Pendant que les voltefaces de Trump sur les droits de douane occupaient les esprits, son administration poursuivait, sur le plan intérieur, ses attaques contre les classes populaires, les scientifiques, les artistes et tous ceux qui pourraient non seulement entraver, mais simplement désavouer cette politique.
Expel, baby, lay off ?
« Expulse, chéri, licencie » : le credo de Trump. Un des récents décrets : une amende d’environ un millier d’euros par jour passé sur le territoire américain pour les migrants à qui il a été demandé de le quitter. Avec effet rétroactif, a annoncé le ministère de la Justice, jusqu’à cinq ans, soit une amende de près de deux millions de dollars, chiffre avancé sans état d’âme par le ministère.
Mais quel migrant possèderait-il deux millions de dollars ? Le ministère anticipe la question et y répond : nous pourrons saisir leurs biens. Ainsi, le travailleur qui aura bossé pendant des années et acquis quelques biens – des meubles, une voiture – se les verrait confisqués et serait jeté hors des frontières sans rien d’autre… qu’une dette colossale qui l’empêcherait à tout jamais de revenir, même « légalement », même en simple touriste.
La boule au ventre, ou Hands off ? (Bas les pattes)
Vos étudiants dénoncent les crimes commis à Gaza par l’armée israélienne ? Plus de subventions fédérale pour votre université ! Des études d’histoire sociale ? Crédits coupés pour les labos. Des études sur les mouches drosophiles ? Certainement encore des questions de genre ! « Crise climatique », « énergie propre », « science du climat » sont des mots clés qui permettent aux sbires d’Elon Musk de couper les financements et de licencier, ou inciter au départ, fonctionnaires et chercheurs : 1 300 à l’Agence pour le climat et l’atmosphère, 1 000 à celle qui s’occupe de la gestion des situations d’urgence, réduction de 65 % des 15 000 personnes travaillant pour l’Agence de protection de l’environnement, soit près de 10 000 licenciements prévus. Ceux qui n’ont pas été licenciés vont travailler, à l’instar des fonctionnaires fédéraux, avec la boule au ventre.
Le Monde a commencé une série d’articles d’écrivains américains qui parlent de la peur qui les habite, de leur dégoût. On en est là, aujourd’hui, en attendant – en espérant ! – que la peur soit remplacée par la rage et qu’au lieu de courber l’échine, ils soient de plus en plus nombreux à se dire : Stand up !
Certes, les droits individuels sont encore en vigueur dans le pays. Il est possible de manifester, les États-Unis de Trump ne sont pas une dictature. Les « libertés » semblent préservées… À condition toutefois de ne pas être un travailleur immigré, en situation irrégulière ou non, ou encore un étudiant étranger osant exprimer un avis sur ce qui se passe à Gaza. Et, comme toujours, à condition de ne pas être un Noir pauvre.
Qui après les migrants, les fonctionnaires, les chercheurs, les étudiants ?
L’administration de Trump s’en prend toujours en priorité aux migrants et aux fonctionnaires, qu’elle a licenciés, et continue de le faire, par centaines de milliers. Dès 2023, Russell Vought, un des auteurs du Projet 2025 que Trump met en œuvre méthodiquement, expliquait : « Nous voulons que les bureaucrates soient traumatiquement affectés. Quand ils se réveillent le matin, nous voulons qu’ils n’aient plus envie d’aller à leur travail. »
Les migrants, les fonctionnaires, les chercheurs, les étudiants : il est clair que Trump n’en restera pas là. Son administration s’en prend de plus en plus ouvertement à l’ensemble des classes populaires, ne serait-ce qu’en coupant les budgets du ministère de la Santé et en se donnant pour objectif de s’attaquer au système d’assurance maladie mis en place par Obama, au système de retraite.
Trump a signé un décret le 27 mars visant à interdire toute négociation collective dans la fonction publique. C’est, quand la grève n’est pas carrément interdite comme dans les hôpitaux publics new-yorkais, la seule période où la grève est légale. C’est donc une importante restriction des droits des travailleurs à laquelle la fédération des syndicats de fonctionnaires a répondu par… un discours de protestation et une attaque devant les tribunaux. Des centaines de milliers de fonctionnaires ont été brutalement licenciés et la seule réponse serait « juridique » ? Elle est justement venue, la réponse juridique ! La Cour suprême a invalidé le 8 avril la décision d’un juge fédéral de suspendre le licenciement de 16 000 fonctionnaires en période d’essai. En attendant que l’affaire repasse devant une cour d’appel, les fonctionnaires en question restent donc licenciés.
Ceux qui se taisent, ceux qui obéissent
Face à cette avalanche, quelles réactions ? « Sidération », nous dit-on. Mais ce qui est « sidérant », c’est l’apathie des dirigeants syndicaux, non seulement de fonctionnaires, mais de tous les secteurs. Pire, on a vu Shawn Fain, le dirigeant « radical » du syndicat de l’automobile, prendre position pour les droits de douane, ce qui, dans le contexte actuel d’attaques tous azimuts contre des travailleurs, revient à un ralliement pur et simple à toute la politique de Trump.
En attendant, on est « sidéré » aussi de voir les directions des universités se précipiter pour se soumettre aux exigences de Trump et ses hommes de main, de voir les responsables des administrations, de la police, de l’armée, appliquer sans états d’âme les décisions de Trump de limogeage de gradés de haut rang (dont toutes les femmes à des postes de commandement militaire), des responsables informatiques de l’administration fiscale dans le but de créer un énorme fichier centralisé liberticide. Non pas que nous défendions particulièrement la vice-amirale Shoshana Chatfield, représentante des États-Unis à l’ONU, ou Susannah Meyers, l’ex-responsable de la base militaire du Groënland qui a osé dire que les propos de J.D. Vance, le vice-président, ne correspondaient pas à l’esprit qui prévalait dans la base… Mais on reste coi devant l’absence de protestation de leur hiérarchie. Tous ces hauts-fonctionnaires ne peuvent-ils qu’obéir ? La seule « solution » serait-elle de se taire ? Le seul « courage » consisterait-il à juste protester dans les journaux et porter plainte devant des juges ?
La bourse a fait reculer Trump, les travailleurs peuvent le faire paniquer… et les boursicoteurs avec !
La seule réponse qui serait susceptible de faire reculer Trump et ses sbires, ce serait que tous les travailleurs se croisent les bras et paralysent complètement l’économie ; que l’ensemble des fonctionnaires empêchent ce gouvernement d’aspirants fascistes d’exécuter la moindre de ses décisions faute de personnel pour le faire. La peur d’être licenciés ? Mais aucun gouvernement ne peut licencier tous les travailleurs en même temps ! Et à quoi sert de défendre des principes et des idées si la seule menace d’être licencié suffit à vous faire taire ? Refuser d’appliquer les décisions de Trump, ce serait sortir de la légalité ? Parce que Trump se soucie que ses décisions soient légales ? Son administration a bien ri lorsqu’un juge fédéral avait ordonné le retour de familles expulsées pour être emprisonnées au Salvador, provoquant cette exclamation amusée du dictateur salvadorien : « Oups ! Trop tard ! » Car les familles en question, accusées sans preuve d’être membres de gangs de narcotrafiquants sont désormais dans les geôles du Salvador.
Les capacités de mobilisation sont toujours là
Le trumpisme, un fascisme rampant ? On n’en est pas encore là. Les mobilisations autour de Black Lives Matter, celles provoquées par l’assassinat de George Floyd par un flic raciste de Minneapolis, les grèves de l’automobile, de Boeing, chez Starbucks, Amazon… ont montré que, non seulement la colère est là, mais qu’elle peut exploser à tout moment. Et les capacités de mobilisation sont intactes : fort heureusement, bien des jeunes et des moins jeunes n’ont pas attendu les dirigeants démocrates pour manifester samedi 5 avril dans tout le pays. Le pire serait que les décrets s’amoncellent au fil des jours tandis que la bande d’extrême droite au pouvoir aux États-Unis s’enhardirait de voir que les organisations supposées défendre les travailleurs se contentent de protestations verbales. Pour le monde du travail, mais aussi pour les intellectuels, les universitaires, les chercheurs, il faudrait sortir des cadres illusoires de la légalité, dont Trump montre justement qu’il peut les piétiner ! Laisser faire sans réactions sérieuses serait en tout cas prendre le risque d’aller vers un régime autoritaire, peut-être même de plus en plus dictatorial, où l’on s’habitue à se taire, à accepter le couperet qui tombe sur celui d’à-côté, aujourd’hui le travailleur immigré, le fonctionnaire, demain n’importe qui ose protester.
Pour l’heure, il semble bien que ce soit la Bourse et les grands patrons qui ont fait tourner casaque à Trump sur les droits de douane. Et certainement pas les responsables démocrates, pas plus les responsables syndicaux, qui en sont toujours à compter sur des juges fédéraux promptement désavoués par une Cour suprême pour l’essentiel acquise aux objectifs de Trump. Trump a donc cédé aux patrons. Reste aux travailleurs à le faire paniquer, et les patrons avec. Pour l’heure, ce sont diverses associations, souvent soutenues par des syndicats locaux, qui ont organisé les manifestations du samedi 5 avril. Leur succès montre que tout n’est pas perdu. Loin de là. À suivre…
Jean-Jacques Franquier