Depuis quelques années, un petit syndicat d’extrême droite allemand – « Zentrum » – essaie d’ancrer les idées d’extrême droite dans les entreprises et de concurrencer les syndicats tout-puissants de la confédération centrale, le DGB1. Si les succès de « Zentrum » restent jusque-là modestes, une croissance d’un tel syndicat pourrait s’avérer dangereuse, dans le contexte d’une montée électorale de l’AfD, de la banalisation des discours d’extrême droite et de la montée des agressions racistes ou nationalistes.
De l’automobile à un syndicat intersectoriel ?
L’organisation « Zentrum Automobil » (Centre automobile) a été fondée en 2009. Techniquement, sans représentativité nationale, il ne s’agit pas d’un syndicat. Parmi les fondateurs, un salarié de la « maison mère » de Mercedes à Untertürkheim, dans le sud-ouest de l’Allemagne, où travaillent environ 25 000 salariés, Oliver Hilburger. Figure médiatique du « Zentrum » jusqu’à aujourd’hui, il est aussi ancien guitariste d’un groupe néo-nazi et intimement lié aux réseaux de l’ultra-droite allemande.
C’est d’abord uniquement sur ce site que « Zentrum » a présenté des candidats aux élections du Betriebsrat (conseil d’entreprise). En 2010, deux candidats d’extrême droite ont été élus, sur quarante-cinq élus au total, et en 2014, « Zentrum » a obtenu quatre délégués. Dans la suite de ces modestes succès, « Zentrum » a lancé une campagne nationale en collaboration avec des réseaux et médias d’extrême droite, sous le titre de « Deviens délégué du personnel »2. Par cette campagne, l’organisation est parvenue à présenter une centaine de candidats aux élections du personnel dans l’industrie automobile (pour 18 000 « postes » au total), dans sept des seize Länder, et a obtenu dix-neuf délégués. Dans son « bastion » à Untertürkheim, elle obtient 13,2 % des votes et six élus, et pour la première fois des délégués dans d’autres sites Mercedes, mais aussi chez d’autres constructeurs, dans les usines Porsche et BMW à Leipzig en Saxe.
L’activité de terrain paraît plus restreinte, mais réelle : un journal gratuit d’entreprise, Syndicat Alternatif, qui aurait atteint un tirage de 60 000 exemplaires, ainsi qu’une feuille d’entreprise sous le nom de « Boussolle », édité avec l’aide du réseau d’extrême droite « Ein Prozent ». Mais aussi, à Untertürkheim, la défense juridique et publique d’un salarié licencié pour avoir insulté un collègue d’origine turque.
Dans l’automobile, du point de vue électoral du moins, 2018 semble avoir marqué l’apogée pour « Zentrum ». En 2022, si « Zentrum Automobil » a encore progressé à Untertürkheim – 15,8 % et sept élus – le « syndicat » a stagné ou reculé sur les autres sites, et encore aux élections de cette année, pour ne garder des élus que dans trois sites Mercedes.
Mais « Zentrum » tente cependant de se projeter dans d’autres secteurs. Ses dirigeants, présents lors des manifestations anti-vaccins lors de la crise sanitaire, ont fondé « Zentrum Santé & Social », autour de quelques figures soignantes, dont une infirmière déjà invitée par le parti d’extrême droite AfD pour témoigner au Parlement en tant qu’experte en questions hospitalières. L’organisation aurait également la volonté de se projeter dans la chimie, où le syndicat de branche IGBCE se distingue déjà par un cours très droitier, avec en ligne de mire les élections syndicales de 2026, et annoncent dans un tract la fondation de cinq nouvelles branches, dont « Hôtellerie & Restauration » et « Éducation & Enseignement ».
Dans d’autres secteurs, des organisations similaires ont pointé leur nez : dans le métro berlinois, la liste3 « Kraft durch Basis » (la puissance par la base) a obtenu deux élus aux élections syndicales de 2024. Une liste moins explicitement marquée extrême droite, mais qui compte des membres ouverts de l’AfD parmi ses militants, et dont le nom rappelle directement le programme de divertissement du régime nazi, « Kraft durch Freude ».
Phénomène virtuel ou danger réel ?
« Zentrum » trouve quelque audience sur les réseaux sociaux et médias, avec sa portée et ses limites. Un exemple : en 2018, 7000 salariés se rassemblent à Görlitz en Saxe pour protester contre la fermeture des sites de Siemens et Bombardier. Les militants « Zentrum » présents passent inaperçus, marginalisés par leur petit nombre et le service d’ordre de l’IG Metall. Mais leurs vidéos, sur le thème de la « lutte pour les usines » deviennent virales, pendant un moment. Dans les plus grandes usines, « Zentrum » se donne l’image d’un syndicat présent pour répondre aux « petits » problèmes du quotidien. Chez des sous-traitants automobiles où « Zentrum » a pu obtenir plus d’influence, c’est apparemment surtout la cogestion classique, la dénonciation des délocalisations et du capital étranger, plutôt que la défense des salariés contre le patronat.
Dans les transports et les hôpitaux de Berlin, la création de branches de « Zentrum » ou de listes proches de l’extrême droite est passée assez inaperçue sur le terrain : y compris des militants syndicaux et politiques actifs dans les secteurs concernés ne l’ont appris que par les médias.
Depuis 2022, le lien avec l’AfD est explicite – le parti a voté à son congrès l’autorisation de la double appartenance aux deux organisations, sur proposition de la figure de proue de son aile de droite dure, Björn Höcke. Le programme officiel de « Zentrum » est d’ailleurs bien loin de la représentation des salariés : il en appelle au « devoir moral de l’individu », revendique la reconnaissance de la « co-dépendance des travailleurs et du patronat » et se dresse contre « l’idée de lutte de classe qui dresse les salariés contre les patrons ». Mais dans sa propagande publique, c’est surtout la dénonciation d’une élite qui opprimerait les travailleurs, élite dont feraient partie les syndicats établis. « Zentrum » se présente comme « l’opposition contre les syndicats uniques vendus », contre « l’exportation par la mondialisation […], la cogestion comme corruption légalisée, le chantage à la réduction des salaires par des entreprises milliardaires, et le compromis pourri de bonzes syndicaux ». Un discours national-populiste qui pourrait bien trouver l’oreille d’un certain nombre de salariés, alors que des franges croissantes de la classe ouvrière – et des syndiqués – votent pour l’AfD, entre autres par dégoût de responsables politiques et syndicaux profondément empêtrés dans la cogestion du capitalisme. « Zentrum » évoque une augmentation de ses membres et dit influencer au moins une centaine d’élus, assumant au passage une certaine forme « d’entrisme », en choisissant tactiquement quand se présenter sous sa propre étiquette ou sous celle du syndicat majoritaire. Cela fait partie d’une stratégie de réorientation vers les moyennes entreprises, notamment les sous-traitants automobiles, où les candidats pour le Betriebsrat se présentent généralement sans appartenance ouverte à une liste syndicale. Le phénomène de ce syndicalisme d’extrême droite reste marginal mais il n’est donc pas exclu que son influence soit plus importante que ce que l’on discerne publiquement.
Dima Rüger, 29 décembre 2024
1 Deutscher Gewerkschaftsbund, « Union des syndicats allemands », qui regroupe l’énorme majorité des grands syndicats de branche comme l’IG Metall ou ver.di.
2 « Werde Betriebsrat », donc membre du conseil d’entreprise. C’est l’une des deux formes d’élections du personnel, en plus des « personnes de confiance » ou genre de délégués d’atelier, également élus par les salariés, plus proches des représentants de proximité, ex-représentants du personnel en France.
3 Dans l’énorme majorité des secteurs en Allemagne, il n’y qu’un seul syndicat de branche. Les oppositions syndicales se présentent généralement sous forme de listes présentées aux élections syndicales, au sein ou en dehors du syndicat.