Nos vies valent plus que leurs profits

De la maréchaussée à la BAC : histoire des corps de répression

Les articles de ce dossier :

  1. Avant la mort de Nahel comme après, les meurtres policiers font système
  2. Faut-il réclamer une réforme de la police ?
  3. De la maréchaussée à la BAC : histoire des corps de répression
  4. À lire : La rage et la révolte, d’Alèssi Dell’Umbria

   

Le meurtre du jeune Nahel a soulevé la question du rôle des corps de répression, tels que la police et la gendarmerie. Un rapide retour historique pour montrer que leur rôle est avant tout de garantir le maintien de l’ordre des classes dominantes.

Ces corps n’ont pas toujours assuré le rôle social qu’on leur attribue

Sous l’Ancien régime, les fonctions de police et de justice sont extrêmement liées, ceux qui policent sont aussi amenés à rendre justice. C’est dès les XIIe et XIIIe siècles que naît la « maréchaussée », chargée du contrôle des vagabonds, des déserteurs mais aussi des chemins royaux, le reste étant soumis à l’autorité des seigneurs, villes comme campagnes mais aussi aux communautés elles-mêmes, qui avaient l’habitude de gérer des conflits sans en appeler à une autorité prétendument supérieure.

C’est après la Révolution française que la maréchaussée prendra le nom qu’on lui connaît de gendarmerie nationale et que naîtront les corps de police tels que nous les connaissons, réussissant à centraliser les corps répressifs, là où la monarchie avait échoué. Aux débuts de la Révolution française, des commissaires de police sont élus dans les plus grandes villes, une situation qui ne durera pas : très vite la bourgeoisie comprend qu’il lui faut un corps professionnel chargé de réprimer le prolétariat naissant et ses révoltes.

Une police qui se développe dans la répression du prolétariat

Au Second Empire, au milieu du XIXe siècle, les effectifs de police doublent, passant de 5 000 à 12 0001 : il s’agit de surveiller le prolétariat, dont on dit « classes laborieuses, classes dangereuses ». D’ailleurs, en 1871, le préfet de Police rejoint le camp des Versaillais dès le 18 mars avec 2 000 policiers qui s’opposent donc à la Garde nationale2, à l’origine du soulèvement de la Commune.

L’objectif premier de ces corps de police professionnels est bel est bien de couper court aux actions des exploités qui osent se lever contre la bourgeoisie. Il s’agit très prosaïquement de réprimer des grèves, d’envoyer des taupes espionner les travailleurs comme dans les premières grèves de mineurs à Carmaux dans les années 1890. Les opposants politiques un peu trop dérangeants, anarchistes ou communistes, sont traqués, fichés par la police, comme l’étaient d’ailleurs déjà les anciens communards. Les conditions de travail de l’époque sont intenables et l’exode rural, même s’il est moins important qu’en Angleterre par exemple, amène des milliers d’ouvriers à s’entasser dans les faubourgs des villes. À Paris, c’est notamment dans cet espace qui borde le tour de la ville, appelé « la zone », que des populations pauvres et laborieuses s’installent. C’est sous prétexte de surveiller ces pauvres qui pourraient vite devenir des criminels, mais aussi des rebelles, que la bourgeoisie revendique des corps de répression.

La zone en 1913 à Paris. Source : https://filledepaname.com/2022/05/11/cest-la-zone-quand-paris-etait-ceinture-de-bidonvilles/

Les très connues « brigades du Tigre »3, du surnom du ministre de l’Intérieur de l’époque, Clémenceau, s’illustrent au début du XXe siècle pour leur fonction de police judiciaire, c’est-à-dire d’enquête sur des crimes et délits, mais surtout pour leur fonction de surveillance et d’intimidation des travailleurs en lutte. Pour ne citer qu’un exemple, lors des grèves de Draveil-Villeneuve-Saint-Georges dans les carrières de sable en juin 1908, deux grévistes sont tués et dix blessés. Déjà à l’époque, Clémenceau défendait ses chiens de garde et excusait une « bavure ». Pourtant, en juillet 1908, ce sont les gendarmes à cheval, les « dragons », qui remettent le couvert pour réprimer les grévistes (le bilan sera de quatre morts et 200 blessés).

Au cœur du capitalisme, la police participe de son maintien

Ces événement n’avaient rien d’une bavure ou de particulièrement exceptionnel ; avec l’avènement du capitalisme, la bourgeoisie cherche à asseoir son pouvoir, et cela par tous les moyens. Des corps spécifiques sont donc créés dans le but de prévenir toute fraternisation entre ceux qui assurent « le maintien de l’ordre » (comprendre : le maintien de l’ordre bourgeois) et les prolétaires qui, bien souvent, sont aussi leurs frères et sœurs, leurs cousins et cousines, leurs amis. Il s’agit d’éloigner les membres des corps de répression de leur lieu d’origine, de créer des unités encasernées, et donc coupées du reste de la population. C’est principalement dans cet objectif-là qu’est créé en 1921 le corps de la garde mobile, qui deviendra gendarmerie mobile en 1947. Les gendarmes qui la constituent sont amenés à intervenir sur tout le territoire national pour maintenir l’ordre, cette mobilité garantissant leur efficacité : c’est une manière d’éviter qu’ils ne se lient trop à ceux qu’ils doivent réprimer. Le souvenir de la fraternisation de la Garde nationale avec les Parisiens en 1871 au début de la Commune, ou encore de celle du 17e régiment d’infanterie avec les « gueux » du Languedoc4 est encore vivace.

La forme moderne de la police nationale telle que nous la connaissons aujourd’hui, notamment des Compagnies républicaines de sécurité (CRS), est paradoxalement une forme de persistance du régime de Vichy. Les CRS ont été créées en 1945 suite à la dissolution des Groupes mobiles de réserve vichystes tout en y réintégrant une bonne partie des effectifs de ces derniers qui n’aurait pas été « compromis ». Menacées un temps d’être dissoutes, la répression des grèves de 1947 a permis leur maintien et leur spécialisation. La police moderne est aussi très liée à l’héritage colonial. Rien d’étonnant donc à ce que son caractère raciste persiste puisqu’il lui est constitutif. Ce sont les forces de police qui dans les colonies étaient chargées de classifier qui était autochtone et qui ne l’était pas, et qui pouvait aussi s’adonner à toutes les exactions possibles sans aucun contrôle. La torture était par exemple utilisée par la police coloniale bien avant les guerres d’indépendance5.

Publication de propagande coloniale, 1898

Ainsi, les corps de répression, police et gendarmerie, se sont constitués et modernisés sur des bases fondamentalement racistes et anti-ouvrières avec la naissance du capitalisme et le besoin pour la bourgeoisie de maintenir son ordre. Toutefois, la police telle qu’on la connaît aujourd’hui n’a pas toujours existé et, dans une autre société, libérée de l’exploitation, il n’y a pas de raison qu’elle persiste.

Emma Martin

 

 


 

 

La naissance du système carcéral moderne

C’est au XIXe siècle que la prison devient l’élément principal autour duquel s’articule le système judiciaire. De la même manière que ces corps de répression sont faits pour mater tout vent de révolte, les prisons sont faites pour emprisonner les « pauvres » et les opposants (avant, on parlait de bagne et nombre de Communards furent envoyés en Nouvelle-Calédonie). Elles ne sont pas faites pour emprisonner les truands ou les grands criminels (même si elles en enferment certains), leur fonction essentielle est de faire sentir à chaque « pauvre » qu’il peut être enfermé à tout moment, ou à peu près. Un exemple parmi tant d’autres : le 1er mai 1891, à Fourmies, la troupe tire sur des grévistes revendiquant la journée de huit heures, faisant neuf morts et trente-cinq blessés6. Qui ira en prison ? neuf manifestants et deux grévistes considérés comme leaders.

E.M.

 

 


 

 

La police aux États-Unis

La mise en place de la police pour répondre aux « troubles sociaux » prend une forme sensiblement différente aux États-Unis, ne serait-ce que parce qu’il y a là-bas près de 18 000 corps de police différents : police fédérale, police de chaque État, police des comtés, des municipalités…

Le système de maintien de l’ordre est issu des anciennes « patrouilles d’esclaves », qui remontent au début des années 1700. Leur but était de capturer les esclaves fugitifs et de faire respecter l’esclavage et le racisme.

Si la police américaine a intégré des Noirs et des Latinos dans ses rangs, y compris dans les États du Sud où le racisme est particulièrement présent, c’est seulement pour se dédouaner de l’accusation de racisme – mais la littérature abonde des difficultés rencontrées par les policiers noirs à être intégrés dans les équipes de flics, voire à être seulement écoutés lorsqu’ils sont amenés à interpeller des Blancs7. En réalité, les policiers sont toujours formés pour maintenir un ordre inégalitaire, un ordre dans lequel la couleur de peau influe sur la valeur de la vie.

E.M.

 

 


 

 

Une bande d’hommes armés bien utile et nécessaire à la bourgeoisie

Engels, repris par Lénine, qualifiait l’État de « bande d’hommes armés ». Il s’agit par là de détruire le mythe d’une administration, d’une justice, d’une police, d’une armée (forcément destinée à « nous » défendre), qui agirait dans le souci de « l’intérêt général ». Tous les corps de l’État, dont la police et l’armée sont les instruments principaux par lesquels la bourgeoisie impose sa volonté au prolétariat. Plus que ça, ils sont absolument nécessaires à l’exercice de son pouvoir. Bien entendu, la bourgeoisie n’emploie pas ces forces de répression au quotidien, tout simplement parce que les travailleurs ne se révoltent pas au quotidien. Mais ces forces sont là « au cas où », comme les Gilets jaunes l’ont découvert à leurs dépens, expérimentant dans leur chair que non, le rôle des flics n’était pas essentiellement de protéger les « honnêtes » citoyens contre les hooligans. Et, dans les périodes comme aujourd’hui où, partout dans le monde, les classes populaires se rebellent contre les conséquences de la domination de la bourgeoisie et se heurtent partout à la répression, les mots d’Engels prennent tout leur sens.

E.M.

 

 


 

 

Notes

1 Et encore, nous sommes loin des 224 000 policiers et gendarmes en 2019, source Insee.

2 Le matin du 18 mars 1871, la Garde nationale fraternise avec les Parisiens qui ne veulent pas rendre leurs canons aux Versaillais. La Garde nationale est une création de la Révolution française, dans laquelle tous les citoyens étaient mobilisables, avec élection des officiers. Ce ne fut pas pour autant l’expression du « peuple en armes » : très vite, la différenciation entre garde active et garde sédentaire, de même que l’obligation pour le garde d’active de se procurer lui-même tout son équipage, en ont fait une garde bourgeoise, dédiée au maintien de l’ordre. Elle a connu des situations diverses sous le Premier Empire, puis sous la Restauration, son statut évoluant selon le degré de méfiance du pouvoir envers elle. La révolution de février 1848 lui a redonné des couleurs et elle a vite confirmé que le fait que les officiers soient élus n’était en rien incompatible avec son caractère de milice bourgeoise : elle a participé, aux côtés de l’armée, à l’écrasement du prolétariat en juin 1848… Après la proclamation de la République en septembre 1870, c’est sa participation active à la défense de Paris assiégée par les Prussiens qui la dressa d’abord contre le gouvernement provisoire dont l’inaction face aux Prussiens était chaque jour plus évidente.

3 Leur véritable dénomination était alors « brigades régionales de police mobile ».

4 En 1907, entre ruine des petits viticulteurs et chômage des ouvriers agricoles, la révolte des vignerons du Languedoc marquera durablement les esprits par la fraternisation entre la troupe et les manifestants, suite à une fusillade lancée par la police.

5 https://books.openedition.org/pur/132537?lang=fr

6 Voir la bande dessinée Fourmies-la-Rouge d’Alex W. Inker

7 On pourra lire, par exemple, la trilogie Darktown de Thomas Mullen sur la police à Atlanta.

 

 


 

 

Les articles de ce dossier :

  1. Avant la mort de Nahel comme après, les meurtres policiers font système
  2. Faut-il réclamer une réforme de la police ?
  3. De la maréchaussée à la BAC : histoire des corps de répression
  4. À lire : La rage et la révolte, d’Alèssi Dell’Umbria