En mars 1979, en Iran, quelques semaines à peine après l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeini, reprenant en main le pays où la dictature du Shah avait été renversée par une révolution et établissant sa république islamique, des manifestations féministes et de partis de gauche étaient attaquées par des religieux et des franges de la jeunesse fidèle à la ligne du nouveau chef de l’État au cri de : « Il n’y a qu’un parti, le parti de Dieu. » Ces militants furent rapidement surnommés hezbollahi, de l’arabe « parti de Dieu » (ḥizbuAllāh) (bien que l’arabe ne soit pas la langue officielle de l’Iran).
Le mouvement islamiste qui a pris le pouvoir en Iran (après un retournement en sa faveur de l’armée du régime déchu du Shah), n’est certes pas le premier des mouvements politico-religieux au Moyen-Orient : la monarchie saoudienne s’appuie depuis sa naissance sur le clergé wahhabite, le mouvement des Frères musulmans égyptiens est né en 1925 et s’est diffusé dans une grande partie du monde arabe bien avant les années 1970. Mais la famille royale saoudienne reste distincte du clergé. Quant aux Frères musulmans, ils se sont contentés d’incarner un contre-pouvoir afin de limiter les dérives « anti-islamiques » de la société, d’y avoir leur place par le biais de leurs mosquées, de leurs œuvres sociales (et des banques islamiques), sans avoir les moyens de prétendre au pouvoir dans cette Égypte où une révolution nationaliste dirigée par Nasser avait renversé en 1952 la monarchie liée à l’impérialisme britannique. Les Frères musulmans n’y ont eu le pouvoir que momentanément (à peine plus d’un an) quand l’armée le leur a concédé pour mieux juguler la révolte sociale du printemps 2011.
La révolution iranienne, reprise en main par des religieux de la branche chiite de l’islam, a donc marqué un tournant pour la région dans la mesure où, pour la première fois, le clergé a lui-même pris et exercé le pouvoir, en chevauchant une révolution populaire. Cet événement n’est pas sans liens avec l’émergence de courants politiques se réclamant de la religion musulmane dans des pays voisins, notamment le Hezbollah libanais.
1982-1985 : une naissance en pleine guerre civile et d’influence
Dans le contexte de la guerre civile de 1975 à 1990 (voir l’article « Guerre au Liban : une nouvelle étape dans la politique expansionniste de l’État d’Israël »), et au nom de l’exportation de la « révolution islamique », les gardiens de la révolution iraniens, les Pasdaran, s’implantèrent au Liban dès leurs débuts. Ils y étaient liés au parti chiite Amal. Lorsque, à la suite de l’invasion israélienne du Liban en 1982, le dirigeant d’Amal, Nabih Berri, accepta de participer au Comité de salut national chargé de négocier avec les États-Unis et l’État hébreu, le numéro deux du parti, Hussein Al-Moussaoui, prit la tête d’une scission : Amal islamique. Il prêta alors ouvertement allégeance à l’ayatollah Khomeini.
L’année suivante, en avril 1983, un attentat-suicide contre l’ambassade des États-Unis à Beyrouth fit 63 morts et fut revendiqué par une organisation libanaise nouvelle, le Hezbollah. Quelques mois plus tard, le 23 octobre, deux attentats dans la capitale libanaise tuèrent 239 soldats américains et 58 soldats français. Ils furent revendiqués par l’Organisation du jihad islamique (OJI), un groupe chiite fondé par Imad Mougniyah, ancien membre de l’OLP, lié depuis aux Pasdaran.
D’autres attaques furent prêtées au Hezbollah, à l’OJI et aux Pasdaran, sans qu’il soit évident de distinguer ces entités, liées dans la guerre civile aux intérêts de la Syrie.
L’officialisation du Hezbollah comme organisation politique et armée liée à l’Iran intervint le 16 février 1985, avec la publication de son manifeste, une « Lettre ouverte aux opprimés dans le monde ». Reprenant le concept fondé par l’ayatollah Khomeini de « gouvernement du docte » ou de « tutelle des théologiens » (en arabe : Velayat-e faqih), le Hezbollah se plaçait ainsi sous l’autorité du guide suprême de la révolution islamique, avec pour programme l’établissement au Liban d’un régime identique à celui de la république islamique d’Iran.
C’est donc bien sous le parrainage de Téhéran, mais avec des forces libanaises déjà présentes et implantées, et en lien avec le régime syrien, qu’est né le Hezbollah.
Un mouvement avant tout nationaliste
Il serait totalement faux de réduire le Hezbollah au statut de bras armé de l’Iran. Il n’en reste pas moins vrai qu’il a, dans son histoire, mené des opérations au nom de son « parrain ». Ainsi, entre le 7 décembre 1985 et le 17 septembre 1986, il réalisa quatorze attentats à Paris, faisant quatorze morts et plus de trois cents blessés, pour le compte de l’Iran qui, en pleine guerre avec l’Irak, voulait faire cesser les ventes d’armes de la France à Saddam Hussein.
Le Hezbollah a également su se mettre au service de son autre « parrain », la Syrie. En février 2005, le mouvement chiite assassina très probablement l’ancien Premier ministre, homme d’affaires multimilliardaire et ami de Chirac, Rafiq Hariri, car celui-ci représentait l’opposition à l’influence du régime de Bachar el-Assad, alors que 15 000 soldats syriens étaient encore présents au Liban. Surtout, après les soulèvements de 2011 en Syrie, le Hezbollah participa à l’écrasement de la révolte de la population contre le régime de Bachar el-Assad aux côtés des forces de ce dernier, aussi soutenu par l’Iran.
Enfin, au Liban même, il eut pour premier rôle d’éliminer ou de marginaliser les forces palestiniennes se réclamant du socialisme, sous l’œil bienveillant des puissances impérialistes (cependant qu’il menait contre elles des attaques meurtrières) et de l’État sioniste (dont il revendiquait pourtant la destruction).
Du reste, l’émergence de mouvements religieux capables de se proclamer à la tête de la lutte anti-impérialiste et de prétendre au pouvoir, s’explique en grande partie par l’échec du mouvement ouvrier stalinien ou social-démocrate, incapable de prendre son indépendance vis-à-vis des bourgeoisies dites « progressistes », et par celui des mouvements nationalistes se disant « progressistes », justement menés par ces bourgeoisies, de fait incapables de mettre fin à l’oppression et à l’exploitation.
Le Hezbollah s’est ainsi adressé à une communauté largement marginalisée au Liban, dans la population de religion chiite, en lui proposant des œuvres sociales, en offrant des services éducatifs, médicaux et d’assistance aux plus démunis, tout en menant une guérilla efficace contre les forces israéliennes, jusqu’à leur retrait en 2000. Ce n’est pas pour ses références au Velayat-e faqih (qu’il a d’ailleurs abandonnées dans sa nouvelle charte, en 2009) que le Hezbollah a su s’implanter dans le sud du pays, mais pour son discours anti-impérialiste et antisioniste et, surtout, pour ses actions. C’est ainsi qu’en 1992, lors de sa première participation aux élections législatives, la coalition du « Bloc de la fidélité à la résistance » avec Amal (ainsi que des chrétiens et des sunnites, comme l’impose la loi électorale libanaise) obtint douze sièges.
Le Hezbollah connut surtout son heure de gloire à l’été 2006, dans un affrontement de trente-quatre jours avec l’armée israélienne. Utilisant des tactiques de guérilla, des tunnels et des roquettes pour frapper une armée largement supérieure, il obtint un cessez-le-feu négocié par l’ONU, vécu au Liban, en Palestine et dans le monde entier comme une humiliation pour l’État d’Israël. Un État dont le Hezbollah a ainsi pu affirmer qu’il l’avait fait reculer par deux fois entre 2000 et 2006, ce dont aucun régime arabe n’a pu se vanter depuis 1948.
Un parti de maintien de l’ordre
Depuis avril 2005, le Hezbollah a toujours occupé au moins un ministère dans chaque gouvernement libanais1.
Ce fut aussi le cas en 2009, dans le gouvernement dirigé par Saad Hariri, le fils de Rafiq Hariri, à la tête d’une coalition pro-Occidentale. La coalition menée par le Hezbollah, Amal et le Courant patriotique libre (CPL) du général maronite Michel Aoun, dite coalition du 8 mars, en référence à la manifestation du 8 mars 2005, peu après l’assassinat d’Hariri, en soutien à la présence de l’armée syrienne, avait remporté les élections législatives en nombre de votes, mais pas en nombre d’élus en raison du suffrage confessionnel.
Derrière les alliances, revirements et tractations politiciennes se jouait, et se joue jusqu’à présent, un compromis entre deux franges de la bourgeoisie libanaise, l’une préférant regarder du côté de Paris et Washington, l’autre de Damas et Téhéran, afin avant tout de défendre ses intérêts de classe dominante nationale. L’actuel chef du gouvernement, Najib Mikati, au pouvoir depuis 2021, et qui avait déjà succédé à Saad Hariri en 2011, se distingue certes par son orientation pro-syrienne. Mais les deux politiciens ont pour point commun d’être avant tout des milliardaires.
Entre 2019 et 2021, un vaste mouvement populaire a secoué le Liban contre le coût de la vie, notamment après l’annonce de nouvelles taxes sur l’essence, le tabac et les appels par WhatsApp, contre la corruption et contre le confessionnalisme dans la société libanaise. Ces manifestations ont, à plusieurs reprises, pris pour cibles des bureaux et résidences de responsables du Hezbollah, tout aussi corrompus et impopulaires que leurs semblables des grandes bourgeoisies chrétiennes ou sunnites du pays.
Le Hezbollah a bien montré à quelle classe il était fidèle en organisant des contre-manifestations et même des affrontements violents contre le mouvement.
Son dirigeant, Hassan Nasrallah, qui vient d’être tué, s’était même opposé à la démission du gouvernement, y compris après les explosions du port de Beyrouth, le 4 août 2020, qui ont tué plus de deux cents personnes et laissé des milliers de sans-abris, montrant une nouvelle fois la négligence et la corruption qui ont permis le stockage de tonnes de nitrate d’ammonium dans le port.
Il est difficile de dire, dans la situation actuelle, comment le Hezbollah saura surmonter l’attaque sans précédent lancée par l’État d’Israël, des explosions de bipeurs à l’assassinat de Nasrallah. Difficile de dire si cette offensive aura pour effet de l’affaiblir durablement ou de ressouder autour de lui une partie de la population, notamment chiite.
« Terroriste » pour les États-Unis et l’Union européenne, mais aussi « parti respectable au Liban », selon Macron en 2020 : que le Hezbollah, comme d’autres mouvements nationalistes réactionnaires, puisse être devenu une force majeure de la résistance aux attaques israéliennes et à la domination occidentale est le résultat de l’échec du mouvement ouvrier et de sa répression, laissant la place vacante dans ces combats à ce type de mouvement au nom du nationalisme et de la religion.
Bien évidemment, son élimination par l’État colonial israélien ou une quelconque puissance impérialiste, si tant est qu’elle est envisageable, n’aiderait en aucun cas les masses exploitées et opprimées à prendre en main leurs affaires et à trouver le chemin de leur émancipation.
Jean-Baptiste Pelé
1 En avril 2005 : Trad Hamadeh, ministre de l’Agriculture et du Travail dans le gouvernement Najib Mikati.
En juillet 2005 : Trad Hamadeh ministre du Travail et Muhammad Fneish, ministre de l’Énergie et de l’Eau dans le gouvernement Fouad Siniora.
En novembre 2009 : Hussein Hajj Hassan ministre de l’Agriculture et Muhammad Fneish ministre de la Réforme administrative dans le gouvernement Saad Hariri.
En juin 2011 : Hussein Hajj Hassan ministre de l’Agriculture et Mohammad Fneish ministre d’État dans le gouvernement Najib Mikati II.
En février 2014 : Hussein Hajj Hassan ministre de l’Industrie et Muhammad Fneish ministre des Affaires parlementaires dans le gouvernement Tammam Salam.
En décembre 2016 : Hussein Hajj Hassan ministre de l’Industrie et Muhammad Fneish ministre de la Jeunesse et des Sports dans le gouvernement Saad Hariri II.
En janvier 2019 : Mahmoud Kmati ministre des Affaires parlementaires et Jamil Jabak ministre de la Santé dans le gouvernement Saad Hariri III.
En janvier 2020 : Imad Hoballah ministre de l’Industrie et Hamad Hasan ministre de la Santé dans le gouvernement Hassan Diab.
Depuis septembre 2021 : Ali Hamiyeh ministre des Travaux publics et Mustafa Bairam ministre du Travail dans le gouvernement Najib Mikati III.
Sommaire du dossier
- Jusqu’où l’extrême droite au pouvoir en Israël cherche-t-elle à étendre la guerre ?
- Un an de massacres contre le peuple palestinien : l’État d’Israël, un État colonial, terroriste et génocidaire
- Guerre au Liban : une nouvelle étape dans la politique expansionniste de l’État d’Israël
- Entre embarras et soutien malgré tout, l’Occident complice des crimes de l’armée et de l’État d’Israël
- Qu’est-ce que le Hezbollah ?
- Face aux offensives d’Israël, les dirigeants iraniens dans une dangereuse position d’équilibristes
- En Israël, la fuite en avant guerrière et sioniste… jusqu’où ?
- Manifester pour la Palestine : acte symbolique ou élément important dans le rapport de force ?