par l’Otan).

• Cf. Macron qui annonce le 13 juillet que le budget de la Défense devra faire l’objet d’un « nécessaire ajustement » en 2025… alors que la loi de programmation militaire de 2024-2030 (qui prévoit de consacrer sur sept ans 413 milliards de dollars à l’armée) est déjà de 40 % supérieure à la précédente.

• Zelensky, le dirigeant ukrainien, est venu pour la quatrième fois en France depuis février 2022 à l’occasion des cérémonies du 6 juin… il est reparti avec 650 millions d’euros sous forme de dons ou de prêts. Et la promesse que la France envoie des formateurs former directement des soldats de l’armée ukrainienne (alors que jusqu’à maintenant, la formation a lieu sur le sol français ou polonais), il y a aussi déjà des partenariats avec des usines ukrainiennes qui fabriquent de l’armement (notamment des obus avec le groupe militaro-industriel français CNDS qui fabrique notamment les chars Leclerc)… obus pour aller dans les fameux canons Caesar.

• Sur le site du ministère des Armées, on peut lire tout tranquillement la liste d’une grande partie du matériel et des équipements militaires qui ont été livrés par la France à l’Ukraine entre février 2022 et le 1er mai 2024 (Au bilan, la France a livré pour une valeur totale de 3,035 milliards d’euros d’équipements militaires à l’Ukraine, auxquels viennent s’ajouter 2,1 milliards d’euros versés à la Facilité européenne pour la paix (FEP), soit un soutien militaire de plus de 5,135 milliards d’euros).

• Aide américaine depuis février 2022 : 175 milliards de dollars (d’après le gouvernement américain). 61 milliards de dollars supplémentaires prévus pour 2024 (pour donner une comparaison : 13 milliards pour Israël, 8 milliards pour la « défense » face à la Chine)… mais si on regarde précisément, l’enveloppe de 61 milliards de dollars n’est pas à 100 % militaire, ni à 100 % directement pour l’Ukraine.

• Plus d’un tiers du montant – 23,2 milliards de dollars – est consacré au réapprovisionnement des systèmes d’armes et de munitions de l’armée américaine. Près de 14 milliards de dollars seulement sont prévus pour permettre à l’Ukraine de se réarmer en achetant des équipements et des munitions à l’industrie de défense américaine, tandis que près de 15 milliards de dollars seront consacrés à des services de soutien tels que la formation militaire et l’échange de renseignements. Ainsi, le programme d’aide concerne aussi au premier chef l’armée américaine et l’industrie de défense du pays. Le chef des Républicains au Sénat, Mitch McConnell, a insisté là-dessus au moment du vote des budgets en avril dernier, affirmant que le programme doit « réaffirmer l’engagement de reconstruire et de moderniser notre armée, de restaurer notre crédibilité et de donner au commandant en chef actuel, ainsi qu’au prochain, davantage d’outils pour garantir nos intérêts ».

• Du côté de l’Union européenne : aide financière de 50 milliards prévus entre 2024 et 2027)… mais remboursables aux deux tiers ! (Notamment en raison du blocage de la Hongrie).

• Les livraisons d’armes à l’Ukraine sont l’objet de débats entre les différents pays impérialistes occidentaux : moins/plus entre l’UE et les USA par exemple (cf. Trump dans un coup de fil à Zelensky le 20 juillet, promet que s’il est réélu il mettra fin à la guerre et assurera « la paix dans le monde »), mais aussi au sein de l’UE/entre UE/Otan : par exemple livrer ou pas des armes qui permettent de frapper la Russie sur son sol (notamment parce que celle-ci bombarde de plus en plus l’Ukraine de son propre sol et non des territoires qu’elle a conquis en Ukraine)… Mais une chose est sûre : si les livraisons d’armes n’ont jamais manqué, sur le plan du rapport de force global entre l’armée ukrainienne et l’armée russe, cela ne paraît absolument pas possible à cette heure de renverser totalement le rapport de force…

• Zelensky manquera toujours d’armes et d’hommes : car les armes livrées par les puissances impérialistes occidentales n’ont pas pour but premier de « libérer le peuple ukrainien » mais de contenir et d’affaiblir sur le long terme la Russie et de nourrir leurs propres dépenses d’armement… c’est la continuité d’une politique d’un impérialisme dominant depuis les années 1990, celui des USA, qui n’a cessé de chercher à agrandir son influence dans la zone de l’ancien glacis soviétique, dans l’Europe de l’Est, avec l’intégration à l’Otandès 1999 de pays comme la Pologne, la Hongrie et la République tchèque, puis des pays baltes. Mais aussi le résultat d’une exacerbation de la lutte pour les marchés au niveau international (exemple : gaz russe versus gaz de schiste américain).

Marie Darouen

 

 


 

 

II) Du côté des classes populaires d’Ukraine

Enlisement du front à l’est

Pour parler de la situation en Ukraine, on peut commencer par dire que l’armée ukrainienne est très en difficulté dans les territoires occupés. Cette guerre reste asymétrique malgré le soutien de l’impérialisme occidental à l’Ukraine. À côté, le régime de Poutine possède une armée bien plus fournie et une réserve d’hommes plus conséquente que l’Ukraine. Face à cette guerre qui dure et qui s’enlise de plus en plus, notamment dans les territoires occupés, le gouvernement de Zelensky a été obligé de prendre plusieurs mesures :

– d’abord des mesures qu’on pourrait qualifier d’« incitatives » : comme des exemptions de taxes, des primes pouvant aller jusqu’à 2 200 euros dans un pays où le salaire moyen est de 350 euros.

– mais depuis avril 2024, le gouvernement de Zelensky a dû aussi prendre des mesures bien plus dures pour pallier le manque de recrues de l’armée. Il a baissé l’âge de la mobilisation de 27 à 25 ans, mais il a aussi durci la répression des soldats qui fuient les combats ou des conscrits qui refusent la mobilisation. On a pu voir tourner des vidéos sur des boucles Telegram, de jeunes qui sont emmenés de force dans des camionnettes et relâchés dans des zones de combat ou de personnes qui quittent illégalement l’Ukraine pour échapper aux combats (en 2023, 20 000 Ukrainiens en âge de combattre auraient tenté de fuir mais ont été arrêtés par les autorités ukrainiennes à la frontière, sans compter ceux qui ont réussi à fuir ou ceux qui sont morts en tentant de fuir). Ces initiatives restent principalement des initiatives individuelles de jeunes qui ne veulent pas aller mourir au front ou revenir blessés alors que les perspectives de victoire sont de plus en plus minces au fur et à mesure que la guerre s’enlise.

Répression politique des militants anti-guerre dans ce contexte d’enlisement de la guerre

– Depuis 2023, on note aussi une criminalisation plus importante des quelques voix militantes qui tentent de se dresser contre la guerre. En témoigne l’assignation à résidence de Yurii Sheliazhenko depuis le 3 août 2023, un juriste qui est aussi secrétaire exécutif du Mouvement pacifiste ukrainien et objecteur de conscience. Il est accusé d’avoir justifié l’invasion russe. Le ministère ukrainien de la justice a demandé à dissoudre le Mouvement pacifiste ukrainien.

– Plus récemment, le 25 avril 2024, Bogdan Syrotiuk a été arrêté dans sa ville natale de Pervomaïsk par le SBU1. Il fait partie de la jeune garde des bolchéviks léninistes (une organisation trotskiste proche du Comité international de la IVe Internationale). Il est accusé d’être un agent russe et risque entre 15 ans de prison et la perpétuité alors qu’il se bat pour l’unité de la classe ouvrière ukrainienne, russe et plus largement de tous les travailleurs de l’ex-Union soviétique.

La plupart des organisations sont donc clandestines et les militants sont bien souvent exilés ou arrêtés au prétexte de faux motifs comme celui d’être un agent russe, d’avoir soutenu le régime de Poutine et l’armée russe ou de trahir la nation.

Les organisations qui regroupent des travailleurs et les classes populaires

Dans la réalité, la plupart des organisations, collectifs ou associations sont accaparés par le soutien aux soldats qui sont au front, notamment parce que l’État ukrainien ne cesse de prouver son insuffisance à subvenir aux besoins des soldats comme à coordonner les différentes initiatives de soutien qui naissent.

À ce titre, je m’appuie sur un ouvrage de Daria Saburova qui vient de sortir, intitulé Travailleuses de la résistance, les classes populaires ukrainiennes face à la guerre en Ukraine. C’est plutôt une enquête sociologique que Daria a menée pendant deux mois dans la ville de Kryvyï Rih (Krivoi Rog), une ville industrielle de l’oblast de Dniepropetrovsk. Elle a mené une série d’entretiens avec des bénévoles d’associations engagées pour le soutien des soldats au front, des mineurs, des syndicalistes à propos de la situation politique depuis 2013 (sous les différents présidents qui se sont succédé), leurs conditions de travail et de vie, etc. Cette étude est extrêmement précieuse parce qu’en réalité nous n’avons quasiment aucun lien avec des militants ou des organisations sur place, ou même simplement avec des travailleurs ou des soldats.

Ce qu’on note c’est que, pour la fabrication de pantalons (parce que l’armée ukrainienne est en pénurie de vêtements), l’acheminement de denrées alimentaires mais aussi l’acheminement des armes ou la fabrication des drones, une bonne partie de l’aide au front n’est assurée que de manière tout à fait bénévole. Beaucoup de collectifs qui existaient déjà ont transformé leur activité : un groupe de cyclistes qui maintenant fabrique des fumigènes ou un groupe de boxeurs qui s’est reconverti dans l’évacuation de civils. Le gros du travail des bénévoles est surtout logistique : acheminer l’aide au front, accueillir les réfugiés, aider des femmes et des enfants à fuir, etc.

En fait les services publics, que ce soit la santé, le logement, l’éducation (qui étaient déjà insuffisants et dysfonctionnels avant février 2022) sont largement assurés depuis par des bénévoles et les travailleurs de ces secteurs – soumis à une très forte pression. De fait, ces services tiennent globalement grâce au travail non payé des uns et des autres (que ce soit dans des associations ou sur les lieux de travail).

– Par exemple, la maternité de Pokrovsk dans la zone libre de Donetsk (ville actuellement directement menacée par l’armée russe et en passe d’être évacuée) est ou était la seule de la région à disposer de couveuses suite aux bombardements (le nombre de couveuses était déjà insuffisant avant la guerre mais l’est davantage dans un contexte de guerre où le nombre d’enfants prématurés a été multiplié par trois2).

– Si on prend l’exemple du logement : entre 2014 et 2022 dans le Donbass, la guerre avait déjà fait près de 2 millions de déplacés. Seules 63 familles sur 1,2 million de déplacés ont pu avoir accès à un logement social et bien souvent les pouvoirs locaux renvoient les réfugiés aux associations de bénévoles. Depuis le début de la guerre dans le Donbass, aucune politique de construction de logements sociaux, de relogement de réfugiés n’a vu le jour et forcément, lorsque la guerre a éclaté en 2022, la demande a été encore plus forte. Cette pression a pesé directement sur les associations de bénévoles.

Et globalement les exemples du logement ou des maternités qu’on vient de voir sont applicables à l’ensemble des secteurs.

En fait, en parallèle de la guerre, le gouvernement de Zelensky continue de mener des politiques austéritaires de casse des services publics dont l’Ukraine avait hérités de la période soviétique. Les économies faites dans ses budgets rendent les services publics dysfonctionnels en temps de paix et carrément insuffisants en période de guerre. La mobilisation des populations se fait surtout dans les sphères du soin : médecine, maternité, accueil des réfugiés mais aussi acheminement de denrées alimentaires, quête de vêtements pour les soldats, etc., là où le besoin est le plus important. Si la mobilisation des bénévoles est bien plus importante depuis février 2022 où l’urgence s’est immédiatement fait sentir, elle pallie surtout les manques de l’État ukrainien qui fait payer aux Ukrainiens et Ukrainiennes du front comme de l’arrière ses propres politiques des vingt dernières années.

La main des États impérialistes sur les politiques austéritaires

Il s’agit pas du tout de dire que la guerre est voulue par Zelensky mais plutôt que la loi martiale permet d’assurer une certaine continuité dans cette politique de privatisation qui avait débuté avant la guerre.

Ces politiques austéritaires sont d’ailleurs vivement encouragées par l’Union européenne quand elles ne sont pas contraintes :

– 2015 : le FMI accorde un prêt de 16 milliards d’euros alors que l’Ukraine connait une crise économique, à la condition que l’État ukrainien cesse la subvention publique pour le gaz aux ménages, acte des suppressions de postes dans l’administration publiqueet reporte l’âge à la retraite.

– 2021 : moratoire sur la vente des terres agricoles entre en vigueur. Le rachat des terres aboutit à une confiscation de terre au profit de grandes entreprises agroalimentaires ukrainiennes et occidentales qui concentrent la majorité des terres agricoles.

– 2024 : le gouvernement de Zelensky adopte une réforme du Code du travail qui prévoit un allongement de la durée de travail pouvant aller jusqu’à 12heures par jour (une baisse générale des salaires donc, dans un pays où le salaire moyen est déjà de 356 euros et où un facteur et une infirmière scolaire gagnent plutôt 171 euros par mois), la possibilité pour un patron de licencier des salariés sans préavis, un départ à la retraite plus tardif, l’interdiction des organisations ouvrières, de manifester, etc.

Ces réformes extrêmement violentes ont commencé bien avant 2024 et visent à « moderniser » l’industrie ukrainienne qui serait totalement inefficace à cause du retard qu’elle aurait pris pendant la période soviétique. En réalité, c’est plutôt une politique de privatisation que mène l’État ukrainien à coup de réformes depuis 2014 et qui permet de combler les insatiables appétits des oligarques ukrainiens et des capitalistes occidentaux. D’ailleurs, même en temps de guerre, les affaires continuent pour les oligarques ukrainiens. Si on note que certaines des fortunes ont été divisées par deux pendant la guerre pour certains d’entre eux, d’autres ont profité de l’abaissement des barrières douanières pour commercer avec l’UE à très bas prix. Par exemple, Yurii Kosyuk, plus connu sous le nom de « roi du poulet » et détenteur de l’entreprise MHP, a pu exporter 700 000 tonnes de poulet en 2022 en enregistrant un chiffre d’affaires d’1,6 milliard de dollars. En 2023, le chiffre d’affaires de son entreprise s’élève à 2,3 milliards de dollars alors que le salaire moyen en Ukraine est de 356 euros. D’ailleurs l’introduction d’une grande quantité de viande ukrainienne à très bas prix a provoqué la colère des organisations agricoles en France, ce à quoi Macron a déclaré de manière assez hypocrite qu’il n’avait « pas envie d’enrichir ce milliardaire car ça n’aide pas les Ukrainiens ».

Tout cela pour dire que Zelensky et son gouvernement sont au service des patrons comme les précédents gouvernements ukrainiens, bien avant de défendre la population ou les travailleurs ukrainiens. L’éclatement de la guerre et son enlisement rend ces insuffisances encore plus criantes. Il échoue même à protéger la population et à coordonner des opérations de fuite de civils. Si on a encore besoin d’un exemple pour s’en convaincre, la récente incursion de l’armée ukrainienne en Russie a été préparée dans le plus grand secret. Des représailles de l’armée russe sur les villes de l’Est de l’Ukraine étaient à prévoir. Or le gouvernement de Zelensky n’a pas ordonné l’évacuation ou la protection de la région autour de la ville de Soumy. Aujourd’hui, on compte environ 20 000 personnes qui ont fui la région par leurs propres moyens, dans le mépris des autorités ukrainiennes.

On sait donc que des organisations, des associationset des collectifs existent et sont en réseaux mais visiblement, elles ne parviennent pas réellement à poser la question en termes politiques. Il existe déjà quelques liens d’entraide entre les collectifs de bénévoles et les milieux syndicaux les plus combatifs3 – bien souvent les bénévoles sont syndiqués et les syndicalistes sont des bénévoles –, mais ces liens ne sont pas encore des liens politiques à proprement parler et ne constituent pas une organisation solide et indépendante de travailleurs.

Il est difficile de présager de ce que ces réseaux pourraient devenir et s’ils pourraient constituer la base d’une organisation indépendante de travailleurs et de travailleuses. En tout cas ce qui est certain, c’est que le gouvernement de Zelensky ne les soutient absolument pas, voire s’occupe de les affaiblir et de les démanteler avant même qu’ils ne puissent déborder ou formuler les enjeux politiques. Le gouvernement ukrainien s’occupe de les court-circuiter dès qu’ils prennent trop d’importance en les intégrant au système étatique ou en leur refusant des subventions, en refusant de leur acheminer du matériel ou en s’accaparant le fruit de leur travail. Les bénévoles pointent aussi la corruption des cadres locaux du parti de Zelensky qui ne redistribuent pas le matériel qui arrive, voire qui le revendent pour leur bénéfice personnel. Beaucoup de bénévoles restent donc dans l’informalité pour éviter les contrôles du fisc, les inspections, les taxes sur les achats et ventes de matériels, par méfiance de l’État ukrainien (car la liste du matériel autorisé et non soumis aux taxes date de 2016 et n’est plus adaptée à la situation actuelle).

Nationalisme et unité nationale ?

Le nationalisme et l’unité nationale derrière Zelensky, vantés au début de la guerre, sont toujours très présents et sont un moteur de la mobilisation, mais les entretiens menés montrent que les classes populaires sont bien plus méfiantes envers Zelensky, Porochenko et les oligarques ukrainiens que ce que Zelensky laisse paraitre. Ce nationalisme et les grandes valeurs de la souveraineté et de la démocratie parlent surtout aux classes moyennes, à la petite bourgeoisie.

En réalité, les entretiens montrent que les travailleurs et les bénévoles de la ville de Kryvyï Rih comme ailleurs dans l’est de l’Ukraine ont plutôt la sensation d’avoir été trahis successivement par les manifestations à Maïdan (qu’ils ne soutenaient pas vraiment pour la plupart d’ailleurs), par Porochenko, cet oligarque du chocolat qui a laissé la Crimée sans broncher et entamé des réformes du travail extrêmement violentes puis par Zelensky qui semble les abandonner dans les bombardements et la misère.

Les liens amicaux et familiaux qui existaient avant la guerre entre les populations russes et ukrainiennes n’ont pas cessé – tant qu’elles rejettent la guerre et la politique de Poutine. Pour autant, il ne faut pas nier non plus le fait que les évènements de la dernière décennie ont contribué à dresser une barrière entre les Ukrainiens et les Russes et que les idées nationalistes progressent rapidement au fur et à mesure que la guerre dure et s’enlise. Ce que montre le livre de Daria Saborova, c’est que la revendication d’une identité ukrainienne n’a pas tout à fait à voir avec celle que promeut Zelensky. Elle est davantage basée sur un anti-poutinisme qui ne fait pas tout à fait confiance à Zelensky ou aux politiciens ukrainiens non plus. L’état de désorganisation de la classe ouvrière et les attaques constantes qu’elle subit, ne la poussent pas non plus à faire confiance en ses capacités à élaborer et proposer sa propre politique indépendante.

Izia Tvarskaia

 

 


 

 

III) Poutine reste un pilier de l’ordre impérialiste mondial

Tout irait pour le mieux, dans la Russie capitaliste ?

C’est Forbes qui le dit. Les grosses fortunes ont battu des records en 2024. Au palmarès, la Russie arrive en cinquième position, après les USA, la Chine, l’Inde et l’Allemagne. Il y a 120 milliardaires russes en 2024 : toujours plus d’année en année, et des fortunes dont le montant a augmenté.4

Les nouveaux venus ne sont pas des magnats du pétrole ou des marchands d’armes, mais des chefs d’entreprise dans l’agroalimentaire, la distribution, l’immobilier ou les transports, ce qui confirme que la croissance est loin de se limiter au seul complexe pétrolier-gazier ou militaro-industriel.

Dans le Monde diplomatique5 de juin dernier un bilan dans le même sens mais plus sérieux est dressé par David Teurtrie, un universitaire géographe6. Malgré les sanctions économiques occidentales contre la Russie, introduites dès l’annexion de la Crimée et la première guerre du Donbass en 2014, et qui se sont renforcées avec l’invasion de l’Ukraine en février 2022, la Russie connaîtrait pour la deuxième année d’affilée une croissance économique supérieure à celle de l’Union européenne et des États-Unis.

– La Russie occupe une place de premier plan dans des secteurs stratégiques (hydrocarbures, métaux non ferreux et céréales). Elle vient par exemple d’augmenter ses exportations de platine vers les États-Unis, pour environ 470 millions de dollars ces six derniers mois7.

– La Russie est aussi parmi les principales puissances spatiales et le premier exportateur de centrales nucléaires. Elle vient d’en vendre une au Burkina Faso.
Il est d’ailleurs beaucoup question ces jours-ci dans les médias des relations entre la Russie et l’Afrique, et les deals que Poutine passe, depuis 2017 avec les dictateurs de Centrafrique, Mali, Burkina, Niger, d’aide militaire contre des richesses minières des pays (aide des mercenaires de Wagner ou troupes régulières auxquelles une partie a été intégrée depuis la mort accidentelle ou assassinat possible de leur chef Prigojine). Il y aurait 5000 soldats russes en Afrique. Tandis que la France a dû retirer ses troupes du Mali et du Niger ; et les USA eux-mêmes retirer les leurs de ce dernier pays.

Les dirigeants russes auraient compensé les sanctions économiques occidentales par une politique de « substitution aux importations », c’est-à-dire d’investissements et production dans des secteurs de biens qui étaient jusque-là importés. Les sanctions financières, de leur côté, ayant fait craindre aux capitaux russes d’être malmenés à l’étranger, la fuite des capitaux aurait été freinée – ce qui aurait favorisé leur réinvestissement dans le pays.

Les sanctions ont aussi été compensées par la recherche de nouveaux marchés. Moscou a acquis une flotte de tankers d’occasion, a réorienté ses exportations vers les Brics+ et s’est entendue avec l’Arabie saoudite pour réduire l’offre sur le marché mondial et ainsi maintenir les prix. Selon l’agence Bloomberg, les revenus pétroliers, en décembre 2023, ont retrouvé leur niveau d’avant-guerre.

Et il y a l’armement. « La Russie produirait actuellement plus d’obus que l’ensemble des pays occidentaux réunis ». La guerre en Ukraine fait grossir le budget militaire et les commandes au complexe militaro-industriel, ce qui aurait un effet d’entraînement sur de nombreux secteurs de l’économie : en particulier, les soldes des centaines de milliers de soldats, qui ont été augmentées, représenteraient le triple d’un salaire moyen, ce qui ruissellerait jusqu’à des régions et territoires reculés et déshérités dont ces soldats sont issus pour la plupart, et cela ferait marcher le commerce.

La situation du monde du travail n’est pourtant pas rose

C’est ce que détaille un membre de gauche révolutionnaire russe, dans un article publié il y a un an environ, intitulé Tout pour le front ! (dont nous avons publié une traduction sur notre site)8. Il s’appuie sur des sources syndicales. Il témoigne de la situation liée au déficit d’environ un million de bras sur le marché du travail (du fait des mobilisations, des morts au combat et des exils). D’où des salaires meilleurs dans des usines liées aux contrats de défense de l’État9. 10

« Mais ceux qui gagnent plus au boulot se tuent plus au boulot ! »

Et des femmes, des ados, des vieux, des prisonniers11 sont mis au travail. Des jeunes de 14 à 18 ans peuvent être affectés à la production de drones kamikazes ou à la confection d’uniformes militaires, de filets de camouflage, de médailles, dans le cadre de l’« éducation patriotique ».

Un travailleur interviewé résume ainsi la situation : « Dans les entreprises de défense, la plupart des gens pensent que tant que l’argent tombe, il n’y a pas lieu de se plaindre. Ceux qui étaient contre la guerre sont partis pour des raisons idéologiques ou par peur. Dans les entreprises non militaires, moins de gens sont partis et le pourcentage de ceux qui sont contre la guerre est plus élevé. Dans l’ensemble, 20 % de gens sont pour la guerre, 15 à 30 % contre, et le reste essaie de rester en dehors de la politique. »

Autocratisme et répression

On peut lire ou entendre, souvent, qu’il y aurait une passivité des Russes face à la guerre… Karine Clément, une sociologue militante, de gauche radicale, qui s’intéresse à la classe ouvrière et aux classes populaires, a vécu 25 ans en Russie et en a été expulsée il y a quelques années, répond12 qu’il faudrait « d’abord nous étonner de l’ampleur de l’opposition exprimée à la guerre, alors que tout devrait inciter les personnes à se taire ». Elle souligne comment Poutine a fait sombrer le pays dans un autoritarisme répressif qui – selon elle – irait à l’encontre de la politisation croissante qu’expérimentait la population russe avant le début de la guerre.

Elle date, comme beaucoup d’autres, le début de ce tournant autoritaire au lendemain des manifestations spectaculaires des années 2011-2012, contre les fraudes électorales (au moment des élections où Medvedev a passé le relais à Poutine [Rappel que Poutine a fait deux premiers mandats, 2000-2004, 2004-2008, puis Medvedev 2008-2012 avec Poutine Premier ministre, puis re-Poutine qui s’est fait voter une réforme de la Constitution en 2020 qui lui assure de rester en place jusqu’à 2036].

Ce tournant autoritaire est renforcé encore au lendemain de Maïdan en 2013-2014, soulèvement populaire qui a chassé du pouvoir Ianoukovitch, le dictateur ami de Poutine. Par-delà les jugements qu’on peut porter sur ce mouvement complexe et controversé (autant que nos Gilets jaunes), il a renforcé la phobie de Poutine pour tout ce qui est liberté d’expression et mobilisation populaire.

À l’été 2018, mobilisation dans le pays contre une brutale réforme des retraites, repoussant l’âge de départ pour les femmes de 55 ans à 63 ans ; pour les hommes de 60 ans à 65 ans. Exactement les mêmes arguties qu’ici sur le vieillissement de la population… Un grand nombre de manifestations, dans tout le pays (qui s’étale sur onze fuseaux horaires), qui n’a pas gagné, mais Poutine a dû un peu reculer et sa cote de popularité en a pris un coup.

Sur le terrain directement politique, contre les inégalités sociales et la corruption des élites, c’est Alexeï Navalny, politicien libéral au passé ultra nationaliste et anti-migrants, qui se fait le champion de nouvelles protestations, entre autres en 2021 quand il décide de revenir d’Allemagne où il s’est fait soigner à la suite d’un empoisonnement dont Poutine était certainement responsable. Ce retour était courageux, d’autant qu’il revenait avec son slogan de dénonciation d’un régime « d’escrocs et de voleurs ». Des manifestations l’accueillent, non négligeables, auxquelles une partie de l’extrême gauche participe…

Navalny est mort le 16 février 2024 de façon plus que suspecte, pour ne pas dire qu’il a été assassiné en colonie pénitentiaire où il en avait pris pour dix-neuf ans. Un autre opposant libéral, ancien Premier ministre à l’époque d’Eltsine, Boris Nemtsov, a lui aussi été assassiné en février 2015 au moment où il préparait un brûlot contre la première guerre dans le Donbass13 – texte qui a été mis en forme par Ilya Iachine et publié depuis chez Actes Sud sous le titre de Rapport Nemtsov).

À souligner l’arrestation et le procès, l’année dernière, de Boris Kagarlitsky – 64 ans, sociologue et militant marxiste, ancien dissident de la période de l’URSS. Une figure de l’opposition de gauche…

Poutine tente de contrôler de plus en plus étroitement le pays, par une législation de plus en plus répressive – et de pure force. (Un régime au service de gros capitalistes – dits oligarques – où l’État a sa place mais où dominent les intérêts privés).

En 2012, une loi est votée qui oblige les ONG qui reçoivent un financement étranger à s’enregistrer en tant qu’« agents de l’étranger » (formule volontairement insultante).

En mai 2015, une autre loi donne aux autorités la possibilité « d’interdire des organisations étrangères (ONG) considérées comme « indésirables » par l’État, et d’infliger à leurs membres jusqu’à six ans de prison. Les cibles de ces nouvelles lois sont en réalité les militants et organisations russes, coupées de leurs partenaires internationaux…

En décembre 2021, c’est la dissolution de l’association Mémorial, l’ONG russe la plus ancienne et connue pour ses travaux de recherche sur les répressions de l’époque soviétique.

Puis viennent les attaques lourdes contre les homosexuels, transgenres…

Depuis 2013, une loi en Russie interdit la « propagande » en faveur de « relations sexuelles non traditionnelles » à l’adresse des mineurs.

Fin 2022, c’est l’interdiction de toute forme de « propagande » LGBTQ+ dans les médias, sur Internet, dans les livres et dans les films.

En novembre 2023, le « mouvement international LGBT » est banni par la Cour suprême russe, même si aucune organisation portant ce nom n’existe en Russie. Cette formulation, bien que floue, ouvre la voie à de lourdes peines de prison.

Le 22 mars 2024, le « mouvement international LGBT » est placé sur sa liste des « terroristes et extrémistes ». Poutine venait d’être reconduit comme président pour six ans. Il défend les valeurs russes de la famille et de la religion face à un Occident décrit comme « décadent » voire « satanique ».

Rappelons enfin un train de lois répressives qui autorisent le pouvoir à incarcérer jusqu’à 15 ans pour « discrédit des agissements de l’armée russe ». Parmi les opposants prisonniers que Poutine a échangés il y a quelques semaines avec l’Occident, il y a une dizaine d’opposants connus à la guerre, dont une femme qui substituait des papillons contre la guerre qu’elle confectionnait à des étiquettes de supermarchés.

On en est à un régime quasi totalitaire. Poutine ne fait pas seulement la guerre à l’Ukraine mais « il massacre aussi la société russe », pour reprendre l’expression de Karine Clément.

Règnent ainsi la peur, la délation, l’angoisse d’être privé d’emploi et de moyens de survie, et bien sûr d’être incarcéré… C’est un tournant par rapport aux années de relative démocratisation post soviétiques qui, malgré la misère engendrée par le retour sauvage au capitalisme, avaient tranché sur l’époque des répressions staliniennes.

Mais l’opposition à la guerre n’est pas totalement étouffée… des piquets individuels sauvages, des graffitis, des pétitions, des réseaux d’entraide en défense des prisonniers, des réseaux féministes pacifistes… Et il ne faut pas oublier les 800 000 personnes qui se sont exilées. Certes pas toutes et tous par opposition politique à Poutine, mais pour beaucoup, oui.

Dans les buts de guerre de Poutine, on ne peut pas négliger ce rôle de gendarme contre les classes populaires d’Ukraine mais contre celles de Russie aussi et toute une partie de l’ancienne URSS, qui se sont passé un genre de relais dans les mobilisations. Manifestations contre Poutine en 2011-2012, puis contre Ianoukovitch en Ukraine en 2014, puis contre Loukachenko en Biélorussie en 2020 avant d’arriver au Kazakhstan en 2021. Sans parler des situations chaudes en Arménie et Géorgie, dans le Caucase Sud qui n’est pas la fédération de Russie mais que Poutine surveille comme le lait sur le feu. Des mobilisations secouent la Géorgie depuis deux ans, contre un parlement de plus en plus sous pression russe.

Car ces mobilisations contagieuses sont le cauchemar de Poutine.

Mais pas de lui seul. Si les impérialistes occidentaux le ménagent à leur façon, et n’ont pas protesté contre ses interventions répressives contre les peuples (mise à part évidemment la guerre en Ukraine), c’est qu’il est aussi gendarme de l’ordre social impérialiste dans la région (même si l’impérialisme russe n’a pas la même histoire ni la même portée que les vieux impérialismes occidentaux). Poutine a d’ailleurs fait aussi le gendarme sanglant en Syrie, en 2015. Il continue en Afrique. Et il avait inauguré son règne par une deuxième guerre coloniale sanglante en Tchétchénie.

L’extrême gauche ou gauche radicale en Russie

Elle est faible mais pas inexistante. Réapparue à la chute de l’URSS… Tous les courants trotskistes ont à juste titre essayé de nouer des liens. Des groupes sont nés, ont fusionné, scissionné… Des courants anarchistes existent aussi… On en a une connaissance bien limitée. Ils sont dans des conditions de militantisme extrêmement difficile, souvent en exil.

Est-ce que nous sommes des illuminés ou de doux rêveurs à penser que la seule issue favorable aux classes populaires d’Ukraine et de Russie ne peut venir que de leur propre mobilisation ? De doux rêveurs à nous demander comment intervenir pour y aider ?

La réponse est non, bien sûr.

Il est nécessaire pour des internationalistes de réfléchir aux conditions politiques qui sont faites aux prolétaires d’Ukraine et de Russie (certes différentes !), et aux politiques de classe qui pourraient inverser le cours de cette guerre. Même si nous sommes un petit groupe aux moyens de compréhension et d’intervention très limités.

Michelle Verdier

 

 


 

 

Tribune de Gérard Delteil

Guerre d’Ukraine : notre solidarité doit aller à tous ceux qui refusent la guerre, en Ukraine comme en Russie

L’armée ukrainienne vient donc d’envahir une portion du territoire russe. Si, au-delà de la propagande, on ignore le déroulement de l’opération, celle-ci apparaît avant tout comme un coup de poker propagandiste destiné à enrayer la démoralisation et convaincre les sponsors de Zelensky que leurs armes sont bien employées et qu’il est encore possible de porter des coups à la Russie. Zelensky s’est d’ailleurs publiquement réjoui que la population russe paie elle aussi le prix de la guerre. Il est peu probable que l’occupation de 1300 km2 sur 17 millions de km2 que compte la Russie représente une véritable monnaie d’échange susceptible de faire fléchir Poutine. À supposer que l’armée ukrainienne puisse s’y maintenir. Cette offensive n’a d’ailleurs pas mis fin à celle de l’armée russe dans le Donbass. Mais, quoi qu’il advienne de cette opération, elle représente une étape supplémentaire de l’escalade. Bien sûr, les protestations de Poutine, qui voudrait que le territoire russe soit sanctuarisé, sont bien hypocrites. Dans une guerre, tous les coups sont permis et peu importe de quel côté des frontières se déroulent les combats. Les seules limites que se fixent les belligérants sont dictées par des calculs cyniques, et non par des considérations de principe, de droit international et encore moins de morale humaniste. Cette escalade a été marquée par l’abandon successif des limites que s’étaient officiellement fixées les États de l’Otan, avec la livraison d’armes de plus en plus puissantes et performantes, puis l’autorisation de les utiliser contre des objectifs situés en territoire russe. Comme si, rassurés de constater que Poutine n’appuyait pas sur le bouton nucléaire, ils s’engageaient toujours davantage dans ce conflit. Difficile d’imaginer que l’offensive en direction de Koursk ait pu être préparée et exécutée sans leur accord et leur assistance multiforme. Même s’il ne s’agit que d’un ultime coup d’éclat destiné à préparer des négociations dans des conditions plus avantageuses, cette opération inflige de terribles souffrances, non seulement aux combattants, mais aux populations civiles contraintes à l’évacuation par dizaines, centaines de milliers des deux côtés de la frontière. Celles-ci vont retrouver leurs lieux de vie dévastés à leur retour… si elles reviennent. Ces souffrances réjouissent les nationalistes ukrainiens et les bellicistes occidentaux. Elles vont contribuer à creuser un fossé de haine. D’autant qu’il n’y a pas de raison que les soudards ukrainiens se comportent mieux que leurs homologues russes. Le succès, du moins initial, de cette offensive peut certes discréditer Poutine, incapable de protéger ses frontières, mais peut aussi, grâce à une propagande habile, favoriser l’union nationale autour du dictateur pour défendre « la patrie en danger ». Elle risque de faciliter l’instauration de mesures de coercition supplémentaires et l’extension d’une mobilisation jusqu’alors impopulaire. Les travailleurs russes et ukrainiens auraient pourtant toutes les raisons de fraterniser contre ceux qui envoient leurs enfants à la boucherie et détruisent leurs villes. Jusqu’alors, l’hostilité à la guerre s’est surtout traduite, côté ukrainien, par une émigration de masse et toutes sortes de combines individuelles pour ne pas être envoyé dans les tranchées. Mais la lassitude et l’hostilité n’ont cessé de monter comme le reconnaissent les observateurs les plus favorables à Zelensky. Il est douteux qu’une opération spectaculaire mais sans portée stratégique puisse suffire à l’endiguer. Côté russe, l’opposition à la boucherie s’est essentiellement traduite par des manifestations de mères et femmes de soldats allant de revendications modestes au pacifisme, et par des actions individuelles impitoyablement réprimées. C’est néanmoins sur cette lassitude et ces actes de résistance à la guerre que devraient s’appuyer des révolutionnaires, en Russie comme en Ukraine. Dans cette guerre entre l’impérialisme occidental et l’impérialisme russe par Ukrainiens interposés, il n’y a pas de bon camp à défendre pour les internationalistes que nous sommes. La victoire de l’un ou l’autre camp, à supposer qu’elle soit possible, que le conflit ne s’éternise pas ou ne soit pas gelé à la manière de la situation qui a succédé à la guerre de Corée, ne serait pas plus favorable aux travailleurs de l’État victorieux qu’à ceux de l’État vaincu. Dans tous les cas de figure, le partage se ferait dans le dos et sur le dos des travailleurs qui seraient appelés à retrousser les manches et à supporter de nouvelles privations pour payer les frais de la guerre. La seule issue favorable serait l’extension de la révolte contre la guerre pour aboutir à une fraternisation contre les capitalistes ukrainiens et russes et leurs généraux, avec le soutien des travailleurs des autres pays. Car la guerre d’Ukraine est tout sauf une guerre locale. Elle s’inscrit dans le cadre de l’exacerbation des rivalités impérialistes et d’une crise rampante du capitalisme. S’il existait, en Russie comme en Ukraine, des organisations marxistes révolutionnaires, même très minoritaires, c’est cet objectif de classe, internationaliste qu’elles devraient se fixer. Avec bien sûr des modalités d’intervention qui dépendent des situations concrètes, difficiles, dans lesquelles elles se trouvent, et que nous ne pouvons pas avoir la prétention de déterminer à distance. Dans les États occidentaux engagés dans le conflit, malgré les limites de nos possibilités, une politique internationaliste consiste avant tout à dénoncer et combattre l’intervention de notre propre impérialisme et à apporter notre solidarité à ceux qui refusent la guerre. Aucune concession, aucune ambiguïté face aux bellicistes ! Pas une arme, pas un euro pour leur guerre !


Gérard Delteil. 20 août 2024

 

 


 

 

1  Services secrets de l’Ukraine, en charge de la sûreté de l’État.

2  https://www.lemonde.fr/international/article/2024/08/20/dans-le-donbass-les-derniers-jours-de-la-maternite-de-pokrovsk-en-zone-libre_6287201_3210.html

3  En Ukraine, jusqu’à 5 millions de travailleurs seraient rassemblés dans des syndicats hérités du passé, à l’adhésion obligatoire mais très formelle. Il faut noter aussi la méfiance des travailleurs envers ces syndicats qui ont parfois localement cassé des grèves ou été corrompus par le patron. L’émergence d’un syndicalisme un peu plus lutte de classe à la fin des années 1990 a redonné un peu de souffle au syndicalisme, mais dont l’essor a été bien entamé par les politiques de Zelensky pendant la guerre.

4  They are worth $537 billion in all, a $217 billion increase from 2022, when Russia invaded Ukraine, triggering sanctions from the U.S., U.K. and the European Union, among others. https://www.forbes.com/sites/devinseanmartin/2024/04/02/the-countries-with-the-most-billionaires-2024/https://www.forbes.com/billionaires/

5  https://www.monde-diplomatique.fr/2024/06/TEURTRIE/67080

6  Il a écrit en 2021 un ouvrage intitulé Russie, retour de la puissance.

7  Selon Vedomosti (Les Nouvelles), un quotidien économique russe fondé en 1999 avec aide du Financial Times, dont des intérêts occidentaux ont dû se retirer, mais qui réussit à maintenir une ligne éditoriale indépendante du pouvoir politique.

8  Publié sur le site Opendemocracy.

9  À Omsk par exemple (au-delà de l’Oural), le salaire atteint une moyenne de 50 000 roubles (500 euros) pour les travaux qualifiés, soit davantage que la moyenne de 30 000 roubles (300 euros) de la région. Parfois 1000 euros, pour les très qualifiés.

10  Chez Aviastar, qui produit des avions militaires, c’est la journée de travail de douze heures et une semaine de six jours. Un décret gouvernemental de 2022 permet aux patrons du secteur de la défense d’imposer des heures supplémentaires.

11  Ces « cols rayés », les prisonniers ou travailleurs forcés, sont embauchés chez Uralvagonzavod, où ils participent à la production de chars d’assaut, chez AvtoVAZ aussi. Et l’État conserve jusqu’à 75 % de leur salaire. De l’esclavage. Des prisonniers sont aussi mobilisés pour remplacer des migrants sur les chantiers de construction.

12  Dans le chapitre d’un ouvrage collectif publié par les Éditions La Dispute à l’été 2022.

13  « Le rapport Nemtsov », a été publié par Actes Sud il y a deux ou trois ans. Il s’agit de la mise en forme du travail de recherche de Nemtsov par un autre opposant, Ilya Yachine, lui aussi de la mouvance libérale de Navalny. Mais il faut dire lui aussi courageux… lui aussi mis en prison par Poutine et libéré tout récemment et expulsé du pays à l’occasion de l’échange spectaculaire de prisonniers du début août 2024.