Nos vies valent plus que leurs profits

L’armée, la gauche et les révolutionnaires

Propagande antimilitariste des JC dans les années 1920

Le général et chef d’état-major Mandon annonce le 27 novembre que nos enfants devraient se préparer à mourir à la guerre. Macron quelques jours après annonce un futur « service national volontaire » (SNV). D’où bien des interrogations et discussions ! Une guerre imminente nous menace-t-elle vraiment ? De qui contre qui ? Les jeunes vont-ils comme leurs grands-pères se retrouver embrigadés et encasernés, tout particulièrement ceux des quartiers populaires qui n’ont pas de thunes et auxquels Macron propose 800 euros par mois ? Les partis d’opposition à Macron, de droite comme de gauche, l’ont critiqué, sur sa méthode (ce serait au Parlement de décider) ou sur son orientation (la France ne devrait pas parler de menace russe). Mais pas sur le fond. L’institution militaire est épargnée par la gauche aussi bien que par la droite : motus sur son rôle d’instrument de la bourgeoisie impérialiste française qui n’a dû lâcher l’empire colonial qu’elle s’était taillé par le fer et le sang que dans les années 1960 et tente d’en conserver des bouts pour préserver des marchés et des profits, maintenir un ordre impérialiste mondial, et un ordre intérieur aussi, contre les révoltes populaires.

L’armée, terrain de jeu de la droite et de l’extrême droite

La fonction créant l’organe, l’institution militaire a de tous temps été le vivier de galonnés réactionnaires, cléricaux voire putschistes. L’armée est censée n’obéir qu’à la représentation politique. Certains de ses fleurons se sont pourtant hissés au pouvoir : le maréchal Pétain en 1940, le général de Gaulle (fort du soutien et crédit que le Parti communiste lui avait donné à la fin de la Seconde Guerre mondiale) de 1944 à 1946, puis en 1958, propulsé par les barricades dressées par les forcenés de l’« Algérie française ». Et toujours à Alger, en avril 1961, c’était le putsch raté mais mémorable de « généraux cinq étoiles » (Salan, Jouhaud, Challe et Zeller). Droite et extrême droite ont toujours nourri l’armée française. Mais la gauche aussi a joué de l’armée, ou vice-versa ! Gauche et extrême droite ont même agi de concert quand en mars 1956, un gouvernement dit de Front républicain (socialistes et radicaux) dirigé par le socialiste Guy Mollet et soutenu par le Parti communiste, s’est fait voter des « pouvoirs spéciaux » pour autoriser l’armée à massacrer et torturer en Algérie. Texte adopté le 12 mars 1956, par 455 voix, dont celles des 146 députés communistes (à eux seuls plus d’un quart de l’Assemblée). Les socialistes s’alignaient sur l’extrême droite militaire, les communistes sur les socialistes. En quelques mois, les effectifs militaires présents en Algérie passaient de 200 000 à 450 000 hommes. Et les jeunes du contingent y étaient « maintenus sous les drapeaux » jusqu’à 30 mois.1

À l’origine était Jaurès et le mythe de l’armée du peuple

La référence à Jaurès et son ouvrage l’Armée nouvelle (1911), est l’excuse de la gauche institutionnelle à son ralliement à l’armée bourgeoise. Ce chef du socialisme français d’avant la Première Guerre mondiale, n’était pas un révolutionnaire marxiste, il combattait courageusement l’approche d’une boucherie mondiale, ce qui lui a valu de mourir assassiné le 31 juillet 1914 par un nationaliste d’extrême droite. Mais il militait pour une armée qui serait républicaine et démocratique, ce que précisément la révolutionnaire Rosa Luxembourg contestait2. Elle rappelait que « Une forte réduction de la durée du service militaire figure comme une des plus importantes caractéristiques des milices dans le programme de la social-démocratie » [allemande, congrès d’Erfurt de 1891], ce qui n’est pas au programme de Jaurès même si celui-ci prévoit que « la préparation militaire n’ait plus lieu à la caserne »… Elle rappelle que les socialistes doivent considérer l’utilisation qui est faite de l’armée « à l’occasion contre “l’ennemi intérieur”, à savoir contre la classe ouvrière et contre ses luttes de masses ». De ce fait :

« Tout d’abord et avant tout il importe que chaque homme du peuple bon pour le service soit doté d’une arme et qu’il conserve celle-ci à son domicile […] Sans la remise des armes à tous les hommes capables de porter les armes, la condition primordiale de l’armée populaire est supprimée… »

Elle égratigne Jaurès qui adhérait à la chose mais uniquement « dans les départements de la région de l’Est, c’est-à-dire à la frontière allemande, et non pas qu’elles soient remises à tous les conscrits » – ce qui évidemment dans un contexte de marche à la guerre n’était pas anodin. Elle l’accuse également de « fanatisme juridique », car il nourrit l’illusion qu’on ne sait quel tribunal arbitral international pourrait arrêter des bras armés. Elle ironise sur son appel à une « insurrection constitutionnelle »… Ce qui rappelle quelque chose !

Le PC, de l’antimilitarisme révolutionnaire à la bombe atomique française

Le jeune Parti communiste, né en 1920 de la rupture avec les socialistes qui avaient sombré dans l’union sacrée, s’est illustré par un antimilitariste internationaliste en janvier 1923, face à l’occupation des villes industrielles et des mines de la Ruhr par l’armée française. 47 000 soldats français et belges y ont débarqué, sous prétexte que l’Allemagne vaincue n’avait pas payé sa dette de « réparations de guerre ». Avant même l’occupation, des communistes de différents pays d’Europe et militants de la CGTU (centrale syndicale française liée aux communistes révolutionnaires) s’étaient concertés à Essen pour déclarer la « guerre à la guerre impérialiste ». Situation difficile pour les communistes d’Allemagne, confrontés à la colère des travailleurs de la Ruhr mais aussi au nationalisme de la bourgeoisie industrielle, aidée par un réveil des corps francs d’extrême droite (ceux qui avaient contribué à écraser la révolution en 1919). Les troupes d’occupation ont fait plus d’une centaine de morts. Difficile aussi pour les communistes de France, opposés à l’agression de leur propre impérialisme. L’agitation antimilitariste menée en France – tracts, meetings pour dénoncer la politique nationaliste du gouvernement et appeler les travailleurs à soutenir « leurs frères allemands » – a valu l’arrestation à deux dirigeants du PC et une figure de la CGTU, pour « complot contre la sûreté de l’État ». Une quarantaine de militants de la JC ont aussi été condamnés à des peines lourdes de prison : ils avaient refusé de tirer sur des travailleurs allemands et fraternisé avec eux. Jusqu’à la fin des années 1920, le Parti communiste a conservé une ligne antimilitariste, dont un activisme clandestin dans l’armée où le PC aurait compté 62 cellules regroupant 300 militants.

Le tournant a eu lieu à partir de 1935, sous pression de la bureaucratisation de l’URSS et du choix de Staline – face à la menace hitlérienne – de se rapprocher de la bourgeoisie française. Pacte est passé entre Staline et Laval (ministre des Affaires étrangères français), qui déclare alors : « Monsieur Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité. » C’est le glas pour l’antimilitarisme révolutionnaire du PC. C’est l’apparition du mythe de l’« armée républicaine ». En même temps que se noue le cartel électoral du « front populaire », entre socialistes et radicaux qui se préparent à gouverner ensemble pour faire contrefeu à la montée de la colère ouvrière face à la crise. Il enrayera la grande grève générale de juin 36, et en décembre 1936, les communistes français qui soutiennent le gouvernement de front populaire adhèrent au « réarmement » et à l’acceptation de l’institution militaire, votent au Parlement les budgets de la défense nationale. Définitivement tournées, les pages de l’Humanité brocardant l’armée française, finies les « mort aux vaches ! » Ce dont la direction du Parti communiste tentera de s’excuser en expliquant qu’il s’agit désormais de mener une activité antifasciste (tout de même contrariée entre août 1939 et juin 1941 par le retournement de Staline en faveur d’un pacte germano-soviétique, avec Hitler).

Un réveil de l’antimilitarisme, dans la foulée de mai 68

Le service militaire obligatoire (bien que les fils de milieux privilégiés aient toujours eu des facilités pour y échapper) est resté la doctrine en France jusqu’à la décision de Chirac, un homme de droite, de le « suspendre » par la loi no 97-1019 du 28 octobre 1997. Place à une armée de métier plus professionnalisée, elle-même marché juteux pour des producteurs de nouveaux types d’armements plus sophistiqués !

Jusque-là, toujours au nom de Jaurès et d’une prétendue « armée démocratique », la gauche socialiste et communiste n’avait pas touché à cette institution pourtant indigne : jeunes encasernés un an ou plus, dans des locaux délabrés, livrés à la bêtise et au sadisme de brutes galonnées, où l’on apprenait à laver des sols avec une brosse à dents plutôt qu’à manier des armes.
Contre cette situation, une partie de la jeunesse s’était dressée.

En 1973, la volonté du gouvernement et du ministre de la Défense Debré de supprimer les sursis militaires avait déclenché la mobilisation de centaines de milliers de lycéens, dont des jeunes des collèges d’enseignement techniques de l’époque qui n’étaient pourtant pas directement concernés du fait de leurs études courtes, mais s’étaient néanmoins organisés autour de la suppression du service militaire, à l’initiative de militants de Lutte ouvrière.

Dans ces mêmes années d’après 68, une partie de la jeunesse s’était dressée contre l’institution militaire, à l’initiative, entre autres, des militants trotskistes de la Ligue communiste révolutionnaire : organisation de comités de soldats et d’une manifestation de conscrits à Draguignan, en 1974, d’où un procès en 1975 devant le tribunal permanent des forces armées. Les trois inculpés (Pelletier, Ravet et Taurus) ont été blanchis, grâce à l’importante mobilisation syndicale et politique en leur faveur.

Mais à la fin de ces années 1970, avec la montée du cartel électoral d’union de la gauche qui a fini par porter Mitterrand en 1981 à la présidence de la République, et les socialistes et communistes au gouvernement, le soutien à l’armée est devenu doctrine, de même que l’adhésion à la dissuasion nucléaire française, cette « bombe atomique » que le PC avait tant dénoncée auparavant !

Nous sommes des antimilitaristes révolutionnaires

Nous ne sommes pas des pacifistes. C’était le propos de Lénine, à l’automne 1916, en pleine guerre mondiale3 :

« Il ne faut pas se laisser aveugler par la guerre impérialiste actuelle. À l’époque de l’impérialisme, les guerres de ce genre entre les « grandes » puissances sont les plus typiques; mais cela n’exclut pas la possibilité de guerres démocratiques et d’insurrections de la part de nations opprimées, par exemple, qui tenteraient de secouer le joug de leurs oppresseurs. Des guerres civiles du prolétariat contre la bourgeoisie et pour le socialisme sont inévitables. Des guerres du socialisme victorieux dans un pays contre d’autres pays, bourgeois ou réactionnaires, sont possibles. »

Il poursuivait :

« Une classe opprimée qui ne s’efforcerait pas d’apprendre à manier les armes, de posséder des armes, ne mériterait que d’être traitée en esclave. Car enfin nous ne pouvons pas oublier, à moins de devenir des pacifistes bourgeois ou des opportunistes, que nous vivons dans une société de classes et qu’il n’y a pas, qu’il ne peut y avoir d’autre moyen d’en sortir que la lutte de classe et le renversement du pouvoir de la classe dominante […] C’est seulement après que le prolétariat aura désarmé la bourgeoisie qu’il pourra, sans trahir sa mission historique universelle, jeter à la ferraille toutes les armes en général, et il ne manquera pas de le faire, mais alors seulement, et en aucune façon avant. »

Et en guise de programme, il imaginait un appel des mères :

« Bientôt tu seras grand. On te donnera un fusil. Prends-le et apprends comme il faut le métier des armes. C’est une science indispensable aux prolétaires, non pour tirer sur tes frères, les ouvriers des autres pays, comme c’est le cas dans la guerre actuelle et comme te le conseillent les traîtres au socialisme, mais pour lutter contre la bourgeoisie de ton propre pays, pour mettre fin à l’exploitation, à la misère et aux guerres autrement que par de pieux souhaits, mais en triomphant de la bourgeoisie et en la désarmant. »

Oui, ne pas négliger l’apprentissage du maniement des armes, mais pas dans les casernes de la bourgeoisie et sous le joug de ses galonnés : sur les lieux et sur le temps de travail, sous le contrôle collectif des travailleurs et travailleuses entre eux.

Michelle Verdier

 

 

1  Entre autres, Fous pas ton pied dans cette merde, chanson du film de René Vautier, Avoir vingt ans dans les Aurès (1972).

2  https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1911/06/armee.htm, L’Armée nouvelle de Jean Jaurès, Rosa Luxembourg, juin 1911.

3  https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/10/vil19161000.htm Rédigé en octobre 1916 et publié en décembre 1916 dans le n° 2 du « Recueil du Social‑Démocrate ».