Nos vies valent plus que leurs profits

Au Soudan, la guerre contre le peuple

Le 26 octobre, la population d’El Fasher (dans la région du Darfour, à l’ouest du Soudan, entre le Sahara et le Sahel) a été massacrée par la milice paramilitaire des Forces de soutien rapide (FSR). Cette boucherie a été commise après le siège de la ville, dans le contexte de la guerre civile commencée en 2023 entre les FSR du général Mohamed Hamdan Dogolo, dit Hemedti, et l’armée soudanaise (FAS) du général Abdel Fattah al-Burhan.

Plus qu’une guerre civile entre deux armées, il s’agit bien aujourd’hui d’un massacre organisé par les FSR. Malgré un an et demi de siège et une famine, la ville d’El Fasher était la dernière grande ville du Darfour à ne pas être tombée aux mains des FSR, grâce à la résistance armée et à des initiatives de solidarité. Mais le 26 octobre 2025, les FSR l’ont investie, tuant 3 000 civils en trois jours, fusillant, mitraillant, violant, assassinant jusque dans une maternité. Les civils ne sont pas de simples dommages collatéraux : ils sont ciblés comme tels. L’usage de drones, la diffusion de vidéos de meurtres impunis sont le signe que cette guerre est menée comme une guerre d’anéantissement. Des millions de personnes sont déplacées, la crise alimentaire atteint des seuils historiques, la famine est confirmée dans plusieurs zones, l’accès humanitaire bloqué, les populations affamées et traquées.

Une guerre dont les racines remontent loin en arrière

En 2003, un conflit opposait des groupes rebelles à l’État soudanais, lequel armait et soutenait des milices arabes, les Janjawid, pour écraser les populations non-arabes de la région, faisant des centaines de milliers de morts et plus de 2,7 millions de déplacés dans tout le Soudan, principalement au Darfour. Vingt ans après, les massacres et les exactions recommencent, les FSR de Hemedti étant issues des Janjawid.

En 2020, les missions des Nations unies et de l’Union africaine ont signé un accord de paix qui n’a jamais réglé les causes profondes : l’accès à la terre, aux ressources, la marginalisation politique. Dans une société capitaliste qui engendre une concurrence sanglante entre le patronat des différentes puissances, il ne pouvait qu’être un mirage.

La révolution de 2019 et la prise du pouvoir d’al-Burhan

Le 11 avril 2019, après cinq mois de révolte populaire réclamant la baisse du prix du pain et de meilleures conditions de vie, l’armée soudanaise destituait le dictateur Omar el-Bechir, mettant en place un organe de direction du pays, le Conseil militaire de transition, dirigé par al-Bhuran. Mais le soulèvement réclamait également la fin de toute dictature militaire. Les manifestations ont continué, à l’appel de la coalition de l’opposition (FDLC) et du principal syndicat, l’Association des professionnels soudanais (APS). C’est par la forme, entre autres, d’un sit-in permanent devant le QG de l’armée que les manifestants ont continué à faire pression sur l’État. Les 28 et 29 mai, en pleine grève générale, l’armée a finalement réprimé le mouvement. Le 3 juin, les manifestants étaient dispersés à coups de feu et de gaz lacrymogènes. Cet événement, connu comme le « Massacre de Khartoum », a fait 150 morts, des centaines de blessés et plusieurs viols ont été commis : l’œuvre des FSR, une branche de l’armée soudanaise dirigée par le vice-président du Conseil militaire de transition, Hemedti.

Tout pour les profits, des balles pour le peuple

En 2021, les deux généraux avaient écarté les civils du gouvernement, notamment le Premier ministre Abdallah Hamdok. Puis deux ans de tensions entre l’armée régulière et les FSR ont mené, en avril 2023, à la rupture définitive entre le président et son vice-président. Chacun a ses intérêts propres à défendre : pour l’armée, à l’est du pays, le contrôle du commerce de la mer Rouge, des mines d’or et du blé ; pour les FSR, à l’ouest, les mines d’or du Darfour et le contrôle migratoire vers la Libye. Jusqu’à ce jour, chaque armée cherche à gagner du terrain pour prendre le contrôle de tout le pays, avec la participation, directe ou non, de plusieurs États étrangers. L’or du Darfour intéresse particulièrement les Émirats arabes unis, qui ont tissé un large réseau d’alliance entre la Chine, le Tchad, la République centrafricaine, le Soudan du Sud et la Libye de Khalifa Haftar.

Le Darfour possède d’importantes richesses minières et agricoles, notamment de l’or et des terres fertiles. Le contrôle de ces ressources est l’enjeu de ce conflit, notamment pour les pays du Golfe et d’autres acteurs internationaux qui ont des intérêts stratégiques dans la région : la stabilité politique régionale pour sécuriser les routes commerciales et les corridors d’exportation, l’accès et le contrôle des ressources naturelles, directement ou via des partenaires locaux.

De l’autre côté, la Russie, l’Iran, le Qatar, la Turquie et l’Égypte se rangent derrière l’armée soudanaise pour son accès à la mer Rouge. La Russie apporte également un soutien financier et des mercenaires venus d’Ukraine et du Tchad ont rejoint le Soudan.

L’Union européenne, elle, a financé les FSR, notamment dans le cadre de son programme anti-migration du « processus de Khartoum ». Quant à l’embargo sur les armes, il est contourné par plusieurs entreprises dont KNDS France et Lacroix Défense, qui vendent entre autres le système informatique multitâche pour les véhicules blindés Galix aux Émirats arabes unis, qui eux-mêmes fournissent les FSR en armes, drones, matériel antiaérien… Des détournements dont l’État français n’ignore rien.

Si les entreprises qui exploitent l’or au Soudan sont officiellement émiraties, soudanaises ou russes, plus de 50 % de l’or extrait au Soudan n’est pas commercialisé via les voies formelles et répond aux intérêts de grandes puissances impérialistes comme l’Union européenne, les États-Unis et la Chine.

La trêve humanitaire proposée par les États-Unis semble au mieux un pansement sur une blessure béante. Tant que les machines de mort sont alimentées, tant que les marchés d’armes prospèrent, tant que les populations sont traitées comme des pions, aucune « réconciliation » ne peut tenir. Les appétits de clans militaires rivaux font le jeu des grandes puissances et leur pillage des richesses du continent contre les peuples qui en paient le prix fort.

Arvo Vyltt et Juliette