Entretien avec Federico Winokur, dirigeant du ¡Ya Basta!, organisation de jeunesse du Nuevo Mas, étudiant à la faculté de sciences sociales de Buenos Aires et professeur des écoles.
Nous avons rencontré Federico à la faculté de sciences sociales de Buenos Aires, avant un « cacerolazo éducatif », rassemblant étudiants et personnel des facultés, appelé par des organisations de gauche, des assemblées de quartier, des syndicats d’enseignants et la coordination Unidxs por la cultura (Uni-e-s pour la culture).
Comment caractérises-tu Milei et la période actuelle de luttes en Argentine ?
Le gouvernement de Milei a été difficile à caractériser au cours de l’année passée parce qu’il s’agissait d’une année très chargée, durant laquelle tout une partie de la classe politique s’épouvantait sans que l’on sache ce qu’il allait réellement pouvoir faire une fois au pouvoir. Ce qui est clair, c’est qu’il s’agit d’un gouvernement d’extrême droite. Pour le définir, il faut tenir compte du projet du gouvernement d’inverser les rapports de force en Argentine, voire de forcer le régime politique pour le rendre moins démocratique et le soumettre encore plus à la loi du marché.
Les élections ont donné lieu à un second tour qui a permis à Milei d’obtenir un pourcentage plus élevé que la base sociale dont il dispose, avec 55 % des voix. Milei a ainsi pensé qu’il avait la légitimité pour mener une attaque d’ampleur. Nous sommes donc aujourd’hui confrontés à une période qui présente des caractéristiques défensives, une période dans laquelle on doit mener une défense active. Aujourd’hui, nous ne sommes clairement pas dans une période offensive de la lutte de classe. Certes, le défi Milei soulève également la possibilité qu’en raison de la gravité de l’attaque, une période prérévolutionnaire puisse s’ouvrir, mais pour l’instant, la période est une période de défense. Et pour préciser, après que le gouvernement ait tenté de faire passer sa « loi omnibus », nous avons précisément assisté à une défense active de nombreux secteurs de la société : se sont mobilisés essentiellement les pans de la société qui n’ont pas voté pour lui, en défense des droits démocratiques contre l’autoritarisme du gouvernement, contre le Décret de nécessité et d’urgence (DNU), la loi omnibus, les attaques contre le droit à l’avortement, etc1.
Comment s’est organisée la riposte à ces attaques ?
La victoire de Milei a été un choc pour un pays dans lequel les règles du jeu sont un peu différentes, dira-t-on, depuis 1983 et la chute de la dictature. Depuis 2001, date de la faillite des gouvernements les plus néolibéraux et de l’arrivée au pouvoir de gouvernements populistes, il y a plusieurs consensus qui maintiennent un rapport de force plutôt favorable aux travailleurs. L’arrivée au pouvoir de Milei a été un choc parce qu’il remet ouvertement en cause jusqu’aux institutions de la démocratie bourgeoise, parce qu’il parle clairement de répression. Tout un secteur de la société, qui votait plutôt pour le kirchnérisme2, est tombé dans la résignation avec l’élection de Milei.
Mais plusieurs événements de la lutte des classes ont remis en cause ce sentiment. Tout d’abord, le 20 décembre, dix jours après l’entrée en fonction de Javier Milei, il y a eu une mobilisation, à la date d’anniversaire de l’Argentinazo3, principalement menée par la gauche, par les « mouvements sociaux4 » et par les groupes démocratiques dirigés par la gauche. Cette mobilisation a été très importante parce qu’elle a contesté le protocole répressif que le gouvernement voulait imposer et a montré qu’il était encore possible de marcher, qu’il était encore possible de descendre dans la rue5. Beaucoup étaient tellement abasourdis qu’ils nous disaient, lorsque le protocole a été annoncé : « Vous ne pouvez plus défiler. » Le rôle de l’extrême gauche a été très important pour montrer que si, c’était toujours possible.
Ensuite, le gouvernement a présenté son DNU, un décret gigantesque qui devait changer énormément de choses dans le pays, tellement que je ne peux pas le décrire en détail : ce décret s’attaque aux conquêtes démocratiques, aux conquêtes des droits du travail, à toutes sortes d’acquis, d’une manière très sérieuse et sans débat. Dans une société habituée au débat, il y a eu une réaction démocratique et, ce jour-là, les cacerolazos ont commencé. Ils étaient spontanés. Les habitants de la capitale, du pays, de beaucoup de villes, ont en tête l’expérience de 2001, quand les gens sont sortis avec des casseroles et des poêles (à cause de la faim) pour protester en faisant du bruit. Des assemblées populaires ont aussi commencé à apparaître spontanément, et tout une partie de la base sociale du péronisme a commencé à bouger et à faire pression pour qu’il y ait d’abord une mobilisation de la CGT à la fin du mois de décembre, qui a été très importante et qui a montré une fois de plus que le protocole n’est pas omnipotent. Et ensuite, tout au long du mois de janvier, les assemblées de quartier sont restées actives. Dans ce cadre, l’appel à la grève de la CGT est venu plus tard, sous la pression de la base. Les bureaucrates n’ont pas fait d’effort pour que cette journée de grève du 24 janvier soit massive. Mais elle le fut tout de même, et ça a été un point d’appui très fort pour remettre en cause la légitimité du gouvernement.
Ensuite, Milei a présenté sa loi omnibus devant le Congrès pour défier les institutions, et ce avec la connivence de nombreux secteurs politiques (le radicalisme de Macri par exemple). Il y a eu des mobilisations contre la loi omnibus, menées par la gauche, avec des assemblées populaires, avec le secteur culturel, etc. Cette loi était très confuse pour la plupart des gens, nous devions donc la mettre au premier plan. La position de défense active fut très claire. Après les mobilisations devant le Congrès6, le gouvernement a retiré la loi omnibus au début du mois de février. C’est à ce moment-là qu’il est passé d’une attaque brutale sur le terrain démocratique à une attaque brutale sur le terrain de l’austérité économique.
Et aujourd’hui, il agite ce qu’il appelle le plan « tronçonneuse » et de « passage à la moulinette », qui consiste à affamer tout le monde, en augmentant le prix des transports, les loyers, les services, en maintenant les salaires à un niveau très bas, sans appeler les syndicats à la table des négociations. Tout cela s’est passé pendant l’été7, et ce qui est impressionnant, c’est qu’il y a eu une grande réaction, à un moment où la société est censée se détendre et se reposer. Maintenant, l’année va vraiment commencer. La reprise des cours dans les universités, par exemple, marquera le début de nombreuses luttes. Ici, à la faculté des sciences sociales, il y a déjà des affiches du personnel non-enseignant à l’entrée pour protester. C’est inhabituel, car normalement le personnel non enseignant, contrairement aux étudiants, ne colle pas beaucoup d’affiches à l’université. Cela en dit long sur l’atmosphère sociale et politique combative de la société argentine.
Tu milites principalement dans la jeunesse. En Argentine, la jeunesse est également un secteur très précaire de la société, presque tous les jeunes travaillent à côté de leurs études, et en plus cette jeunesse va être attaquée par Milei. Comment penses-tu que les jeunes vont réagir à ces attaques ? Pour être plus précis, vois-tu une réaction de la part des jeunes après le résultat des élections ? Quel rôle peuvent-ils jouer dans la mobilisation ? Et comment peuvent naître les relations et la coordination entre le mouvement étudiant et les autres secteurs en lutte ?
Aujourd’hui, en Argentine, les étudiants travaillent. Il est très difficile pour les parents de soutenir leurs enfants pendant leurs études, même dans la classe moyenne. Les emplois que les jeunes obtiennent sont absolument précaires : beaucoup d’étudiants travaillent dans des centres d’appel8, comme livreurs (pour des entreprises comme PedidosYa9), ou dans toutes sortes d’emplois précaires comme serveurs ou vendeurs dans des magasins de vêtements… En fait, il s’agit aujourd’hui d’emplois sans droits ou presque. Certains centres d’appel, plus légalisés, ont des normes de travail et des droits minimums. Mais les autres sont souvent en dehors de tout cadre légal, payés au noir. Il existe donc un lien direct entre le mouvement étudiant et leur rôle de travailleurs. La dissociation entre les deux n’est pas si grande.
D’autre part, il existe une longue tradition d’initiatives d’unité entre travailleurs et étudiants. Il est très courant que des caisses de grève soient constituées dans les universités lorsqu’il y a un conflit ouvrier. Il est très courant qu’une organisation étudiante, comme ¡Ya Basta! ou une autre, passe dans les amphis pour demander la participation des étudiants en soutenant financièrement les grévistes. Et les étudiants contribuent souvent. De plus, lors de processus antérieurs, par exemple durant des occupations d’universités, des liens se sont souvent établis en relation avec le domaine d’étude des étudiants. Par exemple, à la faculté de sciences sociales, les étudiants étudient les sciences de la communication, qui sont très orientées vers le journalisme, entre autres. Lors des dernières occupations, il y a eu une grande unité avec les travailleurs de la presse, par exemple de Telam10, de la télévision publique et de la radio nationale, parce que le secteur des médias publics a été très attaqué par Macri. De nombreuses actions communes ont été menées : conférences, événements de soutien, etc.
Aujourd’hui, les attaques contre l’éducation publique sont gigantesques, parce qu’il y a une énorme réduction budgétaire. En fait, l’objectif du gouvernement est de maintenir le budget de l’année dernière sans l’actualiser, alors que l’inflation est énorme11. Et il avait déjà été réduit l’année dernière. Avec ce budget, les facs ne pourront pas fonctionner. Les universités, aux mains des macristes, vont demander plus de financement au gouvernement, ce qui est sans précédent ! Ainsi, une question se pose à l’ensemble de la communauté éducative : on ne peut plus jouer aux imbéciles ou aux aveugles, parce que comment seront payés les salaires si les facs n’ont plus d’argent ? Nous savons que les directions des universités ne sont pas nos alliées, et que nous nous sommes battus avec eux des milliers de fois, mais c’est un moment où il est nécessaire de faire pression sur les directions des centres d’étudiants12 et des facultés pour qu’ils demandent plus de budget. Par exemple, nous avons réussi à pousser le centre des étudiants en sciences sociales à rejoindre le cacerolazo d’aujourd’hui13, alors que ce centre est dirigé par un secteur très bureaucratique du péronisme (plus à droite que les kirchnéristes), parce que la situation politique permet de faire pression sur eux. La lutte va maintenant consister à faire en sorte que des assemblées voient le jour dans les universités et que le processus de lutte commence. Et je dis cela en réponse à votre question sur le rôle du mouvement étudiant : le mouvement étudiant doit nécessairement se radicaliser, parce que nous allons devoir occuper la faculté à un moment ou à un autre. Et il se peut que les occupations ne soient pas aussi faciles que par le passé, parce que ce gouvernement est plus répressif. Cela signifiera également que le mouvement étudiant devra défendre ses occupations, qui, depuis un certain temps, n’avaient pas vraiment besoin d’être défendues. Il se peut que ce gouvernement envoie la police dans les universités… ce qui n’est pas arrivé dans ce pays depuis longtemps, parce que depuis la dictature, c’est absolument mal vu.
Et je pense que c’est possible : je vois dans le mouvement étudiant un certain air de recomposition politique, après une période très dure pendant la pandémie, qui a laissé toute une génération loin des processus collectifs. Cela commence à changer.
Veux-tu ajouter quelque chose ?
Il nous semble très important de partager les expériences de lutte et d’organisation qui ont lieu partout dans le monde afin de pouvoir faire une expérience collective d’un combat contre une extrême droite qui est un phénomène mondial. En réponse, nous devons nécessairement entretenir des liens, des discussions et une coordination des courants trotskistes et d’extrême gauche au niveau international.
Federico Winokur, Ainhoa Bosc et Robert Daman
1 Les premières mesures de Milei furent des attaques d’envergure contre toute la société argentine. Le « Décret de nécessité et d’urgence » (DNU) cherchait à poser les bases d’une dérégulation massive de l’économie. La « loi Omnibus », loi fourre-tout comptant plus de 600 articles, tentait de s’attaquer à tous les acquis sociaux du mouvement ouvrier, en matière politique, judiciaire ou économique, en commençant par attribuer des pouvoirs étendus au président.
2 Lire https://npa-revolutionnaires.org/elections-arg/ et https://npa-revolutionnaires.org/argentine-droite-et-extreme-droite-unies-pour-renforcer-la-regression-sociale/
3 « L’Argentinazo » est un mouvement de révoltes populaires ayant mis à la porte cinq gouvernements en quelques mois, au cours des années 2001 et 2002.
4 Par « mouvements sociaux », il faut entendre principalement le mouvement des piqueteros, travailleurs sans emplois.
5 Le Protocole de la ministre de la Sécurité, Patricia Bullrich, vise entre autres à empêcher toute manifestation entravant la circulation routière. Cela revient à interdire toute manifestation.
6 Lire https://npa-revolutionnaires.org/en-argentine-seule-la-mobilisation-pourra-vaincre-les-projets-de-milei/
7 L’été, et les vacances scolaires qui l’accompagnent, a lieu en janvier et en février en Argentine. Le mois de mars est le mois de la rentrée scolaire… et de la rentrée sociale !
8 Les Calls Centers sont des centres d’appels téléphoniques, destinés à démarcher commercialement des clients potentiels.
9 Entreprise de livraison de nourriture à domicile, équivalent en Argentine de Uber Eats ou Deliveroo.
10 Agence de presse nationale.
11 En 2023, l’Argentine est le pays qui a subi la plus grosse inflation, avec une augmentation des prix proche de 200 %.
12 Les Centres d’étudiants sont les instances de représentation des étudiants dans les facultés. Ces instances ont plus de poids sur les administrations et plus de soutien chez les étudiants qu’en France.
13 Les cacerolazos, manifestations à l’aide d’ustensiles de cuisine, sont devenus un mode de manifestation politique très répandu en Argentine, suite à l’Argentinazo de 2001. La population était alors sortie dans les rues munie de casseroles pour protester contre la misère et la faim. Un cacerolazo était organisé devant la faculté de philosophie et de lettres de Buenos Aires juste après notre rencontre le 21 février, qui a réuni plusieurs centaines de personnes.