
1. Une rentrée inattendue, riche de possibilités pour le monde du travail et de la jeunesse
Lorsque l’ex-Premier ministre Bayrou avait présenté le 15 juillet la note de 44 milliards qu’il entendait faire payer aux classes populaires, les directions syndicales s’étaient réunies en urgence… pour accoucher d’une simple pétition à faire signer, pour demander sur un ton larmoyant à Bayrou de renoncer à ses projets. La pétition a fait un flop : ne fait pas la pétition contre la loi Duplomb qui veut ! Et sans doute que l’intersyndicale, sur la base de ce flop, aurait, au mieux, péniblement appelé à une journée d’action au mois de novembre. Un petit tour et puis s’en va.
C’est dans ce contexte que l’écho rencontré par l’appel à « tout bloquer » le 10 septembre, apparu sur les réseaux sociaux fin juillet, et pourtant totalement extérieur au mouvement ouvrier organisé, a fondamentalement bouleversé la donne. C’est à la fois une nouvelle accélération de la crise du système de gouvernance traditionnel de la bourgeoisie que la mobilisation du 10 septembre a produite, avant même qu’elle ait eu lieu d’ailleurs, avec le hara-kiri de Bayrou et une formidable opportunité, inattendue, pour l’intervention de la classe ouvrière et de la jeunesse sur la scène sociale et politique. Cette rentrée sociale inattendue a d’ores et déjà permis de polariser l’actualité sur un tout autre terrain que l’habituelle liturgie raciste ultra-réactionnaire.
D’une part, nous avons de nouveau changé de Premier ministre. C’est la troisième fois en moins d’un an ! Le remplaçant s’avère encore plus honni que son prédécesseur, en parfait symbole d’une politique d’inféodation totale aux intérêts du CAC 40 et des marchands de canons.
Lecornu, nouveau premier de la classe macroniste, est surtout l’ex-ministre des Armées, qui a gouverné pour faire exploser le budget militaire et est réputé proche de l’extrême droite avec qui il a coutume d’organiser quelques bons dîners entre amis.
Cette valse de premiers ministres et de gouvernements n’est pas sans poser quelques problèmes aux tenants de la stabilité de l’ordre bourgeois. La France pourrait se retrouver à emprunter à des taux d’intérêts plus élevés. Une partie du petit patronat a du mal à s’y retrouver. Il faut revoir la copie du budget d’austérité et peut-être mettre en scène quelques concessions à une partie de la gauche institutionnelle et aux directions syndicales avec évidemment un seul objectif : étouffer vite sous la cendre les braises de colère qui chauffent depuis suffisamment longtemps au sein de la classe ouvrière contre l’ensemble des politiques patronales et gouvernementales.
Même si pour l’instant, tout cela reste cantonné au terrain institutionnel et n’empêche nullement l’offensive du grand capital de se poursuivre. Les profits continuent de battre des records, les destructions d’emplois également et le Medef n’est pas inquiet. Lors de son université d’été fin août, cette organisation patronale a organisé un grand débat où les six chefs des grands partis, de la FI au RN, présentaient leurs mesures. Certains ont eu droit aux applaudissements, d’autres aux huées. Mais qu’importe, tous ont assuré qu’ils ne gouverneraient « pas contre les entreprises » et que leur seul problème était de remplacer Macron pour « mieux gérer la France ».
L’irruption des jeunes et des travailleurs en lutte pourrait radicalement changer la donne. C’est l’autre actualité de cette rentrée où la colère sociale s’exprime dans la rue.
Le 10 septembre a d’abord inquiété en haut lieu, y compris parmi les appareils de la gauche, en tant que menace d’une réédition d’un mouvement type Gilets jaunes. Pour le moment, la séquence se présente assez différemment, surtout parce que les couches les plus mobilisées ne sont pas les mêmes. Une partie du prolétariat hyper-précarisée faisait sa première expérience de lutte pour les Gilets jaunes ; plutôt l’électorat de gauche, dont énormément de jeunes, qu’ils soient nouvellement salariés ou encore étudiants ou lycéens, et les couches du monde du travail organisées syndicalement pour le mouvement en cours.
À cette étape, la réussite du 10 a permis que le 18 existe en forçant la main à l’intersyndicale et permet de discuter dans tous les secteurs de la possibilité d’un mouvement social d’ampleur dans le pays, si ce n’est pour maintenant, en tout cas, comme objectif que l’on se fixe de manière précoce dans l’année.
2. Les aspects les plus marquants de la mobilisation
– Des manifestations très importantes : en ne prenant que les chiffres du ministère de l’Intérieur, le 10 septembre, a rassemblé 175 000 manifestants, soit plus que l’Acte 2 des Gilets jaunes. Le 18, c’était plus de 500 000 personnes dans la rue, au-dessus des manifestations habituelles de rentrée. Pour les présentes et les présents, c’est le sentiment d’avoir renoué avec des manifestations de masse qui domine et donne confiance, avec cette idée que si tous les grévistes étaient dans la rue, notre force en serait décuplée. Les deux dates n’ont pas regroupé exactement les mêmes milieux. Le 10, les rues étaient envahies par des milliers de jeunes et très jeunes donnant un effet massif et plus spontané à la journée. Le 18, une partie de ceux présents le 10 est revenue mais avec les milieux syndicaux larges qui se sont mobilisés.
– Quelques phénomènes d’AG en plein air très massives, de quelques centaines à parfois quelques milliers. Pas partout, loin de là et sans doute un public plutôt militant, habitué aux prises de parole. Les AG dans les entreprises ont, elles, été beaucoup plus modestes, voire inexistantes. C’est évidemment l’un des problèmes, mais il n’y a pas de fatalité, le mouvement en est à ses débuts. Dans les facultés, il y a eu des AG regroupant entre quelques dizaines d’étudiants au plus bas et plusieurs centaines au plus fort, alors même que la rentrée universitaire n’avait pas complètement encore eu lieu. Nos camarades y sont intervenus avec la préoccupation de massifier les AG, d’éviter les politiques de blocage systématique des sites universitaires, peu propices au regroupement des étudiants pour organiser des cortèges dans les manifestations, surtout au moment où naissent les mobilisations sur les campus. La mobilisation touche aussi la jeunesse lycéenne, notamment en région parisienne, et, pour la première fois depuis longtemps, avec la possibilité d’organiser cette mobilisation de manière coordonnée, se structurant autour d’AG, s’exprimant par voie de tracts, sans forcément privilégier le blocage.
– On est encore loin d’un mouvement de grève massif, capable de paralyser le pays même sur une journée. Mais la grève a été suivie, voire très suivie dans certains secteurs publics. Le 10, à la SNCF, un salarié sur quatre était gréviste (un peu moins le 18). À la RATP, plus de 10 000 agents étaient grévistes le 18, d’après la CGT. Dans les hôpitaux, les collectivités, certains services étaient fermés par la grève. Dans l’éducation nationale, le 18 a été particulièrement suivi dans le secondaire, avec de nombreux établissements fermés et des cortèges d’enseignants dans la rue Mais moins dans le premier degré.
Dans le privé, c’est beaucoup plus modeste pour l’essentiel. Mais ce qui semble notable d’après nos retours, c’est que dans beaucoup d’endroits, il s’est passé des choses, même petites. Et la grève a souvent été une bonne surprise, un peu au-dessus de l’habitude, avec des poignées de nouveaux qui s’y mettaient.
– Des revendications concrètes se mélangent à une colère générale. Le point de départ a été le projet de budget Bayrou. Pour les mesures qu’il contenait mais au moins autant comme la goutte d’eau supplémentaire d’une offensive contre les conditions de travail qui est menée depuis bien longtemps. Résultat, contrairement au mouvement des retraites où le passage à 64 ans focalisait l’ensemble du mouvement, ici les revendications et les raisons de la colère sont multiples. Pour les travailleurs, des revendications très concrètes sont mises en avant : les services ou classes surchargés, le manque de personnel, les salaires trop faibles. Pour la jeunesse, ces aspects concrets se mêlent immédiatement à la solidarité avec la Palestine et au rejet du génocide.
La « question sociale », c’est-à-dire la défense des intérêts immédiats de travailleurs, pourrait revenir au centre de la lutte des classes. Mais pas isolée du reste. Tout cela s’exprime dans un contexte où les horreurs du monde capitaliste sautent aux yeux, où la militarisation du monde pour les guerres de demain inquiète les travailleurs, où la crise institutionnelle des partis bourgeois indique qu’il faut décoincer quelque chose. Bref, tout cela est très « politique ». Ça se voit sur les pancartes et ça s’entend dans les discussions qui fusent.
Cette activité de masse et cette politisation va-t-elle finir par contaminer des couches larges du prolétariat ? C’est toute la question. Et tout notre espoir ! Et c’est évidemment aussi ce à quoi nous allons aider de toutes nos forces par nos interventions : pour que se développe le mouvement d’ensemble, la généralisation des grèves, pour que tout soit réellement bloqué : non seulement la machine à profits mais plus fondamentalement le fonctionnement même de la société capitaliste.
3. Du côté de l’intersyndicale : un petit tour et puis s’en va ?
Les directions syndicales, CGT en tête, font tout pour ne surtout pas attiser cette colère sociale. L’ultimatum adressé à Lecornu au lendemain du 18 septembre est un répit politique lui redonnant la main pendant que l’intersyndicale retourne faire la sieste. Pour assurer ses arrières, la direction confédérale CGT affirme sa combativité et promet qu’elle appellera à une nouvelle date de mobilisation le 2 octobre… soit 14 jours après le 18. « Paroles et paroles et paroles et… » !
Dans des sections locales et même dans bien des structures intermédiaires de la CGT, cette orientation attentiste apparait pour ce qu’elle est : un alignement sur la CFDT, alignée sur le PS visant un accord de non-censure en contrepartie de peccadilles, donc un alignement sur le gouvernement.
Cette politique d’atermoiements était à l’œuvre dès avant le 10 septembre. Si, dans bien des entreprises et des secteurs, nombreux sont les militants syndicaux qui ont saisi le 10 comme une occasion, la politique des appareils a été tout autre. À part Solidaires, qui a décidé, sous l’impulsion de SUD-Rail d’appeler dès fin août au 10, les autres appareils, inquiets à l’idée de voir une mobilisation émerger à laquelle ils n’avaient pas appelé, ont tenté de faire la sourde oreille ou de dénigrer l’initiative. Mais face à l’évidence de la popularité du 10, y compris parmi les militants syndicaux eux-mêmes, la CGT a fini par s’y rallier en y appelant du bout des lèvres. Dans le même temps, et bien avant le 10 septembre, ces appareils ont immédiatement appelé à une autre date de grève et de mobilisation le 18 septembre. Manière de diviser le calendrier et de signifier que la « vraie » date, ce serait celle-là.
4. Du côté de l’extrême droite jusqu’à la gauche parlementaire : manœuvres et démagogie, mais tous obligés de se positionner par rapport à cette rentrée sociale
Côté gouvernement macroniste, on sent une petite fébrilité. En témoigne l’annonce de Lecornu de revenir sur les deux jours fériés volés. En témoigne le très important dispositif répressif qui a été déployé le 10 et le 18. En témoignent les directives aux préfets de refuser la très timide proposition d’Olivier Faure de mettre des drapeaux palestiniens sur les mairies.
Côté extrême droite, le RN a très vite pris ses distances avec le mouvement, mais en tentant un numéro d’équilibriste: d’une part s’affirmer comme le parti de l’ordre et multipliant les déclarations d’amour au patronat ; d’autre part vouloir s’affirmer comme le premier opposant à Macron pour garder la face auprès de son électorat.
Contrairement aux Gilets jaunes où l’extrême droite avait eu des relais et points d’appuis réels, ce mouvement est perçu comme de gauche et contre l’extrême droite. Cela nous pose les problèmes de sa surface sociale comme déjà évoqué, mais le délimite politiquement plus directement. Notons que la démagogie de l’extrême droite de faire payer la dette en s’en prenant aux immigrés sans toucher un cheveu des « Français » a toujours du poids dans la classe ouvrière. Les grandes coordonnées de la situation politique ne sont pas à cette heure modifiées par la séquence actuelle.
Du côté de la gauche socialiste, on a rêvé de revenir aux affaires. Mais les courbettes n’ont pas suffi à convaincre Macron qu’il devait préférer un Faure à un Lecornu. Ce bal misérable des politiciens du PS n’a écœuré personne. Et pour cause : cette gauche apparaît pour ce qu’elle est : une pâle copie de la droite qui gouverne actuellement.
La gauche qui polarise bien plus les aspirations des manifestants, c’est Mélenchon et la France insoumise. Il faut leur reconnaître une certaine particularité : ils se situent dans l’opposition à Macron, se tiennent pour l’instant éloignés des négociations politiciennes dans les salons de Matignon et ont soutenu et participé à la mobilisation, voire l’ont animé, dans de nombreux endroits. Mélenchon et les militants de LFI ont même contribué à populariser la nécessité « d’une grève générale », mot d’ordre que nous défendons bien évidemment et qui nous place de fait dans un cadre d’unité d’action au sein du mouvement. Mais toute leur politique est centrée sur la canalisation de la colère et des luttes en vue de l’alternance institutionnelle. L’objectif : faire partir Macron, par de nouvelles élections. Le « moment dégagiste » que traverse la France selon Mélenchon se limite à dégager un président, éventuellement un certain type de régime parlementaire. Bref, un ravalement de façade institutionnel qui ne changerait pas grand-chose, mais pourrait constituer une belle porte de sortie si la situation politique se tendait encore plus.
Notons qu’une partie de l’extrême gauche révolutionnaire (le NPA-A et RP) ne se différencie nullement de ces mots d’ordre, voire les reprend à son compte.
La détestation de Macron est très forte dans les classes populaires et le « dégager » serait certainement un fait politique majeur, à condition que ce soit par un mouvement. Mais ce qui s’exprime actuellement est plus large que cela. Le « Macron démission » est loin de résumer toutes les colères et surtout loin d’apparaître comme « La » solution. Car le problème est profond et ça se sent. Virer le « président des riches » constituerait une belle vengeance. Mais c’est voir nos vies changer réellement qui est l’aspiration profonde de ceux qui luttent.
5. Notre politique : intervenir dans le mouvement, nous déployer vers un milieu large
Pour l’essentiel, le cœur de ce que nous tentons, c’est d’aider à la mise en mouvement du prolétariat et à son organisation démocratique, c’est-à-dire indépendante des appareils, dans les secteurs où nous sommes présents. Nous agissons de mille et une manières dans ce sens, pour regrouper nos collègues, établir des liens entre groupes, équipes, travailleurs. Notre politique, c’est de faire exister des assemblées générales regroupant les travailleurs, des comités de lutte ou de grève, des formes d’organisation pour discuter des perspectives et contrôler notre mouvement. À cette étape, nous recensons des comités de lutte constitués à partir des AG de cheminots à Strasbourg et Paris Nord et un comité d’action à Renault Lardy. Leur mandat consiste surtout à préparer la prochaine date nationale dans les meilleures conditions. Nous prenons aussi appui sur des regroupements interpros existants depuis plusieurs années et capables de se réactiver à notre initiative dès que l’occasion se fait sentir (comme dans le 92).
La difficulté est que se constituent des noyaux suffisamment légitimes pour qu’ils puissent être des repères d’organisation et de perspectives dans leur secteur et peut-être au-delà. En fonction de l’évolution de la séquence sociale, l’essentiel de cette tâche est encore devant nous : réfléchir à une initiative pouvant apparaître comme capable de regrouper des forces à une échelle nationale se pose de nouveau avec acuité.
Dans la jeunesse scolarisée, une véritable mobilisation dans les facs reste devant nous, c’est le sens de nos efforts pour ancrer la réalité des AG et faire en sorte qu’existe la journée de mobilisation nationale dans la jeunesse du 25 septembre, qui soit capable de faire se tourner les têtes les plus attentives dans le monde du travail à la possibilité d’un autre calendrier que celui de l’intersyndicale. Nous sommes à l’affût pour nous tenir prêts à créer les conditions pour qu’émerge une coordination nationale étudiante, à l’aune du rôle que celle-ci a pu jouer en 2023. L’élément le plus dynamique à l’heure actuelle est du côté des lycées, notamment parisiens, où nos efforts visent à nous lier à des lycéens pour que des coordinations inter-lycées puissent organiser le mouvement.
Dans le même temps, il est essentiel de se déployer au maximum vers les milieux de jeunes et de travailleurs qui cherchent des réponses et veulent agir. Une certaine politisation est en cours et nos idées et propositions rencontrent un écho. C’est très notable dans la jeunesse, avec desétudiants et pas mal de lycéens qui se tournent vers nous, avec qui nous discutons du mouvement et de la révolution, l’ensemble formant une seule et même discussion.
Dans plusieurs villes, les chiffres de vente du journal, de participation aux réunions publiques ou de demandes de contact sont plus élevés que de coutume.
Texte écrit le 27 septembre 2025