
L’Étranger, film de François Ozon
D’après le roman d’Albert Camus. Avec Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin
Transcrire au cinéma les soliloques du héros du roman de Camus était une gageure. Avant Ozon, Visconti avait mis en scène le film avec, dans le rôle de Meursault, un Mastroianni bien trop chaleureux pour être un « étranger » à sa propre vie crédible : Visconti avait lui-même désavoué son film.
Le roman de Camus est écrit à la première personne et nous ne savons du monde que ce qu’en décrit Meursault, pour lui-même : ses choix sont de seconde main, postulés par les autres et qu’il accepte ou rejette. Un Meursault qui semble indifférent à tout et paraît être spectateur de sa propre vie. Mais Ozon n’a pas cédé à la tentation de restituer en voix off les pensées du jeune homme. Le Meursault d’Ozon est un taiseux, et Ozon réussit le tour de force de transcrire les monologues du livre par des silences et les dialogues des autres personnages. Mais aussi par des images : la lumière d’un soleil écrasant, omniprésente dans le livre, inonde l’écran, avec d’autant plus d’acuité que le film est tourné en noir et blanc pour restituer les images que nous nous faisons des années 1930 où est supposée se passer l’action.
Si vous prenez la peine de lire ou relire L’Étranger, vous retrouverez tout, dialogues, réflexions, ambiance. Outre Meursault, remarquablement interprété par Benjamin Voisin, les autres personnages du roman sont campés avec un talent fou : Pierre Lottin est un Raymond admirable, tandis que Rebecca Marder peint avec subtilité une Marie intriguée, mais amoureuse. Marie, et la sœur de « l’Arabe » tué par Meursault, prennent dans le film davantage de consistance que dans le roman et Ozon donne un nom à « l’Arabe », Moussa Hamdani – mais pas à sa sœur. Ozon a fait valoir que ce qui était possible dans un livre de 1942 ne l’était plus aujourd’hui. De même, bien plus que dans le livre, on voit clairement que… des Arabes vivent à Alger !
En passant, on a reproché à Camus ces absences comblées aujourd’hui par Ozon. C’est ignorer à quel point le milieu colonial pouvait vivre un entre-soi dans lequel les « indigènes », comme on les appelait, n’étaient vus que comme des figurants n’existant, éventuellement, que par leur interaction domestique ou marchande avec les colons. On pouvait naître et grandir sans écrire ou même parler arabe dans les communautés « européennes » du Maghreb, mais aussi du Caire ou de Beyrouth ! Une réalité de l’époque coloniale que Camus a traduite délibérément, et il n’est pas le seul. Camus était d’ailleurs connu pour sa dénonciation des injustices du colonialisme.
Condamné à mort davantage pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère que pour le meurtre d’un Arabe – « Vous n’êtes ni le premier ni le dernier à tuer un Arabe. Ce n’est certainement pas ce que l’on va vous reprocher », explique, dans le film, son avocat –, Meursault attend son heure dans sa cellule. La colère avec laquelle il chasse l’aumônier qui veut lui imposer son dieu et ses prières est un des seuls moments de passion : Ozon a alors recours à la voix off pour exprimer les sentiments du condamné qui se révolte : non, il n’a pas fait que subir une vie aux choix de laquelle il aurait en quelque sorte été étranger – il les assume et ne veut pas qu’on lui vole sa mort. Et c’est cette pleine conscience qui le fait accéder à la sérénité de ses tout derniers instants.
Le film est remarquable, même s’il ne vous touchera peut-être pas parce que ce n’est pas sur ce ressort-là qu’il joue. D’ailleurs, le roman de Camus n’interroge-t-il pas davantage qu’il ne prend aux tripes ?
Jean-Jacques Franquier