Jeudi dernier s’est refermé le procès de Gisèle Pelicot contre cinquante de ses violeurs, ponctué par des peines allant de trois à vingt ans pour Dominique Pélicot. Cette séquence a mis au centre de l’actualité le problème collectif et social des violences intrafamiliales et son étendue. Aujourd’hui, grâce au courage de Gisèle Pelicot qui a rendu son procès public, on parle plus ouvertement de « culture du viol » et l’archétype du violeur commence à voler en éclat. Mais ces avancées sont toujours précaires. Comme on le voit dans l’axe de défense des accusés, il est facile de faire revenir le mythe du monstre et la pathologisation des violences, puisque tous les avocats ont décidé de faire de Dominique Pelicot le seul coupable manipulateur, pervers et monstrueux, omettant bien sûr le nombre d’inculpés et surtout le fait que personne, pendant des années, ne l’a dénoncé ! Mais les autres qui se présentent comme des individus ordinaires ? Et combien en dehors des cinquante condamnés n’ont pas été repérés ? Si autant d’hommes dans un périmètre très restreint ont pu violer « à son insu »1 une femme endormie, combien d’autres l’ont fait ou seraient prêts à le faire ? Une autre stratégie de défense des avocats a consisté à déresponsabiliser les violeurs en raison de leur statut d’anciennes victimes de violences. C’est évidemment un élément à prendre en compte, mais comment expliquer que parmi toutes les jeunes victimes de violences, les hommes représentent 83 % des futurs agresseurs2 ?
Ces comportements sont en réalité tolérés par la société, toujours patriarcale. Or, en n’axant que sur la pénalisation et les procès, le gouvernement et nombre de commentateurs ne tranchent guère sur le jeu de ces avocats qui défendent la culture du viol. Ce n’est pas la prison qui mettra fin à ces violences. Il est grand temps de se demander comment les prévenir, sur quoi elles reposent et comment saper leurs fondements pour imaginer réellement leur fin.
Un bref état des lieux des violences intrafamiliales
Au moins cinq femmes ont été victimes de féminicides en novembre 2024. Âgés de 19 à 85 ans, les principaux accusés sont leurs conjoints ou ex-conjoints. À cette date, le collectif #NousToutes dénombrait déjà 122 féminicides en France3, soit près d’un tous les trois jours. Le foyer reste le lieu le plus dangereux pour les femmes, puisque 60 % d’entre elles sont tuées par leur conjoint ou ex-conjoint2. Le foyer est aussi un lieu de graves violences envers les enfants, cinq5 ont été tués par l’un de leurs parents en novembre. Derrière les lignes éditoriales sensationnalistes et quelques condamnations lourdes et médiatisées, rien n’est fait pour prévenir ces violences.
En France, un enfant est tué tous les cinq jours dans le cadre familial.6 En dehors de cette estimation de 2019, on a peu de chiffres officiels. Les infanticides peuvent faire la une des médias, mais ils sont souvent présentés comme des affaires glauques et des exceptions monstrueuses. Il n’est pas retenu que ces violences font système et les institutions de la bourgeoisie interviennent après coup, pour demander la peine maximale, comme pour les violeurs de Mazan ou l’ex-petit ami de Giulia Cecchettin qui vient d’être condamné à la prison à perpétuité7 après que l’assassinat de cette dernière par 75 coups de couteau a créé un mouvement féministe de grande ampleur en Italie l’année dernière.
Un État qui refuse de s’attaquer aux violences intrafamiliales
Les féminicides ou les infanticides, ou plus généralement les viols, ne sont pas des « pulsions » monstrueuses et irréfléchies : pour plus de la moitié de ces crimes, selon le rapport de 2019, les victimes avaient subi avant leur mort des violences graves et répétées. En faisant des violences des pathologies, on les masque en question médicale et on évite ainsi la question sociale et politique : on ne cherche pas quels pourraient être les moyens mis en place collectivement pour éviter que ces violences adviennent, ni ce qui peut les fonder. Pire : le gouvernement ampute les (trop faibles !) moyens qui existent. C’est ainsi que les services de la protection de l’enfance ont subi de nombreuses coupes budgétaires cette année.8 Alors que le gouvernement a promis un énième grand plan de protection des femmes et des enfants le 25 novembre dernier9, son budget consistait surtout à couper encore dans les moyens de venir en aide aux femmes et enfants exposés. Les attaques incessantes de la droite et de l’extrême droite contre l’éducation à la vie sexuelle et affective dans les écoles ne risquent pas d’arranger la situation. Sensibiliser les élèves à la notion de consentement revient dans leur discours démagogique à faire la promotion de la pornographie. Les violences intrafamiliales ont encore de beaux jours devant elles avec des amis pareils !
La seule solution avancée ? Déposer plainte. En faisant fi de la violence institutionnelle qui souvent s’ensuit, de toutes les plaintes qui n’aboutissent pas, et de la quasi-impossibilité pour les enfants de le faire… Et il s’agit dans tous les cas de n’agir qu’une fois que le mal est fait.
Des violences rendues possibles par une société patriarcale
Pas de doute que ces violences ont un caractère systémique : elles s’appuient sur une organisation générale de la famille patriarcale qui se maintient et perdure dans la société capitaliste. Les conditions économiques et politiques accentuent ce phénomène. Ainsi, les inégalités salariales et la division sexuée au travail, le fait que les femmes occupent majoritairement des emplois à temps partiels et des métiers du service à faible rémunération, les maintiennent dans une dépendance économique à l’égard de leur conjoint, et la séparation devient alors une galère et une angoisse. Et le mode sur lequel ces situations sont traitées est différent aussi selon les milieux sociaux. Les mécanismes de protection et d’entraide sont davantage présents au sein de la haute bourgeoisie, en réalité pour ne pas faire de vagues. Les « médecins de famille » sont moins enclins à dénoncer les abus sur mineurs dont ils peuvent être témoins. Sans destruction de la cellule familiale (qui transmet la propriété !) et remise en question du patriarcat, comment penser résoudre le problème des violences intrafamiliales ?
L’affaire Mazan se referme mais doit ouvrir sur la poursuite d’une lutte collective pour l’égalité. Si les mobilisations féministes de ces dernières années ont permis d’obtenir des avancées –et le procès Pelicot en est la preuve –, ces violences ne pourront cesser qu’en affrontant leurs causes profondes et donc en renversant cette société d’exploitation et son inévitable et odieux cortège d’oppressions.
Uma Daunai
1 Selon la conversation créée par Dominique Pelicot pour recruter des violeurs.
2 https://www.insee.fr/fr/statistiques/5763591?sommaire=5763633(« Violences au sein de la famille »)
3 https://www.noustoutes.org/comprendre-les-chiffres/
4 Femicides in 2023. Global estimates of intimate partner/family member feminicide, rapport de l’ONU en novembre 2024. [consultable en ligne : https://www.unwomen.org/sites/default/files/2024-11/femicides-in-2023-global-estimates-of-intimate-partner-family-member-femicides-en.pdf]
5 Triple infanticide le 12 novembre [https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/11/13/triple-infanticide-en-haute-savoie-la-mere-toujours-recherchee_6392111_3224.html] et double infanticide le 26 novembre [https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-journal-des-outre-mers/la-reunion-sous-le-choc-apres-un-double-infanticide_6901628.html]
6 Mission sur les morts violentes d’enfants au sein des familles. Évaluation du fonctionnement des services sociaux, médicaux, éducatifs et judiciaires concourant à la protection de l’enfance, rapport de l’Igas, l’IGJ et l’IGAENR du 25 avril 2019. [consultable en ligne : https://www.igas.gouv.fr/Mission-sur-les-morts-violentes-d-enfants-au-sein-des-familles-Evaluation-du]
7 https://www.francetvinfo.fr/monde/italie/l-auteur-d-un-feminicide-qui-avait-bouleverse-l-italie-condamne-a-la-prison-a-perpetuite_6935315.html
8 https://www.assembleenationale.fr/dyn/17/questions/QANR5L17QE1760#:~:text=Cette%20coupe%20budg%C3%A9taire%20vise%20particuli%C3%A8rement,p%C3%A9nitentiaire%20connaissent%20de%20grosses%20difficult%C3%A9s.
9 https://www.info.gouv.fr/actualite/des-mesures-pour-renforcer-la-lutte-contre-les-violences-faites-aux-femmes