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Femmes & Socialisme, d’August Bebel

Femmes & Socialisme, d’August Bebel
Smolny, nouvelle traduction, 2025, 592 p., 20 €

 

Le 25 novembre, journée mondiale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, est l’occasion de revenir sur l’histoire du mouvement féministe et son lien avec l’histoire du mouvement ouvrier. L’ouvrage classique de Bebel (un des fondateurs et dirigeants du SPD, le Parti social-démocrate allemand) Femmes & socialisme a en effet bénéficié d’une nouvelle traduction. Au fil des nombreuses éditions, l’ouvrage a subi une refonte complète au fil des relectures et ajouts, triplant quasiment de volume. C’est cette cinquantième et dernière édition parue en 1910 (trois ans avant sa mort) qui est ici traduite, permettant de redécouvrir le texte de Bebel.

Parmi les atouts de cette édition, il y a l’introduction d’Anne Deffarges (par ailleurs autrice d’un excellent ouvrage intitulé La Social-démocratie sous Bismarck) qui donne de nombreux éléments de contexte.

Publié une première fois en 1879, un an après la promulgation par Bismarck des lois antisocialistes visant à réprimer le SPD, l’ouvrage fut interdit. Bebel dirigeait alors, dans des conditions particulièrement difficiles, un parti qui n’était pas encore le parti de masse qu’il est devenu plus tard, et combattait opiniâtrement pour l’implantation des idées marxistes dans la classe ouvrière allemande.

Dans une société encore très misogyne (les femmes n’avaient pas le droit de vote et il était quasi impossible de divorcer), le SPD était largement en avance sur son temps, comme les féministes bourgeoises le reconnaissent elles-mêmes. Deffarges montre que le SPD se préoccupait réellement de mener le combat pour les droits des femmes. Bebel a déployé beaucoup d’énergie pour convaincre les militants de son propre parti de l’importance de cette question. C’est un combat qu’il a mené avec d’autres militantes et militants, comme Clara Zetkin. Malgré l’évolution progressive du SPD vers le réformisme, l’organisation féminine du parti est restée jusqu’en 1914 à la pointe du combat pour les droits des femmes.

Une analyse matérialiste de l’oppression des femmes

Dans la première partie, intitulée « Les femmes dans le passé », Bebel cherche à comprendre l’émergence du sexisme. Avec certes les limites des connaissances anthropologiques de l’époque, Bebel fournit un cadre théorique précieux d’analyse de l’apparition des classes sociales et de l’oppression des femmes. Il prépare dès 1879 certaines des analyses qu’Engels développera en 1884 dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Cette version de 1910 les discute et les approfondit. L’essentiel de l’ouvrage de Bebel (intitulé « Les femmes au temps présent ») est consacré à l’analyse des conditions de vie des femmes dans la société capitaliste. Même si elles sont entrées en masse sur le marché du travail et que la production ne se fait plus à l’échelle familiale, les femmes restent dépendantes économiquement et soumises à l’institution familiale. Les patrons les surexploitent, alors même qu’elles portent, le reste de la journée, l’essentiel du fardeau du travail domestique. Parmi les moments forts du livre, Bebel délivre une critique sans concession du mariage et de la prostitution, soulignant leurs conséquences désastreuses sur la vie des femmes.

Les deux dernières parties (« État et société » et « La socialisation de la société ») sont celles qui ont le plus bénéficié du travail de relecture de Bebel. Il y rappelle de façon particulièrement claire le rôle de classe de l’appareil d’État et les contradictions de l’économie capitaliste. Cela lui permet de réfuter les illusions des féministes bourgeoises qui en appellent à l’État bourgeois comme arbitre suprême censé régler les problèmes des femmes et ne dénoncent que rarement l’exploitation capitaliste. Bebel insiste néanmoins sur l’importance du combat pour des réformes politiques favorables aux femmes, comme l’extension du droit de vote. Il termine l’ouvrage en montrant les possibilités ouvertes par le développement du capitalisme : celle d’une économie socialiste mettant fin à la propriété privée des moyens de production tout en conservant le développement technique et scientifique issu du capitalisme. Il imagine alors à quoi pourrait ressembler les mœurs nouvelles dans une société libérée de l’exploitation, seule capable de garantir l’épanouissement complet des individus. On y retrouve certains problèmes que Trotski a traité plus tard, en 1923, dans Les questions du mode de vie.

Plus de cent ans après, continuons le combat !

Longtemps éclipsée par les caricatures staliniennes, l’analyse marxiste de l’oppression des femmes reste d’une grande actualité. Les nombreux acquis des luttes féministes (droit à l’avortement, à la contraception, suffrage universel, prise de conscience de l’ampleur des injustices sexistes) n’ont pas mis fin à la dépendance économique des femmes vis-à-vis de la famille, pilier du patriarcat, ni au sexisme dans son ensemble. Tant que la société sera dirigée par les capitalistes, aucun de ces progrès n’est gravé dans le marbre : le retour en force des courants politiques réactionnaires implique de nombreux reculs, notamment sur l’avortement. Au moment où l’extrême droite se fait la championne des valeurs de la famille, il est essentiel de remettre au goût du jour la perspective de l’abolition de la famille prônée dès le XIXe siècle par les marxistes (en cela les défenseurs les plus conséquents des perspectives féministes).

Plus qu’un document historique ou une référence théorique, cet ouvrage de Bebel reste un instrument précieux de lutte contre l’exploitation capitaliste et l’oppression sexiste.

Robin Klimt