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Au Chili, « on se prépare à de nouvelles confrontations de classe »

Entre l’explosion sociale d’octobre 2019 qui a débouché sur l’élection de Gabriel Boric (centre-gauche) et la déception d’une Convention constitutionnelle conduite par l’extrême-droite, le Chili connaît une situation complexe qui offre un créneau aux militants révolutionnaires.

Nous publions ci-dessous le point de vue de Joaquín, militant du Movimiento Anticapitalista au Chili, organisation de la Ligue Internationale Socialiste.

 

 

Comment résumer la politique de Boric depuis son élection en décembre 2021 ?

Dès les premiers jours de la révolte de 2019, Boric s’est présenté comme un conciliateur de classes à travers son « Pacte pour le Chili » en promettant des avancées sociales, un tournant économique et un renouveau constitutionnel. Après l’échec de la Convention Constitutionnelle et le renoncement à ses principales promesses de campagne, il montre qu’il n’est que la continuité du capitalisme chilien en durcissant encore la répression avec sa loi dite de la « gâchette facile » qui étend la légitime défense des gendarmes, en plus de leur accorder un budget plus large. La loi aura un effet rétroactif pour couvrir tous les crimes commis pendant la révolte. Boric renforce aussi la militarisation des frontières et de nouveaux territoires mapuches, en approuvant le discours de l’extrême-droite.

Économiquement il met en place la semaine de quarante heures (contre quarante-cinq actuellement) en le présentant comme un progrès social. C’est d’abord une mesure taillée pour le patronat qui permet de flexibiliser le travail et empêche toute négociation collective. Enfin, il se targue d’augmenter le salaire minimal (de 180 000 pesos chiliens à 500 000 en juillet 2024), « la plus grosse augmentation en dix ans », mais elle est totalement annulée par une forte inflation, de lourdes charges pour les ménages et la dévaluation de la monnaie.

Comment est-on passé d’une révolte sociale si forte qui rejette tout le modèle libéral à ce processus constitutionnel aujourd’hui dirigé par l’extrême-droite ?

Au niveau électoral, la colère a été récupérée par le discours populiste de l’extrême-droite qui lie insécurité et migration, et rend la Convention constitutionnelle responsable de tous les maux. Mais au niveau social, le mouvement a creusé un gouffre avec la caste politique, a engendré un large sentiment anticapitaliste sur fond de crise économique, et a ouvert un cycle de revendications sociales autour de la gratuité des études, de la légalisation de l’avortement et de la fin des fonds de retraite par capitalisation. Le contexte de pandémie et la Convention constitutionnelle ont avorté la lutte qui commençait à s’organiser, et Boric joue son rôle de canalisateur de centre-gauche avec le front électoral (de la droite libérale jusqu’au PC) qui lui a permis d’être élu. Dans l’immédiat, l’ambiance n’est pas à la lutte mais la jeunesse se politise et la radicalité va continuer de s’exprimer. Pour le moment, on oscille entre découragement et colère, mais il faut se préparer à de nouvelles confrontations de classe.

Dans ce contexte, quel rôle doivent jouer les révolutionnaires ?

La rage croît, de nouveaux secteurs de la classe ouvrière se sont dotés de cadres, mais il n’existe pas encore d’organisation révolutionnaire qui sorte de la marginalité. La dictature de Pinochet a effacé toute tradition ouvrière. Nous devons reconstruire nos espaces d’échanges et construire une opposition au gouvernement tout en freinant l’extrême-droite. La tâche des révolutionnaires vise à ouvrir le débat sur ces perspectives. Notre faiblesse numérique impose notre unité pour se faire entendre. Il nous faut nous accorder sur un programme d’urgence face à la crise économique et proposer une politique crédible à la classe travailleuse. La révolte a généré des réflexions, notamment dans la jeunesse, sur ce qu’il a manqué, dont le manque d’organisations du genre. Il s’ouvre, pour les révolutionnaires, un nouveau chapitre plus favorable, et il nous faut plus que jamais être visible.

Au niveau syndical, comment caractériser l’ambiance actuelle ?

Au Chili, les syndicats n’incarnent pas un véritable canal pour défendre les droits des travailleurs. D’abord, il n’est pas possible de négocier par branche et, si des luttes existent, elles ne relèvent pas d’une initiative générale. La loi des quarante heures en est la preuve actuelle : le PC, très fort au sein de la CUT (principale centrale syndicale), la présente comme un progrès. Plus généralement, même la CUT n’est que peu représentative. La mobilisation de 2019 a éclaté complètement indépendamment d’elle, après avoir perdu beaucoup de crédibilité en appuyant toutes les réformes de l’ancienne présidente Michelle Bachelet (2014-2018). La centrale tente une réorganisation interne par en haut mais aucun changement politique n’est à prévoir.

 

 

(Article paru dans Révolutionnaires numéro 3, été 2023)