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Chili 1973 : la chute annoncée de l’Unité populaire (première partie)


El tanquetazo
, 29 juin 1973 :

Répétition générale pour les putschistes et test sans appel pour la gauche

 

L’Amérique latine est un laboratoire social pour le capitalisme et ses opposants depuis sa formation violente née de la collision coloniale. Son insertion dépendante dans le marché mondial, la superposition de sociétés unies par la contrainte du marché en font une claire illustration de ce que Trotski appelait le développement inégal et combiné du capitalisme. Le Chili de la fin des années 1960 a mêlé tout cela : un espace urbain concentré au milieu d’un monde rural mêlant grandes propriétés et paysans pauvres, un monde européen greffé sur l’expropriation des peuples originaires1, une industrie, un modèle d’extractivisme avant l’heure centré sur l’exportation du cuivre avec une petite production. Riche d’une histoire sociale marquée de révoltes influencées par l’anarcho-syndicalisme et de répressions (comme la grève de Santa Maria de Iquique, 21 décembre 1907 avec ses 3 000 victimes), le mouvement ouvrier chilien abordait le seuil des années 1970 et l’arrivée au pouvoir de l’Unité populaire le 4 septembre 1970 avec une social-démocratie implantée, un Parti communiste incontournable dans la classe ouvrière2, un syndicalisme confédéré puissant et une extrême gauche active portée par l’impulsion de la révolution cubaine et dont les cadres ont été formés en grande partie par les organisations trotskistes3. Ce qui pouvait ressembler à des atouts s’est mué en limites tragiques dont il convient de tirer les leçons pour aujourd’hui.

Un coup de force attendu

Au printemps 1973, une majorité des militants s’attendaient à une réaction violente de la bourgeoisie, mais pas sous la forme qu’elle a prise. Le tanquetazo, sobriquet pour désigner un coup de force avec des blindés, n’aura réuni que le deuxième régiment blindé commandé par le colonel Souper avec seize unités et quelques centaines de soldats. Mais cet échec a révélé toutes les contradictions de la situation. L’Unité populaire traversait des difficultés croissantes depuis les grandes mobilisations patronales de l’année précédente, avec des sabotages, une grève paralysante des transports dans un pays où tout se fait par la route. Depuis l’arrivée au pouvoir par les élections de 1970 de Salvador Allende (36 % des votants contre 34 % pour les conservateurs), à la tête d’une coalition de gauche avec le Parti socialiste et le Parti communiste, cette Unité populaire ne devait sa survie parlementaire qu’au soutien fragile et conditionné de secteurs de la Démocratie chrétienne. Cette expérience électorale était à contre-courant au sein d’une gauche radicalisée par le foquismo, cette impasse rurale de lutte armée, ou les actions de guérilla urbaine – avec des attaques de banques, des distributions alimentaires dans les bidonvilles – inspirée des Tupamaros4 (Uruguay). Cette volonté d’un socialisme légaliste a entraîné les forces de l’Unité populaire vers les solutions institutionnelles et techniques. Tandis que le Parti communiste menait sa « bataille pour la production » contre toute l’auto-organisation ouvrière naissante des Cordones industriales, le Parti socialiste recrutait jusqu’en Grande-Bretagne des informaticiens pour créer une planification « cybernétique » pour assurer les flux logistiques… sans la participation des travailleurs5. Mais l’unité était ailleurs car ni l’un ni l’autre ne voulait briser le pouvoir de la bourgeoisie et des grands propriétaires terriens.

Le régiment blindé qui prit position aux points stratégiques de la capitale, Santiago, avec 400 soldats ne rencontra aucune résistance. Animée par des militants et des officiers d’extrême droite (Patria y libertad), cette opération se faisait le relais de la campagne de la droite conservatrice avec, à sa tête, le groupe de presse El Mercurio (détenu depuis quatre générations par la famille Edwards). Espérant l’assentiment de la grande bourgeoisie et le soutien du corps des officiers majoritairement acquis à une solution forte, les putschistes pensaient provoquer un choc salutaire et renverser le gouvernement minoritaire depuis les élections de 1972. Mais le basculement n’eut pas lieu : la situation n’était pas encore mûre pour les vrais putschistes qui préféraient se tenir encore dans l’ombre.

Le décalage entre la classe et ses organisations

En effet, le mouvement ouvrier présentait encore des capacités de résistance. L’Unité populaire n’a jamais préparé une véritable confrontation avec la bourgeoisie chilienne, même lors de la bataille autour de la nationalisation des mines de cuivre. Elle était sûre de la « doctrine Schneider », haut gradé de l’armée chilienne, qui postulait le légalisme du corps des officiers. Préparer l’armement des travailleurs était exclu, la justification étant bien sûr de ne pas servir de prétexte à une réaction violente des possédants. Mais les réactions spontanées de la classe ouvrière depuis 1972 allaient plus loin que ce réformisme impuissant qui préparait la voie pacifique vers la barbarie. On avait vu naître en effet une organisation à la base, décentralisée, les Cordones industriales, véritables coordinations des équipes militantes dans les zones industrielles, en relation parfois avec les occupations des grandes propriétés foncières et des universités. Quelques jours avant le tanquetazo, le 19 juin, 39 occupations de terres étaient coordonnées avec le Cordón de Cerillos Maipú, l’un des plus importants6. La Centrale unique des travailleurs (CUT), sentant la pression de la base, appela le 21 juin à la grève ; dans un pays de 10 millions d’habitants, il y eut 1,3 million de grévistes, dont 700 000 dans la seule capitale. Le 29 juin, jour du coup de force, par une allocution radiophonique, Salvador Allende appela « à ce que le peuple prenne les rues mais pas pour se faire tirer dessus. […] Si l’heure est venue, le peuple aura des armes. Mais je fais confiance aux forces armées restées loyales au gouvernement ». Toute l’impasse de l’Unité populaire était exprimée en une minute. Les mutins furent vite appréhendés par des unités venues en renfort pour protéger le palais présidentiel. Mais dans les quartiers, dans les locaux syndicaux, dès la fin de la matinée avaient convergé des centaines d’équipes7 avec du courage et de la détermination pour s’organiser mais sans directives, sans moyens. Des mineurs étaient descendus du Norte Chico avec de la dynamite pour préparer la riposte, des colonnes de militants se sont formées pour converger vers la Moneda, le palais présidentiel qui venait d’être mitraillé par les putschistes.

La croisée des chemins

Ce putsch raté fut un test grandeur nature. Augusto Pinochet, futur dictateur quelques semaines plus tard, dira dans ses mémoires que ce tanquetazo fut un « tir d’artillerie d’essai » qui permit au cercle des putschistes de voir les faiblesses du prolétariat : la lenteur de la réaction ouvrière, l’absence d’arsenal sérieux, la faible coordination. Cela lui permit aussi de rafraîchir les listes des militants, de préparer la logistique de la torture et des internements, et de repérer au sein de l’armée les secteurs proches de l’Unité populaire8. L’extrême gauche, incarnée par le MIR, fit un bilan sans concession de ce putsch manqué dans un document du secrétariat national. Mais, derrière l’appel à la lutte armée, il n’y a pas eu de rupture avec l’Unité populaire. Le Parti communiste y vit la confirmation de sa ligne démocratique avec l’échec d’un « coup d’État » et la loyauté de l’état-major. Un peu plus tard, le secrétaire du Parti socialiste, Carlos Altamirano, abandonna à leur sort les centaines de marins socialistes venus dénoncer leur hiérarchie putschiste, et condamna les tentatives de créer des cellules clandestines9. Un gouvernement civilo-militaire, sixième remaniement de l’Unité populaire, fut constitué en août. Le général Carlos Prats, général en chef des armées chiliennes, démissionna. À sa place fut nommé par Salvador Allende un certain Augusto Pinochet…

À suivre.

Tristan Katz

 

 


 

 

1 Le caractère plurinational du Chili est un grand débat qui clive y compris à gauche, et que les discussions autour de la nouvelle Constitution sont loin d’avoir tranchées.

2 À la différence de bien des partis communistes d’Amérique latine, le Parti communiste chilien était à la fois très implanté dans la classe ouvrière et très stalinien. Il ressemblait beaucoup au Parti communiste français avec ses liens avec le syndicalisme et les intellectuels, le parallèle entre la CUT et la CGT, ou entre Aragon et P. Neruda est transparent.

3 Le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) illustre bien ce rapport au trotskisme. Né de la fusion de petits groupes pour partie issus, ou formés, par des militants de la Quatrième Internationale en 1965, cette organisation d’une centaine de membres évolua très vite vers les thèses d’une stratégie armée. Sous l’impulsion du petit groupe Avant-garde révolutionnaire marxiste (VRM)-Rebelde (du nom de leur presse) de Concepción, les dirigeants M. Enriquez et B. van Shouwen fondèrent cette organisation, où se retrouvèrent des syndicalistes avec C. Blest, des militants trotskistes comme L. Vitale ou H. Valenzuela de plusieurs groupes et collectifs, des dissidents du Parti communiste, du Parti socialiste, du christianisme social. Mais toute une partie du Parti socialiste et du syndicalisme a été influencée par cette tradition dès les années 1930 comme nous le verrons dans les épisodes à venir. En huit ans le MIR regroupa près de 10 000 militants, avec une insertion dans quelques secteurs de la classe ouvrière mais un centre de gravité plutôt situé dans les milieux étudiants et des quartiers pauvres.

4 Les Tupamaros étaient, dans les années 1960 et 1970, une organisation révolutionnaire uruguayenne. Ses militants menaient des actions de guérilla urbaine, distribuant dans les quartiers populaires les produits des camions qu’ils interceptaient. Ils dénonçaient aussi, preuves à l’appui, les détournements d’argent, l’évasion fiscale, la corruption. Ils étaient extrêmement populaires et disposaient d’appuis dans toute la société. Le 6 septembre 1971, 106 militants tupamaros, dont plusieurs dirigeants, réussirent une évasion spectaculaire de la prison de Punta Carretas, en plein centre de la capitale Montevideo, par un tunnel creusé sous la prison et atterrissant dans une maison voisine, ce qui supposait bien entendu des complicités étroites à tous les niveaux, y compris au sein de l’administration de la prison.

5 Le projet Cybersyn. Voir l’excellent article de E. Mozorov : https://the-santiago-boys.com/

6 Initié l’année précédente par des militants de la base du Parti socialiste et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) autour de trois entreprises, Perlak (conserverie alimentaire), Polycron (chimie) et Aluminios El Mono (aluminium), ce cordon industriel regroupa des dizaines d’entreprises, plus de 400 militants dédiés, plusieurs centaines de travailleurs dans des assemblées, et des milliers lors des actions. Lors du coup d’État du 11 septembre 1973, il y avait plus d’une trentaine de Cordones sur l’ensemble du pays dont huit dans la capitale Santiago.

7 Des témoignages divers attestent de cette mobilisation, souvent sous-estimée dans les récits du déclin de l’Unité populaire. Dans les épisodes qui aborderont l’auto-organisation des travailleurs seront mis en évidence la vitalité de leurs discussions et leurs moyens d’actions, et ce y compris à la base des partis socialiste et communiste.

8 Le général Prats sera écarté et assassiné plus tard en Argentine en septembre 1974 par la Direction nationale du renseignement (Dina), la police politique du régime. Cet épisode marquera le début de l’opération Condor, en étroite relation avec la CIA, qui vit l’élimination d’opposants de gauche sur tout le continent latino-américain. Marie-Monique Robin dans Escadrons de la mort, l’école française, Paris, La Découverte, 2004, fait un récit détaillé et éclairant de cette guerre de classe. James Petras, sociologue de gauche américain (États-Unis), étudie l’ensemble de ces opérations contre la gauche en Amérique latine. Entre 1973 et 1983, 300 000 tués en Amérique centrale et 2,5 millions d’exilés, et 70 000 pour le Cône Sud (Argentine, Chili, Uruguay), le Pérou et la Bolivie.

9 Dans un prochain épisode nous aborderons la question de l’armée et la gauche.