Nos vies valent plus que leurs profits

Barrage de Carbonne sur l’A64 : du pinacle au naufrage…

Le barrage des agriculteurs de Haute-Garonne aura tenu huit jours, jusqu’au moment où son leader emblématique s’estimant satisfait des annonces de Gabriel Attal a décidé de lever le camp, sans même une assemblée générale. Certains diront que cette figure locale, bon client des médias, aura été retournée par le Premier ministre avide de petites victoires… La réponse à trois revendications paysannes aura suffi à désamorcer ce barrage à l’origine du vent tempétueux de la contestation : abandon de la taxe sur le GNR (gazole non routier), facilitation de l’irrigation des cultures, meilleure prise en charge de la MHE (maladie hémorragique épizootique) par les services de l’État. Malgré l’énorme couverture médiatique accordée à cet évènement, l’ensemble des manifestants du pays estiment que le compte n’y est pas. Rien sur le revenu, les prix imposés par les gros distributeurs et les entreprises agro-alimentaires de la viande, du lait, les phytosanitaires et fertilisants, la prédation, le libre échange, les « clauses-miroir » (qui permettent d’importer des aliments produits avec des normes environnementales inférieures à celles autorisées en France), l’avenir de l’agriculture « française » et quantité d’autres points de friction. Le mouvement continue donc… sans le barrage de Carbonne !

Bataille pour le leadership paysan : la lutte dans la lutte

Les rivalités syndicales apparaissent de plus en plus dans ce conflit. FNSEA-CNJA, Coordination rurale et Confédération paysanne, chacune cherchant à garder sa zone d’influence et à marquer des points. Rares sont les endroits où il est possible de croiser les différentes composantes ensemble, chacune se fixant ses objectifs sur le terrain, chacune poussant ses feux. Car de toute façon, les intérêts et les revendications portés par les unes et les autres sont très différents voire antagonistes.

La FNSEA et son appendice chez les jeunes, le CNJA sont les porte-paroles des plus gros agriculteurs

Le président de la FNSEA est un capitaliste de l’agrobusiness : Arnaud Rousseau dirige en effet le groupe Avril (Lesieur, Puget). Lors des élections aux chambres d’agriculture de 2019, qui fixent le niveau de représentativité syndicale, ces deux syndicats alliés pour l’occasion, réunissaient 55 % des voix. Un score les assurant d’une position centrale et incontournable dans la cogestion des affaires agricoles avec les pouvoirs publics. Ces deux formations ont la réputation d’être de droite, avec qui elles entretiennent les meilleures relations.

La Coordination rurale, la mouvance « bleu-blanc-rouge »

Ce syndicat (21 % aux élections de 2019), qui a surgi en 1991 de la contestation du projet de réforme de la PAC en 1992, est issu de la matrice FNSEA. Les thèmes revendiqués par la Coordination rurale, la souveraineté agricole, la lutte contre l’Europe et le déclassement, en font une organisation poreuse et perméable aux idées « nationales ». Il est d’ailleurs aisé de constater le choix du RN ou de Reconquête ! de s’exprimer face aux médias à partir de ses cortèges et barrages.

La Conféderation paysanne, une gauche minoritaire dans la profession

Syndicat héritier des « travailleurs paysans », avec 20 % aux élections de 2019, défenseur d’une agriculture paysanne, il s’est construit dans une opposition constante au syndicalisme majoritaire. Syndicat de contestation, il s’inscrit volontiers dans les luttes écologiques – comme à Notre-Dame-des-Landes ou Sainte-Soline. Ce qui lui vaut la haine farouche de la FNSEA qui a demandé son exclusion des chambres d’agriculture pour appels à la violence avec « les Soulèvements de la Terre ». Pour nombre de militants de la Conf’, la simple cohabitation dans une manifestation avec des adhérents FNSEA est tout bonnement impossible, chacun gardant pour l’autre un chien de sa chienne…

Le Modef, anecdotique, mais encore vivant

Avec 2 % aux élections professionnelles de 2019, cette petite formation essentiellement implantée dans le Centre et le grand-Ouest vit sa vie. Créée en 1959 d’une scission de la FNSEA, elle est souvent présentée comme proche du PCF. Elle rejoint les barrages même quand ils sont animés par la FNSEA…

Tous les syndicats restent à l’offensive

Tenir les barrages, bloquer des grandes villes, perturber les entreprises agroalimentaires, de grande distribution, les administrations publiques et agricoles, le marché international de Rungis ou les aéroports, cette agitation est censée conduire l’État à céder. Les quelques mesures annoncées par Attal sont loin de satisfaire le cahier étoffé des revendications paysannes. Elles sont à peine le début de ce qu’il faudrait pour redonner de la trésorerie, de la viabilité, des perspectives, du moral, aux exploitations agricoles – qui par ailleurs sont dans une extrêmement grande diversité de situation, entre de gros capitalistes de la terre et de petits exploitants dont la situation est proche de celle de salariés ou retraités précaires. De toute façon, ce sera encore bien loin de permettre d’inverser le cours actuel des choses et faire sortir l’agriculture du système et des logiques capitalistes… Dans l’immédiat, les forces de gendarmerie et les blindés ne feront pas taire l’immense colère des agriculteurs.

Marty Letterien