Dans la foulée des annonces de suppressions de postes chez Volkswagen, les « experts économiques » et les médias allemands se sont empressés de peindre un tableau bien sombre de l’économie allemande, au bord de l’effondrement. Effet d’annonce ou premiers signes d’une crise économique profonde outre-Rhin ? En tout cas, le patronat allemand prépare des attaques d’ampleur.
Derrière les annonces choc de l’automobile, une économie en ralentissement ?
La crise de l’industrie automobile apparaît comme symptomatique d’une « crise industrielle » plus large en Allemagne, un des rares pays impérialistes à avoir maintenu une part importante d’industrie dans son économie nationale. La production industrielle est au plus bas depuis mars 20061, avec des reculs mensuels réguliers dans quasiment toutes les branches cette année.
Les médias et le patronat rivalisent pour en donner des causes : l’inflation, l’augmentation du prix de l’énergie par la guerre en Ukraine et la sortie du nucléaire, le manque de travailleurs qualifiés, le recul du marché chinois, la concurrence étrangère et le manque d’investissements. Des facteurs touchant particulièrement l’industrie, mais qui méritent d’être regardés de plus près.
La guerre en Ukraine, par exemple, a touché une partie de l’industrie allemande qui avait des liens privilégiés avec la Russie. Mais elle a aussi profité aux relations déjà bien développées avec des pays d’Europe de l’Est se détournant du voisin russe : le Ostausschuss – « Conseil de l’est » dédié aux investissements de l’impérialisme allemand en Europe de l’Est – relevait en début 2022 une augmentation importante des échanges (déjà non négligeables), allant jusqu’à 25 % pour la République tchèque. Une option parfaite pour l’industrie – notamment automobile – allemande, conciliant avantages et inconvénients des « délocalisations » : une main-d’œuvre peu chère mais qualifiée, un code du travail peu regardant, mais – contrairement à des pays plus lointains – une infrastructure assez développée, proche de l’Allemagne, et une libre circulation des marchandises et des capitaux. Car la crispation de la situation internationale a eu bien des effets néfastes sur l’industrie allemande : par ricochet, mais aussi de manière ciblée, les mesures protectionnistes des États-Unis contre les concurrents chinois, mais aussi allemands, ont logiquement heurté une économie orientée en grande partie vers l’exportation, dont l’un des premiers partenaires commerciaux est la Chine. Et dans certains cas, le retrait forcé, souvent à reculons, du marché et des sites de production russes a eu des effets directs : une partie des sites Mercedes et Volkswagen en Russie, cédés à prix symbolique, sont aujourd’hui utilisés par le constructeur chinois Chery, bien content de reprendre des usines pleinement fonctionnelles et de combler le vide sur le marché russe.
Quoi qu’il en soit, l’économie semble bel et bien en perte de vitesse. Les pronostics de croissance globale ont été revus à la baisse. Déjà en 2023, le PIB avait baissé de 0,3 %, et le PIB réel n’a augmenté que de 1 % depuis 2019. Depuis l’été 2022, les chiffres du chômage augmentent, lentement mais de manière constante : environ 19 000 chômeurs de plus par mois en moyenne d’après la Bundesagentur für Arbeit, l’équivalent de France Travail. D’environ 2,3 millions de chômeurs et un taux de chômage de 5 % à la moitié de 2022, l’Allemagne est passée à 2,8 millions et un taux d’environ 6 %. Les indices de consommation sont en baisse : une partie croissante des « consommateurs » disent restreindre leurs achats par crainte d’insécurité de l’emploi.
La bourgeoisie à l’offensive
Pour le patronat allemand pourtant, l’heure n’est pas aux ceintures serrées, les deux dernières années, et les prévisions pour 2024 marquent des records en faveur des actionnaires du « DAX », l’équivalent du CAC40 français, avec plus de 50 milliards d’euros de dividendes. Les derniers bénéfices annoncés pour l’année marquent un nouveau record : 112 milliards d’euros, 10 % de plus que l’année dernière… mais légèrement en deçà de l’objectif de 128 milliards, en grande partie à cause du ralentissement du secteur automobile. Et le patronat allemand est à l’offensive. En pleine inflation, les salaires n’ont augmenté en moyenne que de 0,3 % depuis 2019 ; dans l’industrie, la part des salaires dans le chiffre d’affaires n’a jamais été aussi basse depuis vingt ans. C’est le résultat, entre autres, de « rounds zéro » négociés dans certaines grandes branches avec les syndicats, dont IG Metall, à grands coups de chantage à l’emploi. Face à des annonces de possible augmentation des cotisations patronales – liées en grande partie au vieillissement du pays – patronat et gouvernement ont annoncé de « grandes réformes » visant la sécurité sociale et les allocations. Le ministre social-démocrate de la santé ébauche une réforme de l’hôpital et de « l’assurance dépendance ». Il s’agirait, selon le président du principal syndicat patronal, d’« amélioration des conditions d’implantation » en Allemagne. À traduire par : réduction des coûts et économies dans les services publics. Cette offensive s’accompagne d’une campagne contre les « assistés », dont les bénéficiaires du Bürgergeld, le RSA allemand, de la part des milieux politiques et médiatiques à leurs ordres, aux slogans nauséabonds : « Notre pays au travail », « Ma génération doit mettre la main à la pâte »…
Et Volkswagen donne le ton. Les accords collectifs du groupe Volkswagen servent de ballon d’essai pour les négociations de branche à venir, donc pour la politique patronale et économique du pays, et, par extension, pour une partie des réformes patronales à l’échelle européenne. Cela a été le cas dans les années 1990, par l’annonce de la « modération salariale » en contrepartie d’engagements sur l’emploi. Puis, dans les années 2000, pour préparer le rouleau compresseur de l’Agenda 20102. Aujourd’hui, le bond en avant de la direction de Volkswagen sonne comme le signal d’une attaque générale contre la classe ouvrière allemande.
Il est bien possible par ailleurs que les annonces « choc » du patronat visent à donner du grain à moudre aux syndicats : annoncer le pire pour pouvoir reculer à la marge et permettre aux directions syndicales de sauver la face. Le patronat industriel rêve d’une flexibilisation à outrance, sur le modèle autrichien : un maximum hebdomadaire de 60 heures, modifiable à volonté, selon les carnets de commandes et les saisons. Et certains secteurs ont pris les devants : ces dernières années, dans le transport ferroviaire et la sidérurgie, les syndicats ont présenté comme une victoire l’obtention de la semaine respectivement de 35 et de 32 heures. Victoire ? À voir, car elle cache un rêve patronal : dans la sidérurgie, il est maintenant possible de mettre les ouvriers au chômage partiel jusqu’à trois jours par semaine, sans paie, si les commandes sont basses, ou de rajouter trois heures de travail hebdomadaires quand prétendu besoin il y a.
Et les patrons pleurnichent aussi pour des subventions, dans la droite ligne du rapport du groupe européen de lobbying des constructeurs automobiles, ACEA, qui revendique un ajustement et un recul des nouvelles normes anti-pollution Euro 7. L’application de ces normes équivaudrait, selon ce groupe de lobby patronal, à la fermeture de huit grosses usines et à la perte de millions d’emplois au niveau continental. Le chantage à l’emploi, grandeur nature…
Entre les réelles difficultés causées par la pression américaine, le recul du marché chinois et les changements structurels de l’industrie lourde et automobile, et les effets d’annonces censés paver la voie à des réformes patronales, il n’est pas évident de faire la part des choses. Mais une certitude existe bel et bien : le patronat allemand prépare des attaques de grande ampleur.
Dima Rüger et Sabine Müller, 3 novembre 2024
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1 À l’exception de chutes drastiques mais ponctuelles lors de la crise de 2008 et en pleine crise sanitaire en 2020.
2 Cette réforme mise en place par une coalition entre sociaux-démocrates et Verts avait réformé une série de droits sociaux : allocations dégressives de chômage, recul progressif de l’âge de la retraite à 67 ans, introduction de retraites privées complémentaires, un nouveau système de revenu minimal. L’attaque frontale avait été négociée d’avance avec les confédérations syndicales, pour qu’elles acceptent de ne pas appeler à lutter. Une bonne partie de ces réformes ont été par la suite reprises sous des formes diverses par d’autres pays européens, dont la France de Macron… avec un timing moins ambitieux que la gauche allemande.