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Crépuscule à Casablanca, de Melvina Mestre

Points, 228 pages, 11,90 €

 

Casablanca, 1951. Un industriel français, Henri Delmas, fait appel à Gabrielle Kaplan, détective privée originaire de Salonique (aujourd’hui Thessalonique), pour une opération à priori insignifiante : récupérer une enveloppe chez son épouse dont il dit être en train de se séparer.

C’est le début d’une cavale où les morts abondent, sans qu’on sache bien qui est qui, entre truands, flics-truands, barbouzes en tout genre, tous à la recherche pour des raisons différentes de la fameuse enveloppe qui contiendrait un document compromettant pour le général Juin, le Résident général du Maroc.

L’intrigue policière est le prétexte à nous introduire dans le Maroc colonial au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. À Casablanca, toute une population cosmopolite, Français, Espagnols, Américains vit dans un entre-soi certain. Il y a aussi une communauté juive relativement importante – Gabrielle Kaplan, athée mais d’origine juive, a échappé en émigrant à la déportation des Juifs de Salonique. Comme dans d’autres villes marocaines, les noms de rue sont français, les colons européens sont nombreux, vivant dans un luxe permis par l’exploitation féroce de la population « indigène ». Une population sur laquelle le roman ne s’attarde que peu, tout à décrire le monde des colons qui pullulent à Casablanca : « Tandis que les colons ou les industriels prospéraient et développaient le pays dont l’unité était désormais consolidée, des milliers de petits paysans se retrouvaient journaliers sur leurs propres terres, forcés de quitter le bled pour s’entasser dans des “bidonvilles” à la recherche d’un travail précaire. »

Le Maroc, protectorat français depuis 1912, le restera jusqu’en 1956. Le sultan du Maroc, Sidi Mohamed, le futur roi Mohamed V, soutient le parti indépendantiste Istiqlal (« indépendance » en arabe). Le discours qu’il a prononcé en avril 1947 à Tanger en faveur de l’indépendance a provoqué le limogeage du Résident général Eirik Labonne, jugé trop mou, et son remplacement par le général Juin, personnalité au lourd passé vichyste reconverti en héros de la France libre grâce à l’appui de De Gaulle, pour son savoir-faire à la tête de l’armée d’Afrique dans la bataille de Monte Cassino et sa victoire sur les troupes allemandes à Garigliano. Juin est chargé de mettre le sultan au pas. Il est secondé par le préfet de région de Casablanca, Philippe Boniface, une brute épaisse sans scrupule qui fait la pluie et le beau temps non seulement à Casablanca, mais un peu partout au Maroc.

Il y a beaucoup de flics, de barbouzes français, mais aussi américains, le Maroc étant convoité par les États-Unis – la présence américaine à Casablanca pendant la Deuxième Guerre mondiale n’a-t-elle pas été immortalisée par le film éponyme de Michael Curtiz ? – qui balancent entre le soutien aux velléités indépendantistes du sultan et la nécessité de s’assurer celui de la France dans l’Otan quelques années après le début de la Guerre froide.

Le personnage de Gabrielle Kaplan, les employés de son agence, le commissaire intègre – il en faut bien un dans tout bon polar – sont entourés de figures bien réelles du Maroc des années cinquante. Juin, Boniface, mais aussi Jacques Lemaigre Dubreuil, le PDG des usines Lesieur dont l’usine de Dunkerque, détruite par les bombardements, a été réimplantée à Casablanca en 1940. Ancien chef de cabinet du général Giraud – le favori des Américains et le grand rival de De Gaulle –, il est devenu « libéral » et favorable à l’indépendance du Maroc, qu’il juge inévitable, malgré son passé lié à l’extrême droite et à la Cagoule1. C’est d’ailleurs par son assassinat, en 1955, que commence le roman.

Alors que la France est enlisée en Indochine dans une guerre coloniale féroce, Crépuscule à Casablanca décrit les grenouillages des dernières années de la domination coloniale française au Maroc. L’intrigue proprement dite se passe en 1951. L’année suivante, ce furent, toujours à Casablanca, les émeutes des 7 et 8 décembre 1952, après l’appel de l’Union générale des syndicats marocains, soutenue par l’Istiqlal, à la grève générale en réaction à l’assassinat du syndicaliste tunisien Farhat Hached. La répression fit plusieurs centaines de morts tués sous les balles de la Légion étrangère, répression dirigée en sous-main par le préfet Boniface.

La fin du roman n’est que points de suspension. On attend donc la suite pour voir les aventures de Gabrielle Kaplan nous conter les derniers moments sanglants de la domination coloniale française au Maroc.

Jean-Jacques Franquier

 


 

1 L’Organisation secrète d’action révolutionnaire nationale (Osarn), surnommée « la Cagoule », était une organisation politique et militaire clandestine d’extrême droite active dans les années 1930.