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Argentine : l’extrême droite au bord du pouvoir ?

Dimanche 22 octobre 2023, le second tour de l’élection présidentielle a mis en ballottage (balotaje) l’actuel ministre de l’Économie Sergio Massa, candidat de l’Union pour la patrie (Union por la Patria), la coalition péroniste1, et le candidat d’extrême droite libertarien Javier Milei, économiste monté sur la scène politique depuis la pandémie du Covid et qui avait remporté plus de 30 % des voix lors des élections primaires (les Paso)2 avec son mouvement « La Liberté avance » (La Libertad Avanza). Ces résultats doivent être mis en perspective, car avec plus de dix millions d’abstentions et près d’un million de votes blancs et nuls, ce sont 34 % des possibles électeurs qui n’ont pas souhaité participer à cette élection, dans un pays où en principe le vote est obligatoire.

Pourquoi un tel succès de Milei ?

Dans un pays où la pauvreté atteint 40 %, où près de la moitié de la population active travaille au noir pour un salaire de misère et sans protection sociale, où l’inflation annuelle a atteint 140 %3, la colère contre le gouvernement en place et ceux des dernières années est très présente. L’alternance classique entre la droite et les péronistes a suscité de plus en plus de désillusions et de rejet de la part de la population. Milei, par une démagogie antisystème, fait croire qu’il représente une alternative. Mais contrairement à certains types d’extrême droite qui se donnent un vernis social, comme Le Pen en France, Milei prêche un capitalisme totalement débridé, afin de « libérer l’économie ». Par des propositions démagogiques, comme la conversion de la monnaie argentine en dollars, l’ultralibéralisation de tous les services publics (santé, éducation, banques) et la réduction de l’État à son stricte minimum (la justice et la force de répression), il donne l’illusion de s’attaquer à la bureaucratie étatique et suscite l’espoir d’une économie plus stable, avec des salaires qui ne seraient pas continuellement rongés par l’inflation. Ce discours, qui se veut anti-caste, s’accompagne d’une rhétorique toute inspirée de la propagande anti-ouvrière classique de la droite et de l’extrême droite, et qui vise aussi directement les organisations de la gauche révolutionnaire. Il a par exemple crié haut et fort qu’une fois élu, il mettrait les piqueteros4 en prison. Dans la même ligne que la candidate de la coalition de la droite Patricia Bullrich, il a passé son temps à dire qu’avec lui c’en serait fini des cortes de ruta qui empêchent les gens qui ne vivent pas des aides de l’État d’aller travailler. Le candidat du parti de Milei pour la municipalité de Buenos Aires a même déclaré que sa première mesure serait d’enfermer Eduardo Chiquito Belliboni, dirigeant de l’organisation des piqueteros du Parti ouvrier. Sur certains bus, sous leurs affiches de campagne, il est écrit : « pour que ce bus ne soit plus dévié par les piqueteros ». Loin de questionner le problème de fond, qui est structurel dans le système capitaliste, Milei s’attaque plutôt aux « fonctionnaires fainéants », aux piqueteros « assistés » et à la bureaucratie qui empêcherait l’économie de prospérer.

Cette démagogie prend malheureusement racine dans la situation désastreuse du système public, qui impacte le plus directement la population et qui est le résultat direct des politiques menées depuis quinze ans. L’observatoire « Argentins pour l’éducation » a publié en 2023 un rapport montrant que la moitié des provinces avaient réduit leurs dépenses en matière d’éducation entre 2004 et 2021. Conséquences : des écoles vétustes avec un manque de chauffage fréquent, des classes surchargées et des enseignants qui voient leur salaire très loin de rattraper l’inflation. Concernant le système de santé, les hôpitaux sont débordés, parfois insalubres (avec la présence de rats et de pigeons), le manque de personnel entraîne une surcharge de travail et un service dégradé. À la périphérie des grandes villes, de nombreux quartiers construits de manière informelle ne sont pas reliés aux égouts ni à l’éclairage public, les coupures d’électricité et d’eau y sont fréquentes. L’insécurité générée par la précarité et les trafics sert de base au discours sécuritaire de la droite et l’extrême droite.

Le candidat libertarien, avec l’aide des médias, a grandement contribué à polariser le débat politique sur les thèmes de la droite : la sécurité, la faute aux chômeurs qui ne veulent pas travailler, les étrangers qui profitent du système social… allant même jusqu’à polémiquer sur des faits avérés, que personne ne remettait ouvertement en question jusqu’alors, comme les 30 400 victimes de la dictature militaire, dont Milei et sa candidate à la vice-présidence Victoria Villaruel affirment qu’ils n’étaient que 8 000, ou à remettre en question l’impact humain sur le changement climatique.

Une part a priori importante des votes pour Milei ne sont par ailleurs pas des votes d’adhésion, mais des votes de protestation contre les partis traditionnels. Une part de la population pense qu’un Milei est idéal pour renverser l’échiquier politique. Auprès de certains, sa formation d’économiste lui donne du crédit, mais de façon générale c’est plutôt sa personnalité qui attire pour son profil de rupture, ou effraie au contraire pour sa folie. Sa propagande ainsi que celle de la droite ont également contribué à brouiller la scène politique. Les débats houleux durant lesquels les candidats de la bourgeoisie se traitent mutuellement de « socialistes », ont renforcé l’idée, en particulier chez de nombreux jeunes, que le gouvernement péroniste menait une politique réellement socialiste, ce qui n’est pas sans lien avec le fait qu’une part de l’électorat confonde le camp péroniste avec le FIT-U5.

Un revirement au second tour, qui témoigne d’une prise de conscience

Cependant, lors du second tour, le vote massif a été en faveur de Massa, qui a remporté trois millions de voix de plus par rapport aux primaires, passant de 21 % de l’électorat à 36 %. Comment expliquer ce changement ? Loin d’un vote massif d’adhésion, le vote pour Massa est caractéristique du vote barrage face à l’extrême droite. Durant l’entre-deux tours, Milei, se sentant pousser des ailes, a montré plus ouvertement son visage réactionnaire, machiste, climatosceptique et négationniste, ce qui a fait changer d’opinion une part importante de l’électorat, qui a progressivement réalisé le danger. La campagne du camp péroniste pour former une unité nationale contre le danger libertarien a largement participé à ce vote barrage contre l’extrême droite. Cependant, nombre de celles et ceux qui ont voté pour Massa au second tour ne se font pas d’illusions et sont conscients que c’est le vote pour le « moindre mal ».

Mais ce n’est pas seulement au sein de la population que s’est produit le changement. La grande bourgeoisie, qui dépend du commerce mondial, a fait campagne contre Milei, en particulier le secteur bancaire contre son plan de dollarisation et de suppression de la Banque centrale. Le grand capital argentin préfère pour l’instant un gouvernement de Massa, avec lequel il sait qu’il pourra dialoguer facilement, étant donné que ce dernier aura l’appui des centrales syndicales qui garantissent une chape de plomb sur les travailleurs afin d’éviter une explosion sociale de la classe ouvrière. De même, concernant les relations internationales, Massa a su donner de bonnes garanties à la bourgeoisie et au Fonds monétaire international (FMI), notamment en cherchant de nouveaux accords commerciaux en direction de la Chine et plus largement des Brics. Pour l’instant, Milei ne dispose pas d’un parti structuré, ni d’appui au sein de l’appareil d’État bourgeois suffisamment solides pour lui permettre de mettre sa politique en place. Déjà durant sa campagne, il avait dû s’allier localement avec divers groupes issus de la droite pour avoir une présence nationale. Le ralliement récent à la campagne de Milei de Patricia Bullrich, candidate de la principale coalition de droite, Ensemble pour le changement (Juntos por el Cambio), et de Mauricio Macri, leader de la principale force de cette coalition, Proposition républicaine (PRO) et ancien président, peut lui apporter un regain de forces militantes supplémentaires ainsi qu’une partie des voix de l’électorat de droite. Cela reste cependant à vérifier, car le ralliement des deux dirigeants a fait exploser la coalition de droite, dont une partie ne pouvait se résoudre à appuyer la campagne libertarienne. De plus, pour Milei, se retrouver avec deux politiciens tout à fait emblématiques de cette caste qu’il dénonce tant, pourrait ternir quelque peu son image antisystème. Mais il n’est pas impossible qu’en cas de victoire son parti se structure en peu de temps, avec l’appui de la bourgeoisie, afin de lui permettre d’appliquer une politique anti-ouvrière répressive.

Il est clair pour les camarades militants révolutionnaires du FIT-U que le phénomène Milei ne doit pas être pris à la légère. Bien que des nuances existent sur la position à prendre face au ballottage, entre appel au vote blanc et campagne contre le candidat libertarien, les militants avertissent que le seul vote ne suffira pas à endiguer la montée de l’extrême droite. Sans considérer que les deux candidats sont « les mêmes » c’est-à-dire de dangerosité égale pour la classe ouvrière, il est indéniable que Massa n’a pas attendu d’être candidat (et de possiblement être élu président) pour imposer à la population des mesures d’austérité économique fortes. Si l’état actuel de l’économie argentine est le résultat des politiques capitalistes des gouvernements successifs, de droite comme péronistes, c’est bien durant le mandat de Massa que l’inflation et la pauvreté ont atteint des niveaux records. C’est pour cela que Massa ne bénéficie globalement pas d’une bonne image auprès des Argentins, qui se retrouvent à devoir choisir entre « le moins pire » des deux. C’est pour cela que les camarades du FIT-U ne sous-estiment pas la menace que représente Milei : son succès est basé sur la colère et le ras-le-bol d’une population épuisée par des années d’inflation et de restrictions économiques.

Il est également clair que, quel que soit le résultat du prochain vote le 19 novembre, les travailleurs d’Argentine devront se préparer à riposter face aux attaques que le gouvernement mettra en place, et lutter contre l’appauvrissement généralisé de la population, la destruction du service public et une répression accrue. Les luttes récentes dans les provinces de Jujuy et de Salta ont montré une combativité qui a débordé le cadre habituel imposé par les directions syndicales. Pour l’instant, les militants révolutionnaires n’ont pas été en mesure de diriger ces luttes, bien qu’ils y aient participé activement. Un regroupement électoral comme le FIT-U, qui a réussi à capter et garder une part non négligeable de l’électorat (2,7 %, soit 722 000 voix) et a gagné deux députés supplémentaires, pourrait permettre de franchir un cap dans l’organisation et la conscientisation des luttes, à condition qu’il permette d’organiser le mouvement à la base et que ses militants fassent la démonstration d’une capacité d’action coordonnée.

Flora Marilla, Jean Einaugig

 

 


 

 

1 Mouvement politique bourgeois argentin.

2 Primaires ouvertes obligatoires, c’est le « premier tour » de l’élection, où sont choisis les candidats pour chaque parti ou coalition. Elles désignent les listes qui accèdent au second tour, qui est l’équivalent du premier tour en France.

3 La banque JP Morgan, dont les prévisions sont très écoutées dans les milieux d’affaires, fait des estimations d’une inflation autour des 210 % pour la fin de l’année 2023.

4 Les manifestants au chômage (ou qui ont un ou plusieurs emplois non déclarés), qui revendiquent un accès à un travail légal et digne en faisant des piquets et des blocages de rue (cortes de ruta).

5 Front de gauche et des travailleurs-Unité, coalition des quatre principaux partis d’extrême gauche d’Argentine : le Parti ouvrier, le Mouvement socialiste des travailleurs, le Parti des travailleurs socialistes et la Gauche socialiste.