Nos vies valent plus que leurs profits

Deux reportages sur Rachid Mekhloufi et « l’équipe du FLN »

Des supporters parisiens qui déploient un tifo « Free Palestine » et une banderole « la guerre sur le terrain mais la paix dans le monde » avant un match de Ligue des champions, et c’est reparti pour un énième épisode polémique sur le mode « il ne faut pas politiser le sport ». À d’autres ! De l’instrumentalisation de toutes sortes de compétitions par toutes sortes de régimes, à l’utilisation des tribunes médiatiques offertes par les événements sportifs par des athlètes ou des supporters pour faire passer leurs messages, cela fait belle lurette que le sport et la politique s’entremêlent. Et parfois de manière subversive !

À l’occasion du décès de l’ancien footballeur Rachid Mekhloufi ce 8 novembre, retour sur deux reportages qui valent le détour, sortis il y a quelque temps sur l’histoire de ce joueur parti pour monter une équipe d’Algérie pendant la guerre d’indépendance :
• Un maillot pour l’Algérie, une BD scénarisée par Bertrand Galic et Kris et dessinée par Javi Rey (Dupuis, Aire libre, 2016) ;
• Un épisode d’une série documentaire de 2012 sur les figures « rebelles » du football, réalisée pour Arte par Gilles Perez et Gilles Rof, avec la participation d’Éric Cantona (série dans laquelle on croise aussi Socrates et la Démocratie corinthienne, le livournais Cristiano Lucarelli ou la footballeuse palestinienne Honey Thaljieh).

 

 

Dès la fin de l’année 1957, en pleine guerre d’Algérie (une guerre qui ne dit alors pas son nom), le FLN (Front de libération nationale, organisation nationaliste qui militait pour un État algérien indépendant et combattait la domination française en Algérie) cherche à faire un coup médiatique en montant une équipe nationale de football et en débauchant pour ce faire quelques-uns des meilleurs joueurs d’origine algérienne du championnat français.

Rachid Mekhloufi fait partie de ceux-là. Vainqueur du Championnat de France en 1957 avec l’AS Saint-Étienne où il est titulaire depuis son arrivée en France en 1954, il est pressenti pour jouer la coupe du monde en Suède avec la sélection française à l’été 1958.

Le 14 avril 1958, il passe la frontière à Genève en compagnie de Mokhtar Arribi (alors entraîneur à Avignon), Abdelhamid Kermali (Olympique lyonnais), tous-deux originaires de Sétif comme Mekhloufi où ils ont été témoins des massacres du 8 mai 1945, et Hamid Bouchouk (Toulouse FC). « Lorsque ses grands frères viennent le voir pour l’entraîner dans cette aventure, il ne réfléchit pas une seconde. […] Sans être politisé, il pense que c’est normal de répondre présent à l’appel du peuple et de l’indépendance », explique le journaliste Michel Nait-Challal.

Ils rejoignent en Tunisie six autres joueurs, qui tous évoluent en première division, dont Abdelaziz Ben Tifour et Mustapha Zitouni (AS Monaco). Deux autres joueurs sont arrêtés lors de leur passage à la frontière suisse ou italienne, et les rejoindront plus tard, tout comme une vingtaine d’autres jeunes footballeurs qui viennent grossir cette « équipe du FLN » dans les mois et les années suivantes.

Accueillis dans la Tunisie nouvellement indépendante de Bourguiba, cette équipe de propagande suscite l’effet escompté, au moins dans un premier temps : la « disparition » de ces joueurs et l’annonce de la création de cette équipe de « fellaghas du ballon rond » fait les gros titres de la presse sportive et nationale au printemps 1958. Pour la suite, l’équipe n’étant pas reconnue par la Fifa, et les autorités footballistiques promettant des sanctions contre les clubs et les sélections qui organiseraient des rencontres (d’ailleurs des fédérations comme l’Égypte ou la Syrie ne prendront pas le risque d’affronter cette équipe non-officielle), elle multiplie les matches contre des nations récemment décolonisées ou contre des équipes du bloc de l’Est : Maroc, Tunisie, Irak, Vietnam, Yougoslavie… Si elle joue au foot, et même bien, l’équipe se déplace pour faire connaître la guerre d’indépendance en cours, récolter de l’argent, et faire un peu de diplomatie. Mekhloufi se souvient de leur rencontre avec Hô Chi Minh et le général Giap : « Nous avons battu les Français il y a cinq ans déjà… et comme vous venez de nous battre, la logique est implacable, vous serez vainqueurs des Français. »

Tout cela dure, avec des hauts et des bas, jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962 et la reconnaissance d’une sélection officielle.

Si la plupart des joueurs de l’équipe du FLN ont ensuite cherché à œuvrer au développement du football en Algérie (Mekhloufi lui-même deviendra sélectionneur des Fennecs), certains de ces jeunes et talentueux joueurs se posent la question de rejoindre leurs clubs en France. Ainsi Amar Rouaï retourne-t-il pour une saison au SCO Angers, tout comme Rachid Mekhloufi, toujours sous contrat avec l’ASSE après ces quatre ans de « désertion ». Dans plusieurs entretiens, il témoigne de son appréhension au moment de remettre les pieds sur le terrain en décembre 1962, dans un stade Geoffroy Guichard plein à craquer mais « dans un silence de mort », et alors que le club reçoit quotidiennement des menaces (l’OAS, organisation clandestine d’extrême droite défenseuse de l’Algérie française continuait alors ses actions terroristes en France)… jusqu’à ce qu’une action technique décisive déclenche une ovation parmi les supporters, comme pour signifier sa ré-adoption par le public.

Sabine Beltrand